Sibérie : la mine perdue de Batagol et le pays secret des Soyots

par Bernard Grua
samedi 21 juillet 2018

A la différence de leurs confrères étrangers, les découvreurs français ont peu participé à l’exploration et à la mise en valeur de la Sibérie. Pourtant, il en existe un, aujourd’hui méconnu, qui mériterait, tant en France qu’en Russie, d’être étudié. Au milieu du dix-neuvième siècle, l’aventure romanesque mais bien réelle, de Jean-Pierre Alibert a laissé, localement, d’importants souvenirs qui ne demandent qu’à être partagés.

Caravane de traîneaux transportant les provisions, près du poste Khanginsky, aux frontières de la Chine, 18 mars 1849. – Album : Souvenirs de Sibérie, 1840-1862 Jean-Pierre Alibert – Gouache signée Carl. Wolff © Musée des arts et métiers-Cnam, Paris / photo M. Favareille (Note : à cette époque, la Mongolie faisait partie de l’empire chinois)

 

Batagol, une mine perdue au fond des monts Saïan orientaux

Intérieur de la mine de graphite de Batagol (monts Saïan, Sibérie), découverte en 1847 et exploitée par Jean-Pierre Alibert. Planche tirée de La mine de graphite de Sibérie découverte en 1847 par M. J.-P. Alibert, Paris, Poitevin, 1865. CC Hadrianus13
 
 
En Sibérie, près de la frontière mongole, sur le plateau de l’Oka (Okinksy Rayon), au cœur de la solitude des monts Saïans orientaux, le temps ne s’est pas arrêté. Mais, au cours de nos pérégrinations, dans le pays secret des Soyots je n’ai pas croisé un seul habitant, connaissant ma nationalité, sans qu’il ne mentionne la mine de Batagol fondée par le Français, Jean-Pierre Alibert, en 1847. On n’oubliait pas non plus de me rappeler qu’un des descendants de ce découvreur a cherché la mine, sans succès.
 
Sans même connaitre cet épisode historique, voilà plus de deux ans que je souhaitais aller dans l'Okinsky Rayon, le "petit Tibet russe". On le disait ignoré des touristes et des Occidentaux. Aucun de mes amis et contacts russes, y compris ceux d'Irkoutsk, n'y avait jamais posé les pieds. 
 
Sans réseau, en Russie, le voyageur étranger n'est rien. A l'inverse, un bon tissu relationnel y ouvre des horizons insoupçonnés. A force d'écrire et d'en parler, j'ai été recommandé à Andreiy Bezlepkin, un photographe de Tver, qui, en juillet 2008, pour la deuxième fois consécutive, retournait dans ce lieu étonnant. J'ai donc eu la chance de rejoindre son équipe russe mais j'étais loin d'imaginer ce que j'allais y apprendre.
 
Sous la conduite de Badma Dondokov, de son fils Sergey et de son neveu Bator, nous nous sommes mis en chemin. Perdus, il nous a fallu bivouaquer de façon imprévue entre des cimes noyées dans la pluie et le brouillard, mais le lendemain, la montagne de graphite nous accueillait. Elle ne s’est pas livrée sans résistance, nous gratifiant d’une pluie et d’un orage d’anthologie, situation inconfortable lorsque l’on chemine sur les crêtes.
 

Batagol, une montagne oubliée

La mine de Batagol, dont l'entrée des galeries est à plus de 2 000 mètres d'altitude, a été en exploitation jusqu'en 1950. Depuis lors, elle est totalement abandonnée. Isolée, elle n’est visitée que très sporadiquement, au cours de chasses pratiquées par les éleveurs de la région. Les vallées et les montagnes qui l’entourent sont désertes.
Vue des constructions autour de la mine de graphite. Album : Souvenirs de Sibérie, 1840-1862 – Jean-Pierre Alibert, Gouache signée Carl. Wolff © Musée des arts et métiers-Cnam, Paris / photo M. Favareille
 
Cette vue, ci-dessus, comme la photo, ci-dessous, ont été prises depuis le lieu où se trouvait l'observatoire d'Alibert. Les récits indiquent une chapelle, peut-être située sous la croix, qui a disparu. Les bâtiments sur le haut de la montagne de Batagol n'existent plus. On distingue encore le tracé de l'hippodrome (entre les bâtiments et la croix). Le puits de mine d'Alibert est noyé. L'eau affleure à son ouverture. Il est probable, qu'à quelques mètres de profondeur, elle reste gelée en permanence. On voit encore les importantes maçonneries représentées à gauche de l'image.
 
Batagol vue d’ensemble, en 2008, depuis l’emplacement de l’observatoire d’Alibert. On distingue le puits noyé, avec à sa gauche des éléments de maçonnerie. Les deux personnages, au milieu, donnent la dimension de l’hippodrome. En diagonale, à droite, on devine le chemin qui descend vers l’ancien village de Batagol
 
Plus tardivement, probablement, des galeries d'extraction ont été creusées sur le flanc droit de la montagne. Elles sont horizontales. Une des galeries n'est plus accessible.
Première galerie horizontale sur le flanc droit de la montagne dans un état dégradé.
 
