Comment un mystère des catacombes de Paris se dissipa, et les leçons qu’on peut en tirer
par Opposition contrôlée
vendredi 16 août 2024
Tout près du jardin du Luxembourg existe un monument d'autant plus insolite qu'il est caché au regard du commun des mortels. Il s'agit d'une imposante stèle funéraire, placée dans l'une des nombreuses galeries souterraines des anciennes carrières de Paris, improprement appelées "catacombes".
Le grand public ne connait qu'une minuscule partie de ce réseau souterrain. La seule partie visitable "légalement" est le musée des catacombes de la place Denfert-Rochereau, qui a la particularité d’accueillir les ossements des anciens cimetières parisiens, transférés à la fin du XVIIIe siècle lors de la désaffectation des lieux d'inhumation intramuros. Le réseau interdit au public est infiniment plus vaste, il s'étend sous plusieurs arrondissements du Sud parisien. C'est dans cette partie "clandestine" que se trouve la stèle.
Quelques précisions historiques sont ici nécessaires : à l'origine, il n'existait pas de réseau à proprement parler. Depuis l'antiquité, les carrières autour de Paris sont exploitées, et les carrières souterraines, plus particulièrement à partir du Moyen Âge. Elles ont toujours été exploitées en dehors de la ville, mais... Les frontières de la ville se sont étendues continuellement. Si bien qu'on a commencé à construire des bâtiments au dessus des vides laissés par l'extraction des pierres, sans bien savoir où ces vides se situaient. Si les Parisiens connaissaient l'existence de ces carrières, il n'en existait pas de plans, ni même d'inventaire. L'extension des faubourgs au Sud de Paris, une zone criblée de vides, fut très problématique. De nombreux accidents se produisirent, des bâtiments entiers s’effondrèrent simplement parce que le sous-sol était creux, et par un processus d’érosion, le "plafond" [le ciel de carrière] finit par céder.
Emplacement des anciennes carrières sous Paris.
Devant la multiplication des incidents, il fut décidé de remédier au problème, et les autorités créèrent en 1777 l'inspection générale des carrières (IGC). Son but était de localiser les vides, d'en tracer les plans, et de les consolider si nécessaire. Il était indispensable d'inspecter régulièrement l'état des lieux, et donc d'assurer l'accès et la circulation dans les carrières. Le travail de consolidation était très spécialisé, car il fallait faire correspondre les plans des bâtiments de surface avec les plans des vides, dont la forme était totalement aléatoire, et construire les renforts très exactement à l'aplomb des structures porteuses des bâtiments, mûrs, colonnes, entre 10 et 40 mètres sous la surface. Dans certains cas, il existe même plusieurs niveaux de carrières superposés, ce qui complique encore le relevé des plans et les travaux. Progressivement, les carrières vont être retrouvées et reliées entre elles par des galeries d'inspection, pour former un gigantesque réseau sous la ville.
Extrait d'un plan de l'IGC, à l'emplacement de la stèle. En bas au centre, le plan indique "Tombeau". les traits rouges sont les murs des galleries.
L'IGC est dirigée par un inspecteur général, un poste très prestigieux, qui signait les travaux par ses initiales et la date de réalisation. Ces travaux se poursuivent jusqu'à nos jours, et accompagnent les transformations de la ville : création du métro puis du RER, nouveaux bâtiments, etc. Cependant, la tendance est plutôt à la destruction du réseau, par injection massive de matériaux pour combler les vides, une méthode prétendument économique, mais en réalité peu fiable du fait du tassement des produits d'injection et de leur écoulement parfois incontrôlé. Cette pratique s'apparente à du vandalisme, si l'on considère que le réseau de carrières est un élément du patrimoine parisien, en réalité le plus grand monument parisien. Mais ceci est un autre débat.
Revenons à notre stèle, qui fait partie des nombreux aménagements qu'on trouve sous les pavés parisiens. On peut y lire le texte suivant :
A LA MEMOIRE DE PHILIBERT ASPAIRT PERDU DANS CETTE CARRIERE LE III NOVEMBRE MDCCXCIII RETROUVE ONZE ANS APRES ET INHUME EN LA MEME PLACE LE XXX AVRIL MDCCCIV
MDCCXCIII = 1793
MDCCCIV = 1804
Qui était Philibert Aspairt ? Un illustre inconnu. Jusqu'à un passé récent, les seules informations à son propos étaient contenues dans une courte histoire, très souvent répétée dans la presse et les recueils d'anecdotes , tout au long du XIXe siècle et au delà, le copier-coller ne date pas d'Internet ! L'histoire en question nous dit qu'il était portier de l'hôpital du Val-de-Grâce. Il fut tenté de descendre l'escalier, qui existe toujours, qui relie l'hôpital aux anciennes carrières, pensant y trouver quelques bonnes bouteilles. Il s'aventura dans le labyrinthe des galeries et ne retrouva jamais la sortie. Ses restes furent finalement découverts 11 ans plus tard, et il fut identifié grâce au trousseau de clefs qu'il portait à la ceinture, du fait de sa profession.
