La reine Christine Ockrent, la poire et les cacahučtes

par Sylvain Rakotoarison
vendredi 26 avril 2024

« Quand on était petit, Christine Ockrent présentait le journal de 20 heures sur Antenne 2, c'était entre 1981 à 1985. Il n’y avait que trois chaînes. La deuxième chaîne réunissait alors 20 millions de Français par jour. On l’appelait "la reine Christine". Elle est la première femme titulaire et rédactrice en chef du 20 heures. À force de dîner avec elle, elle est devenue un membre à part entière de nos familles. » (Sonia Devillers, le 12 mai 2023 sur France Inter).

La journaliste Christine Ockrent fête son 80e anniversaire ce mercredi 24 avril 2024. Présentatrice du journal télévisé de 20 heures au début des années 1980, elle était, avec Patrick Poivre d'Arvor, la star des journaux télévisés de l'époque. Elle était aussi, avec Anne Sinclair, l'une des deux reines de l'information à la télévision, chacune opérant avec un grand professionnalisme mais aussi une certaine dose de séduction.

Elle est d'abord belge, née dans la capitale non seulement de la Belgique mais aussi de l'Europe. Son père Roger Ockrent a été le chef de cabinet de Paul-Henri Spaak, Premier Ministre belge et considéré comme l'un des Pères de l'Europe. Comme Catherine Nay (avec Albin Chalandon), Anne Sinclair (avec Dominique Strauss-Kahn), Béatrice Schönberg (avec Jean-Louis Borloo) et bien plus tard, Audrey Pulvar (avec Arnaud Montebourg) et Léa Salamé (avec Raphaël Glucksmann, candidat tête de liste du PS aux élections européennes de 2019 et de 2024), elle partage, depuis une quarantaine d'années, sa vie avec un homme politique (et futur, ancien, ministre), Bernard Kouchner, le médecin distributeur de grains de riz des années 1990. Elle a étudié à l'IEP Paris (diplômée en 1965) et à l'Université de Cambridge, et a commencé en 1967 sa carrière de journaliste aux États-Unis.

Sa notoriété est arrivée avec la décision de Pierre Desgraupes, président d'Antenne 2, en octobre 1981, de la mettre à la présentation du journal télévisée de 20 heures. Christine Ockrent a été rapidement sacrée reine des médias par les téléspectateurs qui n'avaient pas beaucoup l'habitude de voir une femme à cette fonction très intime, puisque, comme le rappelle sur France Inter la productrice Sonia Devillers, les officiants du journal télévisé s'invitaient aux dîners quotidiens des Français (enfin, pour ceux qui dînaient en regardant la télévision ; ce qui n'était pas le cas de mes grands-parents qui dînaient avant de regarder la télévision !). Elle y est restée jusqu'en juin 1985, en alternance avec PPDA (puis de septembre 1988 à décembre 1989 après un passage à RTL et TF1). En particulier, elle a participé à l'émission "Vive la crise !" présentée par Yves Montand et diffusée le 22 février 1984 pour se prêter au jeu d'un faux journal crédible. À cette époque, elle était parmi les plus médiatiques, recevant deux Sept d'or en 1985 (7 d'or du meilleur présentateur de journal télévisé, en l'occurrence présentatrice !, et Super 7 d'or).

En 1992, elle est retournée à la présentation du journal télévisé sur France 3 pour "Soir 3" entre septembre 1992 et septembre 1994, mais surtout, entre novembre 1992 et février 2008, avec des noms d'émission différents ("À la une sur la 3", "Dimanche soir", "Politique dimanche", "France Europe Express", "Duel sur la 3"), elle a animé le dimanche soir un duel entre deux éditorialistes, Serge July ("Libération") et Philippe Alexandre (RTL). Le trio a été rendu célèbre par "Les Guignols de l'Info" sur Canal Plus avec leurs marionnettes qui n'oubliaient pas "la poire et les cahuètes de chez M'ame Crissine". L'émission était parfois, selon la formule, coanimée par Gilles Leclerc.
 

Christine Ockrent a été également directrice de la rédaction de l'hebdomadaire "L'Express" d'octobre 1994 à mars 1996 (une greffe avec la presse écrite qui ne s'est pas bien faite), et sa boulimie des années 1990 et 2000 la conduisait à proposer des éditoriaux réguliers aussi pour Canal J, "Info-Matin", Europe 1 (participant à la grande émission politique hebdomadaire de la station "Le Club de la Presse"), BFM, "La Provence", "Metro", TV5, France 24, etc.

Si Christine Ockrent est partie de France 3 le 17 février 2008, c'était tout simplement parce qu'elle venait de recevoir son bâton de maréchale : elle a été nommée le 20 février 2008 par le Président de la République Nicolas Sarkozy directrice générale déléguée de l'Audiovisuel extérieur de la France (AEF), que venait juste d'être créé, rebaptisé le 27 juin 2013 France Médias Monde (nommée sur proposition de son président Alain de Pouzilhac), et à ce titre, directrice générale déléguée des deux entités, la télévision France 24 et la radio RFI (Radio France Internationale), la voix de la France à l'étranger.