Il est possible d'entrer dans la deuxième galerie, probablement la dernière exploitée, qui est moins proche du sommet et mieux conservée par le permafrost.
Accès à la deuxième galerie. Progressivement l’eau de ruissellement se transforme en stalactites et en stalagmites avant de cesser totalement de s’écouler.
En s’enfonçant dans la galerie, le ruissellement stoppe. La condensation cristallise sur le permafrost tout en devenant plus fine vers le fond de la mine.
 
 
Le village de Batagol, situé en contrebas de la mine, le long d’une rivière, abritait une ferme, les familles des mineurs et même une école. Il a été totalement abandonné lorsque la mine cessa son exploitation.
Ferme de la mine et dépendances construites sur les terrains déboisés de la vallée de Batagol – Album : Souvenirs de Sibérie, 1840-1862 – Jean-Pierre Alibert – Gouache signée Carl. Wolff © Musée des arts et métiers-Cnam, Paris / photo M. Favareille
Le village de Batagol en 2008
 
Aucune route ne reliait Batagol au reste du pays. Le mode de transport le plus utilisé était l’usage des rivières gelées en hiver. Leurs gorges étaient impraticables l’été. Dans les dernières années d’exploitation le graphite, utilisé par l'industrie nucléaire, était transporté par hélicoptère. C'est également en hélicoptère, qu'en 1990, Marc de Gouvenain avait pu accéder à Orlik (chef lieu de l'Okinsky Rayon, un peu plus à l'Ouest de Sorok) comme il le raconte dans "Un printemps en Sibérie"
 
Après la chute de l'URSS une route non asphaltée fut construite entre le plateau de l'Oka et la vallée de la Tunka, par laquelle il est possible de rallier Sorok depuis Irkoutsk. Aujourd'hui, les très rares personnes qui se rendent à Batagol y vont à cheval, généralement à partir de Sorok.
Passage difficile des traineaux sur la rivière Irkout, 20 mars 1849. Album : Souvenirs de Sibérie, 1840-1862 Jean-Pierre Alibert. Gouache signée Carl. Wolff © Musée des arts et métiers-Cnam, Paris / photo M. Favareille
 
A gauche, la rivière Irkout en aval de Sorok, été 2008 – A droite, affluent de la rivière Toustouk entre l’estive de Boldoke et Sorok, été 2008
 
Au cours du mois de juin 2013, John Saul, un géologue, m'a écrit afin de connaitre la position GPS exacte de la mine. Selon lui, la montagne de graphite pourrait être les restes d'un gigantesque météorite. Voilà qui ajoute au caractère fabuleux de l'endroit !
 
En juillet 2017, notre coéquipière russe, Maria Soloveva est retournée à Batagol avec Marina Loshakova, et avec le soutien des proches de Badma Dondokov. Il s'agit, à ma connaissance, des seuls visiteurs « occidentaux » qui aient visité, depuis lors, ce site remarquable dans son poignant isolement.
 
La même année, Nick Fielding sur les traces de l'extraordinaire voyageur Thomas Witlam Atkinson (1799–1861) a fait un passage sur le plateau de l'Oka mais n'est pas allé jusqu'à Batagol. Le lecteur intéressé pourra se référer à son article riche d'informations « The Atkinsons and the remarkable Monsieur Alibert and his graphite mine ». On y lit, notamment, une phrase de Lucy Atkinson. Elle est une sorte de clin d'oeil par dessus le siècle et demi qui sépare deux émerveillements communs. "From this mountain, which is dome-shaped, I saw what to me was a wonderful sight, and the effect of which was beautiful, viz. a rainbow beneath, not above us ; I never saw such a thing before, nor have I seen it since."
Konstantin Smagin et un arc en ciel vu du dôme de Batagol, juillet 2008
 
On doit à Nick Fielding d'avoir exhumé des peintures de l'Oka et de Batagol présentées dans l'album d'Alibert : « Souvenir de mes voyages en Sibérie ». Il en a repris quelques-unes dans « Rare pictures of the Eastern Sayan Mountains in the 1840s ». Les illustrations anciennes de cet article en sont extraites.

Les Soyots, une petite nation qui disparaît

Sacrifice aux esprits de la mine de Batagol et
à l’esprit de Jean-Pierre Alibert, 23 juillet 2008.

 Les Soyots, à l'origine des éleveurs de rennes, peut-être des Samoyèdes venus, il y a environ quatre siècles, des rives du lac Hövsgöl (en Mongolie, voir carte ci-dessous) ont subi des regroupement forcés, à l'époque de Khrouchtchev, comme bien d'autres petites nations tels les Nanaïs du fleuve Amour ou les Yaghnobis (descendant des Sogdiens) de la vallée de Varzob dans le Tadjikistan. 
 
Là aussi, les conséquences ont été désastreuses. Ne nomadisant plus, ils ont perdu leur caractère distinct, d'éleveurs de rennes, et sont maintenant quasiment assimilés aux Bouriates. Leur langue n'est plus pratiquée. Leurs traditions disparaissent. 
 