De par sa singularité, ce qu'on appellera par convention les "catacombes" est un lieu qui suscite la curiosité. La riche histoire qui l'accompagne en fait également un objet d'étude passionnant, et cette stèle en particulier a beaucoup passionné. En effet, il y a quelque chose "d'anormal" dans ce monument, le fait de commémorer un personnage parfaitement banal, qui a vécu une histoire certes tragique, mais elle-aussi relativement banale. Il n'est certainement ni le premier ni le dernier a s'être perdu dans les carrières, ni a y perdre la vie : la profession de carrier était notoirement dangereuse, du fait des risques d'effondrement, de suffocation, et de ceux dus à la manutention de blocs de pierre de parfois plusieurs centaines de kilos dans un lieu totalement obscur. Et c'est d'autant plus curieux que ce monument, unique en son genre, n'a qu'une vague anecdote comme prétexte, dont l'origine reste elle-aussi très vague.
Le texte de la stèle nous indique la date de 1804. À cette époque, l'inspection des carrières est toujours sous la direction de son premier inspecteur général, Charles Axel Guillaumot, qui après une interruption pendant la révolution, reprend ses fonctions en 1796. C'était un architecte réputé, membre de l'élite intellectuelle de l'Ancien-Régime. Il était apparemment membre de la loge maçonnique des "neuf sœurs", loge extrêmement influente, qui compte de nombreux membres célèbres, dont Benjamin Franklin, Voltaire, le docteur Guillotin, etc, des artistes, des scientifiques, des philosophes... Contrairement à une idée reçue parfaitement anachronique, comme la plupart des franc-maçons de l'époque, il était un monarchiste convaincu, ce qui lui vaudra des problèmes à partir de 1792. Bien que réintégré sous le Directoire, il devra faire profil bas jusqu'à sa mort, en 1807. Si la prétendue découverte des restes de Philibert date de 1804, ce n'est pourtant pas Guillaumot qui éleva la stèle, mais son successeur, des années plus tard, l'aristocrate Louis-Étienne Héricart de Thury, vicomte de Thury.
6-G-1777, soit sixième ouvrage, initiale de Guillaumot, et date. Comme c'est l'usage chez les franc-maçons, il a incorporé un triangle dans sa signature.
En effet, on sait avec certitude que le monument fut élevé après 1815 et avant 1830, par l'inspecteur général à qui l'on doit l'aménagement et la décoration de l'ossuaire municipal, aujourd'hui musée des catacombes de la place Denfert-Rochereau. Jusqu'à ses travaux, les ossements étaient simplement entassés et le lieu fermé au public. Héricart de Thury va s'employer à fabriquer les empilements réguliers d'os et de crânes qu'on voit aujourd'hui, et construira les monuments qui ponctuent le parcours de visite, caractérisés par des citations de la Bible, des poèmes et des maximes philosophiques. Tout comme son prédécesseur, Héricart de Thury était un grand intellectuel, l'archétype du scientifique éclairé de ces époques, pluridisciplinaire, ingénieur, architecte, botaniste, physicien, et toujours avec talent. Il était lui aussi monarchiste, et même réputé proche de Charles X, et également franc-maçon. Il témoigne aussi d'une spiritualité très profonde, notamment par ses choix de passages dans l'aménagement de l'ossuaire. Il nous a laissé quantité d'écrits à ce propos, mais rien concernant la stèle de Philibert, qui se trouve dans un lieu très éloigné de l'ossuaire, dans un secteur dont il a eu la charge et qu'il a consolidé, sa signature est présente tout autour.
