Les Présidents de la République sur le Tour de France

par Axel_Borg
mercredi 24 octobre 2018

De tous temps, les hommes politiques ont voulu se rapprocher du peuple par une communication adéquate. Quoi de mieux qu’une visite sur une épreuve aussi populaire que le Tour de France ?

Huit présidents de la République entre 1958 et 2018 (sans compter les deux intérims d’Alain Poher, Président du Sénat, en 1969 à la démission du général de Gaulle après le non au référendum sur la réforme du Sénat puis en 1974 après le décès de Georges Pompidou, victime de la maladie de Waldenström), douze visites sur le Tour de France, l’exception étant Georges Pompidou qui ne vint jamais sur la Grande Boucle, préférant en 1972 les 24 Heures du Mans, tandis que Nicolas Sarkozy grand fan de cyclisme est venu trois fois durant son quinquennat, contre quatre pour son successeur à l’Elysée, François Hollande, pour qui la visite estivale est devenu un véritable rituel. 

Mais Sarkozy et Hollande, en parfaite cohérence avec leurs quinquennats respectifs, ont banalisé la parole et la présence présidentielle en multipliant les apparitions sur la Grande Boucle au mois de juillet …

Certes, le temps de l’Internet marqué par l’instantanéité des messages Facebook et de son rival Twitter n’a plus grand-chose à voir avec la chaîne unique de l’O.R.T.F. Une visite sur la grand-messe de thermidor, qui a également subi les affres du gigantisme, n’a plus le même sens en 1960 qu’en 2018. Les règles du jeu médiatique ont changé depuis le général de Gaulle.

Mais ce dernier avait mis en scène l’arrêt du peloton à Colombey-les-Deux-Eglises. En 1975, Valéry Giscard d’Estaing, lui, s’était associé en exigeant le retrait du sponsor du maillot jaune (on voyait tout de même facilement le nom PEUGEOT en filigrane sous la tunique de Bernard Thévenet …), s’affichant sur la grandiose avenue des Champs-Elysées avec le vainqueur Thévenet et son dauphin Eddy Merckx, ceint du maillot irisé de champion du monde 1974. Artère phare du Monopoly parisien chantée par Joe Dassin, les Champs-Elysées représentaient rien de moins que la Libération de Paris par le maréchal Leclerc et sa 2e division blindée en août 1944. Paris brisée ! Paris outragée ! Paris martyrisée ! Mais Paris libérée, avait clamé De Gaulle à cette occasion. Autre Président sachant prendre de la hauteur, le sphinx Mitterrand à l’habileté politique digne des Médicis dans la Florence de la Renaissance, saura se mettre en scène en 1985, quelques jours avant le scandale du Rainbow Warrior. Dans le Vercors, clin d’œil à la Résistance, le premier Président socialiste de la Ve République se mêle à la foule des vacanciers après avoir laissé son chef de cabinet Jean Glavany régler toute la logistique avec Félix Lévitan. Enfin, même si sa visite se déroula en pleine scandale de dopage des Festina en 1998, Jacques Chirac avait soigneusement choisi son fief politique de Corrèze, là où tout avait commencé pour le bulldozer en 1967, à l’époque où son mentor politique, le Chef de l’Etat Georges Pompidou en personne, lui avait lancé son célèbre « Arrêtez-d’emmerder les Français ! » après avoir reçu une pile de décrets à signer sur le bureau de l’Elysée …

Comme le disait Abraham Lincoln, on peut tromper une partie du peuple tout le temps et tromper tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. De cette tautologie dérive le besoin de communication permanente des hommes politiques de la Ve République Française.

On remarquera que les derniers déplacements présidentiels (depuis Jacques Chirac en 1998) se sont déroulés, de façon systématique, pour des étapes médiatisées, soit le week-end, soit en montagne, soit en cumulant les deux. Difficile de ne pas y voir l’influence des sherpas élyséens, afin que le baromètre politique soit favorable au chef de l’Etat au sondage suivant sa visite sur la Grande Boucle. De plus, chaque visite a une symbolique politique, électorale ou historique, permettant aux Présidents modernes de faire d’une pierre deux coups, en exploitant leur déplacement en province …

Pour le chef de l’Etat, l’été est synonyme de défilé du 14 juillet, avec la garden-party et l’interview qui suivent traditionnellement en ce jour de fête nationale, quelques semaines avant que le Président n’aille passer quelques jours dans sa résidence officielle d’été, le Fort de Brégançon, situé dans le Var à Bormes-les-Mimosas (exception de Nicolas Sarkozy, qui passait ses vacances également dans le département du Var, dans la propriété de son épouse Carla située au Cap Nègre).

