Pour une Union des projets

par Euros du Village
lundi 19 juin 2006

L’Europe peut-elle se retrouver ? Attendre, réfléchir, attendre, et encore attendre : voilà le mot d’ordre du Conseil européen des 15 et 16 juin 2006. Plus d’un an après les référendums français et néerlandais, un an après les débuts d’une présidence britannique sous le signe des égoïsmes nationaux et de la « pause » décrétée en juin 2005, les dirigeants des 25 pays de l’Union se retrouvent comme paralysés, immobilisés par l’absence d’issue possible ; au risque de se retrouver isolé dans le volontarisme, d’avancer des solutions sans être suivi, d’aggraver les divisions, on préfère ne pas parler des choses qui fâchent, figer le mal-être. Le manque de volonté politique ne doit pas pour autant masquer l’urgence des défis auxquels sont confrontés les 25 : adhésion des citoyens, équilibre géopolitique du continent, mais surtout recomposition de l’économie et de la finance mondiale, qui elle, n’attend pas. Il est peut-être temps, non pas de réfléchir, mais d’ouvrir les yeux : le monde a changé et, parallèlement, la vocation de l’Union européenne n’est plus la même. Qu’attend-on pour ne plus attendre ?


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Le Conseil européen des 15 et 16 juin aura débouché sur la non-conclusion que l’on attendait : on se tourne vers la France et les Pays-Bas davantage pour pointer les responsables que pour en attendre des solutions. Dans l’hypothèse d’un mouvement, le risque de s’enfoncer encore un peu plus dans la crise étant plus grand que celui d’en sortir, on ne fait rien : on attend, ou plutôt on « réfléchit ».

Et le calendrier fixé par les chefs d’Etat et de gouvernement de désigner l’objet de cette attente : le remplacement des élites politiques sur lesquelles ont été jeté le discrédit, la purge et l’espoir d’un nouvel élan permis par les élections, présidentielles et législatives en 2007 en France, législatives en 2007 aux Pays-Bas. A l’Allemagne, au cours de sa présidence au premier semestre 2007, de faire le point et d’avancer des perspectives, à la France, présidente en 2008, de les entériner. Sûr que la température des débats lors de la campagne en France et le degré de fraîcheur post-électorale de la situation politique du pays seront scrutés. Aux citoyens qui ont provoqué la crise de défaire le nœud dont ils sont les responsables ? Ce serait trop facile...

La crise que subit l’Europe est d’une ampleur sans réel précédent au regard du peu de perspectives de déblocage que chacun a à offrir. Depuis Nice il y a 7 ans, il n’y a plus rien dans la balance. Quand on n’a rien à donner en échange d’une concession, il n’y a rien à négocier. Il n’y a donc rien à concéder. Ainsi, si de nouveaux élargissements ne sont pas susceptibles d’apporter des bénéfices aux 25, à quoi bon les mener ? C’est la question sous-jacente de la prise en compte de la « capacité d’absorption de l’Union » avancée lors du Conseil européen, autrement dit la traduction technocratique de la peur citoyenne de l’extension sans contrepartie des frontières.

La fin de la méthode Monnet

Avec la Constitution européenne, il semble que l’Union européenne ait trouvé une nouvelle Arlésienne, un nouvel élément de l’intégration européenne qui se refuse obstinément à être « digéré » par un processus dont peu de gens sont capables de dire honnêtement où il conduit, et où l’on veut bien le conduire. Ce n’est en effet pas le seul morceau - mais celui-là est un gros - de la construction européenne qui ne parvienne pas à s’inclure dans la dynamique du « spill over », concept cher aux politologues et autres spécialistes de cet « objet politique non identifié » (dixit Jacques Delors) qu’est l’Union européenne.

Le « spill over », donc. Que cache ce mystérieux terme ? Textuellement, la traduction française reviendrait à quelque chose comme l’effet « débordement ». Dans la théorie politique, on rattache ce concept aux thèses néo-fonctionnalistes qui postulent que l’Union européenne a vocation à remplacer peu à peu les Etats, par un remplacement de fait dans l’accomplissement de leurs fonctions : l’entité politique fonctionnellement la plus à même de gérer les aléas remplace l’ancienne, moins apte. Cela désigne un effet mécanique d’engrenage, d’entraînement, ou, si de façon plus imagée, un « effet cliquet », engendré par les nécessités du monde contemporain. C’est sur cette matrice que se basait Jean Monnet, père fondateur du projet européen, selon lequel « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble, elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait ». Cette citation célèbre, voire mythique dans les allées des institutions européennes, recèle le ferment supposé de l’intégration européenne : en commençant par poser les bases d’une union économique, on glisserait peu à peu vers une union politique, celle-ci s’imposant de fait. Les tenants de la méthode Monnet considéraient ainsi que de solidarités de fait en solidarités de fait, une Europe fédérale verrait le jour.

