Pour un réexamen de la « fracture numérique » !

par Khalifa Chater
lundi 5 décembre 2005

La fracture numérique, incarnation des rapports d’asymétrie qui régissent l’ère de la mondialisation, ne constitue que la partie visible de l’iceberg, puisqu’elle fait valoir le flux inégal de l’information et la maîtrise disproportionnée de ses technologies, aux dépens de l’hégémonie sur les flux globaux commerciaux et financiers, qu’elle occulte volontiers.

« Le fossé numérique ne cesse de se creuser [entre les pays du Nord et du Sud], des milliards de personnes ne sont toujours pas connectées à une société qui, de son côté, l’est de plus en plus ». (Déclaration de Kofi Annan, lors de la 56e Assemblée générale des Nations-Unies, 17 juin 2002).

La fracture numérique incarne les rapports d’asymétrie qui régissent l’ère de la mondialisation. Or, ne constitue-t-elle pas la partie visible de l’iceberg, puisqu’elle fait valoir le flux inégal de l’information et la maîtrise disproportionnée de ses technologies, aux dépens de l’hégémonie sur les flux globaux commerciaux et financiers, qu’elle occulte volontiers ? La possession d’outils technologiques
- les plus performants soient-ils - est une condition nécessaire, mais non suffisante, de l’intégration pleine et entière dans le système-monde. Or, la géographie globale des ressources y révèle une participation différentielle, économique et sociale, confortée par l’inégalité incontournable dans le domaine de l’information. Les pôles de maîtrise y coexistent, avec des centres secondaires, des relais et des périphéries qui s’assurent difficilement des positions symboliques, sinon marginales. Fait d’évidence, le handicap technologique accentue la disparité numérique et limite les ambitions des opérateurs dans les régions défavorisées. Mais la primauté accordée à l’instrument sur le produit, c’est-à-dire au support technologique sur l’information elle-même, dévie le problème, limite ses enjeux et compromet sa vision. Limitée à son aspect technique, la fracture numérique court le risque de devenir idéologique, en prenant les dimensions d’un slogan politique, susceptible de brouiller les cartes. Redonons à ce concept ses dimensions globales, en relation avec l’état des rapports de forces qui configurent la nouvelle géographie du monde.

I - La fracture numérique, la dimension technologique : « Le mot fracture suppose une séparation entre des personnes qui ont accès à l’information numérique et d’autres, qui n’y ont pas accès [1] ». Ce raisonnement, très commun, part d’un postulat : tous les citoyens devraient avoir également accès aux « nouvelles technologies » et bénéficier de leur promotion, par leur entrée dans la société de l’information [2]. Ceci implique un accès plus général aux réseaux, grâce à une couverture territoriale (presque) complète. [3] .

Ainsi perçue, la question pousse vers un traitement technologique, fondé sur la quantification de l’accès aux réseaux : nombre de lignes téléphoniques, répartition géographique des internautes, accès à l’ ADSL, etc. L’inégal développement des communications, et par conséquent l’accès différentiel à l’information, sont évidents. Ce diagnostic, que nous estimons partiel, fait valoir la nécessité de développer les infrastructures indispensables, par une mobilisation des États et de la communauté internationale. « L’indigence », en la matière, ne peut qu’accélérer la marginalisation des pays défavorisés. L’ouverture aux communications internationales et la présence effective sur les autoroutes de l’information qu’elles facilitent conditionnent l’intégration dans le « village mondial », censé réunir les peuples et les cultures, selon l’idéaltype de la mondialisation.

Calquant la réflexion sur l’écriture et la lecture, et sur la connaissance qui en est largement tributaire, certains parlent même d’un analphabétisme numérique. Certes, les nouvelles technologies participent d’une recomposition des systèmes d’écriture et s’inscrivent dans la « technologie de l’intellect [4]  » ; mais elles concernent davantage, à l’instar de l’imprimerie, le support des moyens de communications. Il serait donc plus juste d’évoquer l’avènement du numérique, après l’ère de Gutenberg, qui a marqué la fin du Moyen Âge. Temps nouveaux certes, qui bouleversent le mode de diffusion de la connaissance et lui assurent une diffusion-flux, tout en redynamisant les processus de son traitement !