Ne restent que leurs croyances et leurs pratiques chamanistes, qui les distinguent de leur voisins pratiquant parfois l'orthodoxie et, plus souvent, un bouddhisme tinté de syncrétisme.
Sorok, principal village permanent des Soyots, plateau de l’Oka. Monts Saian orientaux. Eté 2008
 
Famille Soyot et équipe russe (avec un Français). Estive de Boldokte, été 2008
 
Soyots, plateau de l’Oka, monts Saïan orientaux, été 2008
 
Montrant ces photos et d'autres à des Iakoutes, vivant plusieurs milliers de kilomètres au Nord-Est des Saïan, j'ai observé le profond intérêt qu'ils manifestaient avant qu'ils ne concluent par : "Mais ils sont comme nous !".
Soyots, plateau de l’Oka, monts Saïan orientaux, été 2008
 
Il y a quelques années, à Ourda Oure, une tentative de réintroduction de l'élevage de rennes ne s'est pas avérée concluante, le savoir-faire n'ayant plus été transmis et la sédentarisation s'avérant incompatible avec le mode de vie de cet animal.
Rennes à Ourda Oure, été 2008 – Photo Ekaterina Smirnova
 
Le cheptel est donc constitué de vaches, de moutons, de chevaux et de quelques yaks. Pour ce dernier animal, il s'agit d'une rareté. On y trouve, là, son terrain le plus septentrional d'autant que, dans le Pamir, le Karakoram ou l'Himayala, il ne peut vivre qu'aux alentours de 4 000 mètres d'altitude. Le yak est capable de chercher sa nourriture sous la neige. Sa fourrure est exploitée. Sa laine est filée par les Soyots et peut être utilisée pour l'habillement ainsi que pour tresser des cordages, lanières, harnais etc. Le yak est, néanmoins, en régression sur le plateau de l'Oka.
 
Yaks, vallée de l’Oulzita, juillet 2008
 

Jean-Pierre Alibert est aujourd'hui inconnu à Moscou et en France mais il est entré dans la légende sibérienne

Alibert, Jean-Pierre (1820-1905). L. Sériakov. Russie, 1860. Catalogue de la collection des portraits français et étrangers : conservée au Département des Estampes de la Bibliothèque nationale. G. Rapilly, 1896
 
 
Jean-Pierre Alibert, né à Montauban en 1820, est mort en 1905 à Paris après s'être installé à Châteauneuf-les-Bains en raison de rhumatismes contractés en Sibérie. Le graphite d'une exceptionnelle qualité, qu'il extrayait de Batagol, avait pour unique client l'entreprise Faber-Castell de Nuremberg dont il contribua à sauver l'industrie du crayon à papier d'art. La seule mine de graphite européenne de l'époque était à Borrowdale, Angleterre. Elle arrivait à épuisement.
 
Alibert fait partie, avec Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps, ayant rallié Petropavlovsk Kamtchatski à Versailles, des très rares Français découvreurs de la Sibérie, à la différence des plus nombreux explorateurs allemands, polonais, baltes ou scandinaves, Même Antoine Garcia et Yves Gauthier dans leur irremplaçable somme, « L'exploration de la Sibérie », ne mentionnent pas cette personnalité attachante, exemple d'un travail réalisé en symbiose avec une population locale pour qui il est devenu une légende. Délaissées, les caisses de ses expéditions sont toujours remisées, à Paris, dans une école d'ingénieurs. D'autres reliques sont dispersées dans différents musées français. En 2008, des archives ont pu, aussi, être consultées, par Andreiy Bezlepkin à Oulan Oude, la capitale de la Bouriatie.
 
A l'heure où, dans notre pays, la Russie est une construction virtuelle dans laquelle chacun projette ses rêves ou ses tourments, il faudrait écrire un ouvrage et même réaliser un film sur cette aventure franco-sibérienne si romanesque, pourtant si réelle et si pétrie d'humanité. Il y a urgence. Sur site, les derniers vestiges sont en train de disparaître.
 

Notes

Précisions : En russe les "o" non accentués se prononcent "a". Cela explique pourquoi, en France, nous écrivons "Batagol". La translittération anglaise préfère "Botogol" plus juste alphabétiquement mais moins exacte phonétiquement. On peut aussi lire "Batougol" sans que l'on sache s'il s'agit d'un choix ou d'une erreur.

Consulter : Plus d'informations sur Jean-Pierre Alibert, Batagol et les Soyots Voir : L'ensemble des planches du carnet d'Alibert au CNAM  Cartes : Situer Batagol, Sorok, les Saïan orientaux et Irkoutsk

Irkoutsk, vallée de la Tunka, gorges de la rivière Irkout, Sorok et Batagol

Parcourir les deux itinéraires entre Batagol et Sorok

Itinéraire vers Batagol, depuis Sorok, et lieux d’estive soyots (vallée de l’Oulzita, Boldokte, vallée de la Toustouk) – Ourda Oure, expérience de ré-introduction des rennes

Plus de photos de Bernard Grua sur les Monts Saïan Orientaux

Cet article sur le blog de l'auteur : "Regards sur le monde"


Lire l'article complet, et les commentaires