En sommes-nous arrivés là ? Non, clairement. Et il ne sera pas nécessairement utile de rappeler les oppositions qui existent entre les différents courants de la science politique (néo-institutionnalistes qui estiment que les institutions européennes imposent leur propre dynamique politique, ou encore réalistes qui estiment que seuls les Etats sont capables de faire le jeu des relations internationales) pour faire le constat d’un échec des tenants de la méthode de Jean Monnet. Mais attention, il s’agit bien de pointer « un » échec, pas l’échec de cette méthode, ni, encore moins, celui de Jean Monnet. Ce sont l’époque, les dynamiques des relations internationales et des sociétés contemporaines qui ont dissocié l’Union de son projet, car l’Europe est si peu homogène qu’elle ne peut plus se contenter du seul projet qui en fait le socle.

« Les Europes », ou l’élargissement comme blocage

Robert Schuman, autre père fondateur, affirmait par ailleurs que « L’Europe ne se fera pas en un jour, ni sans heurts. Son édification suivra le cheminement des esprits. Rien de plus durable ne s’accomplit dans la facilité ». Plus que les nécessités du monde, avancées par l’interprétation néo-fonctionnaliste, c’est la manière dont les sociétés européennes les perçoivent qui est la source de la dynamique européenne. Dans une Europe à 25, dans laquelle les esprits n’ont pas suivi le même chemin, à commencer par la fracture de la guerre froide, comment alors imaginer que ce fameux cheminement des esprits puisse encore guider l’Union européenne ?

Alors probablement faudra-t-il, à moins qu’il ne soit déjà trop tard, faire le deuil de cette vision quelque peu idéale de l’intégration européenne : cette dynamique n’est plus, depuis l’élargissement de 2004, car une telle dynamique n’est plus viable dans une Union à 25 Etats et davantage demain, si différents dans leurs expériences modernes et contemporaines. D’un côté, il y a une Europe qui veut rattraper le temps perdu, de l’autre il y en a une qui ne veut pas perdre le temps acquis. A Bruxelles, on a bien intégré le cœur du problème, en évoquant cette fameuse « capacité d’absorption de l’Union ».

Bref, on a compris la leçon et on ne fait plus rien : sans idée consensuelle pour avancer, on remet la question de l’élargissement à plus tard (Turquie, Balkans, sans parler de l’Ukraine), et toute perspective d’évolution de l’UE de même, soit le bébé avec l’eau du bain.

Notons d’ailleurs, qu’outre la paralysie sans équivalent de l’UE, cette posture a de très fâcheuses conséquences pour les pays candidats, qui pourraient même s’avérer dangereuses. Prenons par exemple le cas de la politique européenne de l’élargissement, l’actuelle, vis-à-vis des Balkans ; alors qu’il conviendrait d’afficher une position sans équivoque aux peuples de pays européens qui se sont affrontés sans merci durant des années, alors que la peur et les désillusions de ces populations sont sans pareil ailleurs sur le continent, l’UE agit politiquement de la pire manière qui soit : malgré son assistance technique conséquente, elle s’y montre donneuse de leçons (en termes de critères économiques, démocratiques, politiques), sans pour autant avoir de perspective à offrir. Les peuples des Balkans ont pourtant besoin de perspectives, même de long terme ; à court terme, ils ont besoin de clarté sur la politique de délivrance des visas : l’Europe, aux abonnés absents, ne dit ni oui ni non. Il ne s’agit pas ici de notre propos, mais de la part de pays et d’une organisation qui se sont conduits de manière ambiguë lors des conflits des années 1990, laissant aux Américains le soin de parvenir à apporter un minimum de stabilité, il s’agit d’un comble ! Cette attitude est réellement dangereuse, compte tenu des tensions latentes dans la région : à chaque fois que l’Europe s’est montrée hésitante vis-à-vis des Balkans, cela a été tragique. Et dire que l’on veut faire une pause dans les élargissements, cela revient à peu près à dire que l’on ne veut pas d’eux.

En fait, sur l’ensemble des questions fondamentales concernant sa raison d’être, l’Union et ses Etats membres sont incapables d’apporter la moindre réponse : quelles frontières ? Quelle prise en compte d’un modèle social ? Quelles politiques économiques ? Quelle attitude vis-à-vis de la Chine et du reste du monde ?

L’urgence de l’Europe des projets

La dynamique sur laquelle repose depuis ses débuts la progression de l’Union (triptyque « élargissement, achèvement, approfondissement ») ne fonctionne donc plus : le dernier élargissement n’est pas achevé et il est impossible de trouver les bases communes d’une intégration plus profonde. L’Europe nous fait donc le coup de la panne, mais contrairement à ce que voudrait le cliché, ce n’est pas une technique de séduction. Bien au contraire, c’est l’inverse qui se produit : une telle entité politique, si particulière, si indéfinissable, si récente, ne peut nourrir l’adhésion qui la porte que par le progrès.