On peut être légitimement surpris que monseigneur le vicomte de Thury, esprit raffiné s'il en est, ait décidé d'élever un tel monument à la mémoire d'un prolétaire ivrogne et imprudent, profitant de la "terreur" de 1793 pour piller les caves d'un établissement religieux. Et de nombreux passionnés du lieu passèrent de la surprise à l'incrédulité. Cette "version officielle", cette histoire de Philibert ne pouvait pas être authentique, et devait cacher quelque chose. Le personnage était surement fictif, et les inscriptions de la stèle un code, un cryptogramme. En bon franc-maçon, on pouvait s'attendre à une démarche symbolique de la part d'Héricart.
Aménagement du ci-devant ossuaire municipal, désormais musée des catacombes.
Notons les éléments principaux : le tombeau lui-même, dit "à acrotères" de par ses deux excroissances aux extrémités du sommet. Le nom, Philibert, et un inhabituel "ASPAIRT", le nombre 11 et deux dates. Les recherches des passionnés vont bientôt leur offrir des pistes convergentes. On trouve dans de vieux ouvrages la mention du nom Aspère ou Aspair comme une appellation probablement étrusque d'une divinité assimilée à Dionysos. Rappelons que les Étrusques sont les fondateurs de Rome, et que Dionysos a la particularité d'être mort et d'avoir été ressuscité par son père, Zeus, à l'instar d'un autre personnage religieux. La résurrection est une des thématiques de la décoration de l'ossuaire.
Le nombre onze, nombre premier, a une symbolique très particulière, on trouve notamment sur ce sujet les écrits du franc-maçon écossais William Preston. Le nombre symbolise le franchissement d'un seuil, dans l'élévation spirituelle et la conscience. Notons aussi que 3x11 = 33, 3 étant la base du symbolisme maçonnique (le triangle) et 33 le dernier grade, le plus avancé dans le rite écossais (le plus répandu). En outre, 11 est le nombre des vrais disciples du Christ, après le suicide du traître Judas. c'est aussi le nombre des "mauvais" fils de Jacob, après leur trahison qui entraîne le départ de Joseph en Egypte. Joseph accomplit une résurrection symbolique, Jacob le croyant mort, et celui-ci revenant auprès de son père. Dans la franc-maçonnerie templier, il faut onze membres pour fonder une commanderie. On notera d'ailleurs que techniquement, l'écart entre les deux dates fait 10 ans et 5 mois, plus de 10 ans mais moins de 11, l'information est redondante et imprécise. Elle devait donc forcément avoir un rôle symbolique.
Mais ce sont les deux dates du 3 novembre et du 30 avril qui vont faire avancer l'enquête. Si vous consultez un calendrier des saints, vous trouverez deux noms, Hubert et Robert. Or Hubert Robert est un célèbre peintre de la fin du XVIIIe, qui a fréquenté les mêmes milieux que Guillaumot, et qui était lui aussi franc-maçon. Comme tous les peintres classiques, il a développé son talent à Rome, et reste encore aujourd'hui connu sous le sobriquet de "peintre des ruines". Plus remarquable encore, il est célèbre pour une aventure très spéciale, qu'il a vécue à Rome : il a visité les catacombes et s'y est perdu. Il est resté prisonnier du cimetière souterrain pendant un temps considérable, et en a fait un récit, où il exprime son effroi et son immense soulagement en parvenant finalement à la sortie, soulagement vécu comme une résurrection. Il n'est pas clair qu'il ait été membre de la loge des neuf sœurs, mais il a peint un tableau dont c'est la thématique, tableau bourré de symbolisme par ailleurs, qu'il serait trop long de commenter ici.
Détail du tableau d'H.R., "L'obélisque". On y reconnait les "neuf soeurs".
On lui doit la représentation d'un tombeau à acrotère, et il fut lui-même enterré sous un tombeau dont on appréciera la ressemblance avec la stèle de "Philibert". Hubert Robert était donc le dernier membre, caché, d'une trilogie maçonnique Guillaumot-Héricart-Robert, et les passionnés travaillèrent à reconstituer les liens entre eux, qu'ils fussent concrets ou symboliques. Je vous épargne la masse considérable d'information et de convergence vers la résolution finale du mystère de la stèle, qui pourrait remplir des volumes entiers.
Je vous l'épargne d'autant plus volontiers que tout ça s'est avéré complètement bidon. Toutes ces belles théories, cet empilement de thèses historiques, de décryptages symboliques, de mysticisme et d'occultisme, tout s'est effondré en quelques jours, grâce à la numérisation des archives et à leur indexation dans un moteur de recherche. On a finalement retrouvé l'acte de décès de Philibert dans les archives de l'état civil, et même, peu de temps après, son acte de naissance dans un registre paroissial d’Auvergne. L'acte de décès a été rédigé suite au rapport d'un commissaire de police qui a été appelé suite à la découverte du squelette de Philibert, et ce rapport corrobore l'histoire du portier du Val-de-Grâce, les dates, et prouve que l'acte de naissance est bien celui du même individu, pas un simple homonyme.