II - La fracture numérique, un diagnostic global ? Est-ce que la résorption de la « fracture numérique  » se réduit à la recherche de l’égalité d’accès [5]  ? Nous ne le pensons pas. Perçue ainsi, elle serait relativement bien plus facile à traiter. « S’en prendre à la " fracture numérique " reviendrait, dans la " société de l’information ", à s’attaquer à la " fracture sociale "  », affirme Fabien Granjon [6], qui met ainsi en valeur l’accès différentiel aux réseaux dans chaque pays. Or, nous estimons que la question concerne davantage la géopolitique internationale, en raison de l’inégalité qu’elle développe à l’échelle du monde.

« L’ordinateur communiquant devient l’encyclopédie universelle du XXIe siècle [7] » ! La formule est pertinente. Elle signale, à juste titre, la plus grande disponibilité du savoir que les technologies de numérisation et de communications permettent. Mais de telles connaissances, mises en partage, sont souvent mises en œuvre et diffusées par des sociétés performantes, qui privilégient, de fait, leurs centres d’intérêts. Ne faut-il pas, dans ce cas, procéder à l’examen de « l’éventail des processus cognitifs et sociaux à l’oeuvre dans la constitution et la transmission d’un savoir », et se soucier de la composition du « réseau des personnes qui s’engagent dans une telle production [8] » ? Autrement, on s’inscrirait, à nouveau, dans des nouveaux rapports d’inégalités, prompts à fonder des relations de dépendances, fussent-elles plus subtiles. Ce qui nous permet, tout en reconnaissant les bienfaits de l’accès à la société de l’information, et en premier lieu aux banques du savoir et aux publications scientifiques, d’élargir la problématique à la participation à la production de l’information, à la mise en valeur, par la numérisation, de nos patrimoines respectifs. Une politique responsable doit intégrer tous les pays sur la scène mondialisée, comme acteurs de plein droit. Or, jusqu’à présent, la plupart des pays du Sud semblent, de fait, et dans une large mesure, à quelques exceptions près, exclus du jeu, tout au moins en partie. Une responsabilisation de la communauté internationale doit donc dépasser les programmes de leurs accès à la société de l’information comme simples consommateurs, sinon comme observateurs marginalisés. Le sommet de Tunis doit permettre l’entrée sur scène de la communauté scientifique du Sud, la prise en compte sur le web de leurs patrimoines, et n’oublions pas l’écueil non encore effacé des écritures non latines, qui handicapent la numérisation et la communication de leurs écrits.

Nous devons aussi prendre la mesure de l’impact du développement du pouvoir de la communication qu’assurent la numérisation et les instruments d’échange, de transfert de l’information qui se traduit, volontiers, en savoirs. Bouleversant le mode de fonctionnement sociétal, ces nouvelles « forces productives "numériques", immatérielles, créatives, culturelles, intellectuelles" » - nous empruntons cette identification à Jean Zin [9]
- jouent leurs rôles, dans la société du savoir, dans l’économie émergente contemporaine, et dans son avant-garde fondée sur l’immatériel.

Conclusion : Le problème du fossé numérique, dans la problématique globale que nous avons essayé de faire valoir, ses signes de surface, à savoir les outils technologiques d’évidence et les praxis de production et d’usage, qui définissent ses enjeux véritables, doivent être appréhendés en relation avec l’économie immatérielle, l’expression actuelle de la nouvelle puissance, à l’heure de la mondialisation. Pour comprendre le monde d’aujourd’hui, le paradigme économique et social est bel et bien dépassé [10]. Les critères de progrès et de développement intègrent désormais ce qu’on appelle « la production informationnelle », privilégiant les ressources immatérielles, ce qui implique les avancées dans le domaine du savoir et de l’innovation et/ou des découvertes. Nous incluons, bien entendu, dans ce domaine, la production des logiciels et leur usage dans la nouvelle économie. Le numérique, instrument d’intégration dans le monde globalisé, assure la performance requise, en s’inscrivant dans une culture d’excellence. Ce qui implique d’établir, comme priorités, l’investissement dans la recherche et le développement du savoir. D’autre part, la question du fossé numérique devrait être posée en relation avec la problématique générale de l’entrée dans l’économie immatérielle, qui fonde la nouvelle division internationale du travail et redessine les contours d’une géographie-monde déterritorialisée et asymétrique. Condition sine qua non, au sein du binôme consommation/production, la réhabilitation des pays du Sud doit assurer leur participation à l’identification et à la création des produits numériques, outils privilégiés de l’économie immatérielle. Une telle définition des enjeux pourrait permettre leur participation à la construction de l’avenir et les mettre en mesure de dépasser le statut de junior partenaire, ou pis encore, de simple consommateur, et de réussir leur mise à niveau, et leur habilitation sur les autoroutes de l’information.

Professeur Khalifa Chater


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