Son aventure à ce poste de numéro deux n'a pas duré très longtemps, jusqu'en septembre 2011. Elle a été particulièrement contestée dans sa gestion par le management des deux chaînes avec des épreuves de force inédites dans l'audiovisuel (refus d'assister aux réunions, etc.), avec une affaire d'espionnage des ordinateurs du personnel, etc. Par ailleurs, les relations étaient très tendues entre Christine Ockrent et Alain de Pouzilhac. Sa nomination elle-même a prêté le flanc à la critique car l'AEF dépendait de la tutelle du Ministère des Affaires étrangères ; or le ministre depuis mai 2007 n'était autre que Bernard Kouchner, son compagnon (les syndicats de journalistes ont vivement souligné le risque de conflit d'intérêt). À partir de janvier 2010, la tutelle a été attribuée au Ministère de la Culture. Christine Ockrent a jeté l'éponge en mai 2011 en donnant sa démission et en déposant plainte pour harcèlement moral (en novembre 2010, Bernard Kouchner a quitté le Quai d'Orsay dont c'était aussi le bâton de maréchal).



À partir de février 2013, Christine Ockrent a repris l'antenne, cette fois-ci sur France Culture pour une chronique hebdomadaire le samedi sur des thèmes internationaux. Son expertise journalistique est la géopolitique et c'est ce thème qui revient très souvent parmi les vingt et un essais dont elle est l'auteure, en particulier sur la politique intérieure américaine (elle avait annoncé la victoire d'Hillary Clinton en 2016), les oligarques russes, le régime théocratique iranien, le régime saoudien, le régime communiste chinois, etc.

Petits échantillons. Sur l'Arabie Saoudite, malgré le prince séducteur Mohammed Ben Salmane : « En l’absence de chiffres officiels, Amnesty International estime que quelque cinq cents exécutions ont été pratiquées depuis l’avènement du roi Salman. Une cinquantaine de personnes ont été exécutées lors des premiers mois de 2018, dont la moitié pour des affaires de drogue sans violence, dénonce de son côté Human Rights Watch. Dans le cas d’individus ayant commis des crimes ou des vols particulièrement scandaleux, une fois la tête recousue, leur cadavre est parfois crucifié et exposé en public. Le vol entraîne l'amputation de la main droite et quelquefois des pieds. Sont punis de mort le blasphème, l’homosexualité, la trahison et le meurtre. L’adultère expose la femme mariée à la mort par lapidation ; cent coups de fouet châtient son partenaire. » (2018). Sur Vladimir Poutine : « La dissolution de l’Union Soviétique a été "la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle". Il lui revient donc de restaurer la Russie dans sa gloire, d’effacer ses humiliations, de redorer son Église orthodoxe, d’embrasser les icônes et de brûler les encens, de lui rendre son statut de puissance globale, d’exalter sa victoire contre le fascisme, de célébrer les symboles de sa force ancienne, quitte à ressusciter ceux du communisme. » (2014). Sur les services secrets : « Quand on a, par métier, regardé le dessous de table et l'envers des cartes pendant longtemps, il ne reste plus que trois attitudes : ou préparer une liste de gens "à flinguer", ce qui est fastidieux et illégal, ou se flinguer soi-même, ce qui est inconfortable, ou faire l'appel à une vertu cardinale, le sens de l'humour, ce qui permet de sourire pour le restant de vos jours. » (1986). Le secret de Xi Jinping pour durer : « Xi Jinping interdit d'ordinaire toute mise en cause publique du passé, "le nihilisme historique" et la transparence seraient responsables, selon lui, de l'écroulement de l'Union Soviétique dont il ne cesse de ressasser l'exemple. » (2023). Sur Hillary Clinton : « Quel a été son rôle : celui de l'épouse bornée et trompée ou celui de la complice hypocrite ? Est-elle jusqu'au bout une femme cocue ou une partenaire cynique ? Entre les deux hypothèses, l'Amérique ne cessera d'osciller. Les bien-pensants opinent : qu'elle préserve les apparences, l'institution et sa famille ! Les féministes trépignent : qu'elle le quitte ! Qu'à l'image de sa génération, elle préserve la dignité de la femme bafouée et libérée ! Dans ses Mémoires, Hillary se contentera de cet argument, qui ne va pas loin dans la confidence mais qui correspond sans doute à sa conviction profonde : "Je voulais lui tordre le cou, mais il n'était pas simplement mon mari : il était le Président des États-Unis". » (2016).

En 2023, elle est sortie de sa zone de confort en participant à une pièce de théâtre de l'auteur, metteur en scène et comédien libanais Wajdi Mouawad qui avait dû fuir son pays, le Liban, en 1982 (il était alors adolescent) et qui n'avait plus de nouvelles de son pays que par Christine Ockrent dans le journal télévisé. Sonia Devillers expliquait ainsi : « [Wajdi Mouawad] reste hanté par la guerre, il ne vit qu'à travers la hantise de la guerre à une époque où il n'y avait ni téléphone portable, ni réseaux sociaux, ni chaîne d'information continue. La seule source d'information pour cette famille étant alors le 20 heures de Christine Ockrent à travers laquelle il fait revivre sa propre histoire. Wajdi Mouawad lui fait dire quelques mots sur sa propre mère, des phrases très belles qui font réfléchir à une forme de déshumanisation quand on raconte la vie des victimes de la guerre en général, en plus de raconter comment on médiatise à l'époque une guerre, telle que celle du Liban. ».

Pour son attention portée aux affaires européennes (en particulier avec l'émission "France Europe Express" de 1997 à 2007), Christine Ockrent a fait partie des cinq journalistes (avec notamment Jean Quatremer, Quentin Dickinson et Guillaume Klossa) à avoir fait partie du comité d'honneur du 50e anniversaire du Traité de Rome en 2007.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (21 avril 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Christine Ockrent.
Vive la crise !
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