Etre populaire ? Les hommes politiques sont drogués aux sondages et aux baromètres de confiance. Même s’ils croient dur comme fer à l’effet underdog qui peut porter un outsider à la victoire (tel Jacques Chirac en 1995), tous rêvent d’un état de grâce permanent et à la souveraineté de l’effet bandwagon, celui qui offre la victoire au favori des chiffres. Mais un sondage n’est jamais qu’une photo de l’opinion à un instant T. Miraculé en 1995, Chirac le phénix renaît encore de ses cendres en 2002, galvanisé par la musique du compositeur grec Vangelis, celle utilisée pour le film les Chariots de Feu, Oscar du meilleur film en 1981 montrant le destin de jeunes britanniques d’Eton, Harold Abrahams et Eric Liddell, aux Jeux Olympiques d’été de Paris en 1924 …

Deux crocodiles dans un marigot, c’est un de trop. Après avoir écarté Balladur en 1995, Chirac survit au premier tour cataclysmique de l’élection de 2002, le fameux 21 avril qualifiant Jean-Marie Le Pen pour le second tour au détriment de Lionel Jospin, candidat socialiste.

Le cas de Valéry Giscard d’Estaing est quant à lui particulièrement intéressant. Né Giscard en 1926 à Coblence, le jeune homme fait des études brillantissimes, terminant major à Polytechnique puis à l’E.N.A. … En 1922, comme Patrick Poivre devenu Patrick Poivre d’Arvor alias PPDA, la famille Giscard était devenue Giscard d’Estaing. Elu en 1974 face à un Jacques Chaban-Delmas qui n’avait pas su respecter la période de deuil suite au décès de Georges Pompidou, VGE tente de se démocratiser face aux Français. Bien que très jeune, il n’a pas le magnétisme d’un John Kennedy quelques années plus tôt.

Viennent alors ces initiatives telles qu’un Giscard jouant de l’accordéon, ou encore dînant chez des Français du peuple à la télévision. Mais que pouvaient avoir à se raconter le Français moyen à un homme aussi puissant, un homme qui allait se voir offrir par Paul Bocuse la célèbre soupe V.G.E en 1975, cette fameuse soupe aux truffes noires et au foie gras.

Mais l’affaire des diamants de Bokassa, le décès de Robert Boulin en 1979 et surtout l’inexorable montée du chômage sous l’effet de deux chocs pétroliers (octobre 1973 et 1979), viendront torpiller ses chances de réélection en 1981, face à une gauche unie par François Mitterrand.

La tradition veut que le chef de l’Etat, tel l’empereur jadis à Rome pour les combats de gladiateurs, honore de sa présence la finale de la Coupe de France de football. Si l’arbitre est sur le terrain et non plus le pouce baissé ou levé des héritiers de Jules César, le principe reste le même, offrir au peuple son opium par le sport, du spectacle. Panem e circenses. Que le lieu ait pour nom Colisée, Cirque Maxime, stade Yves-du-Manoir, Parc des Princes ou Stade de France, à Rome la Ville Eternelle ou à Paris la Ville Lumière ...

Du pain et des jeux. Ce fut à une voyelle près (Du pin et des jeux), le titre de la première chronique d’Antoine Blondin sur le Tour de France, écrite en 1954 à Bayonne.
Winston Churchill a dit un jour, entre autres citations mémorables : La différence entre un homme d’Etat et un homme politique est que le premier pense à la prochaine génération, tandis que le second pense aux prochaines élections.

Plus les années passent, moins les Français ont le sentiment de disposer d’hommes d’Etat à Matignon et à l’Elysée, couple à la fois bicéphal, siamois et bancal … L’évolution des visites des têtes de l’exécutif sur le Tour de France le montre bien.

Pompidou s’était abstenu, De Gaulle, Giscard, Mitterrand et Chirac avaient limité à une leurs visites, tandis que l’inflation galopante a commencé avec Nicolas Sarkozy puis s’est poursuivie avec son successeur François Hollande, pour qui le passage sur la Grande Boucle est devenu un rituel.