Or, lorsque l’élargissement n’est plus entendu comme un progrès mais comme un risque de régression, il faut regarder ailleurs. Et cet ailleurs c’est l’approfondissement, c’est-à-dire plus d’intégration. Pour ce faire, face aux résistances des citoyens a priori, il faut parvenir à imposer des réformes qui puissent emporter l’adhésion a posteriori. Avoir le courage politique et de mettre au crédit de l’Union des actions qui ont une force symbolique. A ce titre, la création d’un ministre des affaires étrangères de l’UE est certainement l’une des pistes les plus porteuses : face à certains grands problèmes que posent l’Iran, la Chine, l’Irak, le conflit israélo-palestinien, l’Europe peut prouver qu’elle peut parler d’une seule voix avec cohérence et efficacité (l’action de Javier Solana en Iran, l’a montré, malgré sa faible visibilité) ; mais c’est aussi une piste particulièrement difficile. Les projets concrets, comme Galileo, la création d’un institut européen de technologie, les réseaux transeuropéens de transport, les projets dans le domaine de l’environnement et de l’énergie, sont encore plus des éléments « parlants » et lisibles. C’est là qu’il est possible de donner des preuves aux citoyens de l’utilité d’une Union forte.

Ainsi, au lieu d’avancer dans un élan d’ensemble, qui pourrait la faire évoluer vers une fédération, à la manière de Jean Monnet, l’UE ne peut avancer que par petites touches, çà et là, par projets concrets. Quitte d’ailleurs à ce que ces projets ne soient pas soutenus par tous au départ : il serait peut-être temps, enfin, de mettre à l’œuvre les fameuses coopérations renforcées, ouvertement, sur le modèle d’une Europe à géométrie variable. Cela ne doit plus être un tabou, car cela reviendrait à se voiler la face : l’Eurozone ou Schengen ne sont rien d’autre que les bases de cette Europe à plusieurs vitesses.

L’économie, la vocation mondiale de l’Union européenne

Au-delà, si l’on veut trouver une cause commune pour un projet d’ensemble, il faudrait par ailleurs prendre acte que la vocation de l’Union européenne a changé, indéniablement. Sa vocation fédérale, politique, s’est effacée face à la pertinence de son poids économique, commercial et financier, dans un monde de compétition où l’économie constitue l’alpha et l’omega de la survie. Vis-à-vis de l’extérieur, ainsi, l’euro constitue une véritable protection ; l’économie française aurait-elle pu résister aux crises financières de ces dernières années (Japon, Argentine, Russie) avec le franc ? La politique commerciale européenne, notamment au sein de l’OMC, n’est-elle pas un pilier essentiel des économies européennes ? L’Union dans le domaine économique ne sera-t-elle pas le seul rempart des pays européens, lorsque la Chine s’affichera encore plus menaçante, ou dans l’éventualité d’une crise engendrée par les avoirs américains à l’étranger ? Certes, au niveau intérieur, l’euro a tendance à brider les économies, et le manque de coordination des politiques économiques est très problématique : mais les priorités ne sont-elles pas évidentes ? L’Union économique et monétaire doit encore, et plus que jamais, être la priorité de fond de l’UE, quitte à décevoir les porteurs d’une Europe fondée sur de plus nobles principes.

L’Union européenne n’est pas un Etat, ni encore moins une nation. Et à ce titre, elle n’a pas de vocation prédéfinie, pas de mission particulière inscrite dans son projet. Une nation existe parce qu’elle a une destinée qui en fait le ciment. L’erreur serait de considérer, de manière quelque peu déterministe, que l’UE a été créée pour répondre à une nécessité qui en justifie l’existence. Cette raison était la paix, or une fois la paix accomplie, installée durablement, il n’y a pas d’automatisme. L’UE est née de volontés et ne peut se nourrir, comme le disait Schuman, que de volontés. A force de vouloir destiner l’UE à un dessein, on l’a conduite à un certain fatalisme.

Pourtant, sans dynamique, l’Union n’est plus. Les défis mondiaux sont considérables, et au premier rang de ceux-ci se trouve la structuration de l’économie mondiale. L’Europe se différencie du reste du monde par une conception humaniste des rapports sociaux, entre sociétés. Son poids économique et financier est sans égal sur la planète, aux côtés des Etats-Unis. Cela ne durera pas, la Chine, l’Inde ont vocation à se placer au même niveau, si ce n’est au-delà. Il est temps de prendre cet enjeu en main tant qu’il est encore temps. Les Etats-Unis ont lancé le plan Marshall, les accords de Bretton-Woods, et on aurait tendance à l’oublier, ont changé la face du monde grâce à cela. L’UE et son « soft power » ont les moyens d’en faire autant. Peut-être est-ce là, comme l’avance Michel Rocard, le nouveau cap d’une Europe aux prises avec la quadrature du cercle des volontés.

Finalement, les tensions économiques mondiales auront peut-être raison de l’inconsistance du projet européen. Et Jean Monnet pourrait bien avoir le dernier mot : «  Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise.  »

AUTEUR : Mathieu COLLET, "Euros du Village"


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