Du panoptique aux prisons déterritorialisées en réseaux

par Francis Pisani
mercredi 30 novembre 2005

Le conseil de l’Union européenne a demandé à l’ancien procureur suisse Dick Marty, connu pour sa lutte contre la mafia, de réunir des informations sur les prisons secrètes de la CIA en territoire européen.

Celui-ci a demandé au centre européen de Torrejón en Espagne des photos des sites où de telles prisons pourraient avoir été construites. Il a également demandé à Eurocontrol, l’autorité pour l’aviation européenne, de suivre les mouvements des 31 avions suspectés d’avoir servi au transport des prisonniers accusés de terrorisme par la CIA. Des informations sur ces vols ont commencé à apparaître sur certains sites européens d’information.

Le problème est plus compliqué qu’il n’y paraît.

Marty aurait en effet déclaré (voir cet article de El País) qu’il ne se fait guère d’illusions sur les prisons. « Tout indique plutôt une méthodologie et une logistique qui consiste à transporter les prisonniers d’un point à un autre, où ils ne restent qu’un jour ou deux ».

Der Spiegel va plus loin : « Les plus hauts dirigeants de Al-Qaeda sont apparemment maintenus en déplacements constants avec une petite équipe d’experts en interrogatoires de la CIA, comme une caravane invisible se déplaçant d’un "site noir" à l’autre ».

Les « sites noirs » sont les prisons secrètes où la CIA est accusée de garder ces prisonniers clandestins. La nouveauté consiste à faire de leurs déplacements, et non plus des murs de briques ou de ciment, le dispositif essentiel permettant de les contrôler sans qu’il soit possible au reste du monde de suivre l’opération.

Franco Frattini, commissaire européen chargé de la justice, de la liberté et de la sécurité, a menacé de retrait du droit de vote au conseil tout pays ayant toléré un site noir sur son sol. Selon Le Monde : « Le commissaire a précisé que les atterrissages supposés d’avions de la CIA dans divers aéroports de l’UE n’étaient pas visés, chaque pays membre étant compétent en la matière ».

Je trouve l’affaire fascinante, car elle pourrait marquer, si elle se confirmait, un changement majeur dans la science du contrôle et de la répression.

On se rappelle la place donnée par Michel Foucault au Panoptique de Bentham, cette forme de prison qui permet à une personne située au centre de voir ce qui se passe dans chaque aile. Il en avait fait la métaphore clé de la surveillance dans la société moderne.

Les technologies de l’information permettent d’inverser le rapport, dans la mesure où chacun peut suivre ce que font les institutions, les autorités, les centres. C’est ce que Jamais Cascio de WorldChanging appelle le panoptique inversé (voir ce billet).

De fait, on commence à savoir beaucoup de choses sur Abou Ghraïb, aussi bien que sur Guantanamo.

Pour résoudre ce problème, la CIA a peut-être inventé un nouveau modèle de prison déterritorialisée en réseau (si vous avez une meilleure expression, n’hésitez pas à la suggérer). En tous cas, l’idée est lancée.

Mais j’exagère peut-être ?

Qu’en dites-vous ?

[La photo est celle d’un avion de la CIA prise en mars. Je l’ai trouvée sur le site de Telecinco. Elle a été prise par Toni Marimon, de AP]


Lire l'article complet, et les commentaires