Mais ce qui est rare est précieux, et une visite annuelle a un impact inversement proportionnel a l’effet attendu. Là où les Français attendent sincérité, ils retrouvent désormais sur la Grande Boucle la politique traditionnelle, faite de communication réglée comme du papier à musique, cette fameuse gueule de bois dictée depuis les cabinets parisiens par les sherpas à qui l’on demande de diluer dans des discours creux les fameux éléments de langage …

Le Tour, paradoxalement, a été servi par les affaires anti-dopage. Malgré la tempête Festina, malgré le scandale Armstrong, cet OVNI débarqué en juillet 1999 au Puy-du-Fou, malgré le flagrant délit Rumsas, malgré le mensonge Rasmussen, malgré tout, l’épreuve cycliste continue d’attirer les foules.

A croire que les Français, dans les campagnes électorales comme sur les étapes de la grand-messe de thermidor, aiment qu’on leur mente effrontément par toutes les techniques éprouvées : écran de fumée pour faire diversion, poudre aux yeux ... L’omerta qui régit le peloton cycliste ne sera pas simple à briser, ceux qui s’y sont essayés ont vite été renvoyés dans leurs foyers (Christophe Bassons, Filippe Simeoni). Le cyclisme 2.0, propre et transparent, n’est pas encore pour demain, quand on voit qu’après avoir fendu la foule tels Moïse séparant en deux la mer Rouge, les grimpeurs les plus rapides doivent freiner dans les lacets des cols alpestres ou pyrénéens ! Les virtuoses sont les pharmaciens plus que les cyclistes.

Formidable succès populaire et gratuit sur les routes de France et de Navarre, l’épreuve centenaire mobilise cette France d’en bas dont parlait Jean-Pierre Raffarin à son arrivée rue de Varenne en 2002. Le Tour de France, c’est aussi les vacances caravane, transat et Cochonou, ce fameux saucisson qui avait effrayé Gino Bartali en 1950 dans les Pyrénées, puisqu’un spectateur du col d’Aspin avait tenu dans sa main gauche un couteau, et dans la droite un saucisson !

Ayant résisté à l’épée de Damoclès du dopage depuis 1998, le Tour a su chasser les vieux fantômes tels que Tom Simpson, décédé en 1967 sur les pentes rocailleuses du Mont Ventoux … Certes, le cyclisme restera toujours un sport populaire, loin de disciplines élitistes comme le tennis, l’équitation et plus encore le golf, la voile ou le polo. Mais comme le tournoi de Roland-Garros, il est désormais un lieu où les VIP se pressent pour être vus du grand public.

Mais le grand défi des hommes politiques français est désormais de savoir toucher ces classes moyennes et populaires qui sont frappées d’une défiance sans précédent envers les élites. Aux antipodes de l’authenticité et de propositions à la fois crédibles et concrètes attendues par les Français, les hommes politiques font de la démagogie une véritable logorrhée, eux qui apprennent par cœur sur des fiches bristol les prix de la baguette du pain, du litre d’essence, du ticket de métro ou de la brique de lait avant d’entrer sur les plateaux de télévision … Perchés en haut de leur tour d’ivoire, les hommes politiquent courent désespérément après les occasions médiatiques pour parler aux Français. Mais pour leur dire quoi ?

Ils sont inaudibles puisque gauche et droite ne savent pas travailler ensemble au service de l’intérêt général … Pour la droite, la gauche est décadente, laxiste et irresponsable : assistanat, dépense publique, immigration non contrôlée. Dans l’univers idéologique de la gauche, la droite n’est pas un autre camp, mais un lieu de déchéance morale, reconnaissable à son odeur : y circulent des idées nauséabondes sur l’ordre, l’autorité, l’immigration ou le libéralisme économique.

Devenu the place to be après avoir été trop longtemps une terra incognita pour les Présidents de la République, le Tour est donc un passage obligé du monde politique, comme si serrer la main du maillot jaune était aussi vecteur de bons sondages que tâter le cul des vaches au Salon de l’Agriculture.

Des podiums éphémères du Tour de France aux hangars de la Porte de Versailles, l’idée reste la même : occuper l’espace médiatique sans avoir besoin de secouer le cocotier du débat politique de fond. Surtout, ne pas ouvrir la boîte de Pandore …


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