Acte de décès du malheureux Philibert.
D'autre part, la coincidence des dates du calendrier des Saints est un anachronisme. Le calendrier a été révisé à plusieurs reprises, et encore bien après l'édification de la stèle, le 3 novembre et le 30 avril ne correspondaient pas aux saints fêtés actuellement, ni Robert, ni Hubert, mais Eutrope (prénom tombé en désuétude, d'où son retrait du calendrier) et Marcel. Toute la piste Hubert Robert et ses aventures romaines n'était donc que de la pure fantaisie, basée sur une mauvaise information. Quant aux similitudes des tombeaux, elle s'explique très simplement. Il y a des effets de mode aussi dans l'art funéraire, mais elles ont tendance à durer plus longtemps que dans d'autres domaines. A cette époque, la mode était à l'antique. Depuis la fin du XVIIIe jusqu'au milieu du XIXe siècle, un gros pourcentage des tombeaux et stèles funéraires de la classe aisée sont des dérivés des tombeaux à acrotère. Ceci n'a donc aucune valeur explicative particulière.
Et ainsi de suite pour tout l'édifice spéculatif construit autour du "mystère" de la stèle. Tout était le produit de recherches mal conduites, trop peu rigoureuses. Anachronismes, manque de culture générale concernant l'époque étudiée, généralisations hâtives et abusives, biais de sélection des informations, pseudo-raisonnements par analogie, etc. Au travers de cette histoire anecdotique, on retrouve en fait tout ce qui fait le succès de nombreuses théories alternatives ou histoires mythiques, et les comportements qui les accompagnent. C'est particulièrement remarquable dans les fantasmes autour des pyramides d'Égypte, de Rennes-le-Château ou d'Apollo 11, qui reposent exactement sur les mêmes biais.
Le manque de culture antique en général, de familiarité avec l'égyptologie, l'extrapolation délirante de minuscules indices, la découverte de prétendus rapports mathématiques complexes, qui en réalité peuvent être trouvés à peu près partout dans les objets du quotidien, sont des caractéristiques des théories alternatives sur l'Égypte. Le symbolisme est une machine à produire du bavardage sans fin, dès lors qu'on n'y applique pas une règle très rigoureuse, ce qui permet de remplir des ouvrages entiers d'inepties, tout en faisant croire à un travail sérieux, parce qu'il serait volumineux. Trésors fabuleux, templiers, complot franc-maçons ou de l'Opus Dei, satanisme, tout a été évoqué à propos de Rennes-le-Château, sauf de très banales escroqueries, en vogue à l'époque, telles le détournement d'héritage, etc, pour expliquer la fortune de l'abbé Saunière. Le mystère fait vendre, et il est très facile d'en fabriquer industriellement, précisément parce que l'exercice consiste à ne pas s'embarrasser des règles élémentaires de la recherche historique, symbolique, scientifique, ni même celles de la logique. Et je dis le "mystère", mais en réalité c'est le cas pour toutes sortes de théories "alternatives". Nul mystère autour d'Apollo 11, mais une même technique dit du "mille feuille argumentatif", une accumulation sans fin de détails insignifiants mal interprétés, de syllogismes, d'inculture technique et scientifique.
Il existe un terrain fertile pour la prolifération de théories alternatives et de pseudo-sciences. Les explications simplistes et sensationnelles ont souvent plus d'attrait que les analyses rigoureuses et nuancées, qui sont souvent, tout simplement, "chiantes à mourir". De plus, l'être humain a une tendance naturelle à chercher des « pattern », des motifs et des explications, même là où il n'y en a pas nécessairement. Cette quête de sens, combinée à un manque de formation à l'esprit critique et à la méthode scientifique, rend beaucoup de gens vulnérables aux théories farfelues et aux explications ésotériques. Le sentiment d'appartenir à une élite qui détient un savoir caché est également très séduisant pour beaucoup. Il donne l'illusion d'une compréhension supérieure du monde, tout en évitant l'effort intellectuel nécessaire à l'acquisition de connaissances réelles. Les médias et l'industrie du divertissement jouent un rôle déterminant en popularisant ces théories alternatives pour leur potentiel dramatique et commercial.