Affaire Redeker et tribu Ka : liberté d’expression ou pseudo-philosophie ?

par Philippe Boisnard
mardi 3 octobre 2006

D’un coup, sur les ondes, l’annonce, Robert Redeker, le philosophe, est inquiété par une fatwa populaire de milieux occultes musulmans, et il serait de notre devoir de le défendre, au nom de la sacro-sainte liberté d’expression. D’un coup, ouf ! le site de Kémi Séba, le people de la tribu Ka, s’est vu fermé par une décision de justice. Dieu soit loué, justice est faite, le temps retombe dans ses gonds, Redeker nous ouvre les yeux, le peuple est sauvé de l’affreux anti-sémite.

Deux faits, qui semblent distants ; or, comme je vais l’expliquer, peu de différences structurelles dans l’approche de l’un et de l’autre des protagonistes, ce qui me fait poser la question de la possible plainte pour incitation à la haine raciale et religieuse qui pourrait en découler, et de la possible condamnation du Figaro. Mais n’étant pas maître Eolas, je ne peux malheureusement statuer sur ce dernier point, que je laisse aux juristes.

Revenons aux affaires : d’un côté, on a Kémi Séba, alias Kemo Gilles Robert, leader d’un micro-groupe style black-panther, qui jongle avec une gouaille travaillée, entre thèse afro-centriste, invective anti-sioniste/anti-sémite et expansion marketing fondée sur la publicité médiatique [comme la page de son site en témoigne une fois de plus]. Malgré le fait qu’il plaide pour la liberté d’expression [et de quelle expression, cf. les déclarations à la sortie de la condamnation de son site pour incitation à la haine raciale], il a été condamné par la justice française. En effet, selon les principes républicains hérités du rousseauisme, l’Etat est garant non seulement des bonnes moeurs, mais en plus de la paix du peuple, en prenant en compte sa diversité. C’est pourquoi, quelle que soit la prétention à la liberté d’expression revendiquée par Kémi Séba, du fait que nous sommes en République, et pas dans une démocratie radicale où toute forme d’expression serait possible, y compris l’expresion antidémocratique, il est tout à fait justifié que la justice ait interdit aussi bien son site que son organisation. Même si, en cette heure du développement de la démocratie médiatique, une expressivité peut s’établir bien au-delà des territoires nationaux [comme cela semble devoir être le cas au vu de son annonce de la reprise d’un site].

De l’autre, Robert Redeker, philosophe de son état, spécialiste du sport, et réac. en cela, critiquant notre époque en faveur des grands élans populaires d’avant-guerre, ayant pas mal d’altercations avec ses collègues sur une liste de discussion [philosliste] pour ses positions pro-américaines et islamophobes lors de la guerre d’Irak. De l’autre, Robert Redeker, pourfendeur dans un article du 19 septembre de l’islam, de son horreur, appelant, comme si nous étions en 1933 - et cela rappelle étrangement aussi ce que peut dire Dantec - à une sorte de prise de conscience que nous sommes face à la montée du mal absolu, à un danger imminent s’incarnant en Occident par une sorte d’islamisation des esprits. Les attaques de son article, on peut les lire ici. Alors, qu’a-t-il écrit ? Avant d’en venir à une analyse de son texte, il est nécessaire de dire qu’il n’y a certainement rien qui vaille qu’on le menace de mort. Une opinion, même si elle est le reflet de la bêtise, ne justifie aucunement de la part de personnes privées, comme d’un Etat, qu’on en appelle au meutre. Ces appels, comme le précise windowinlebanon, ne font d’ailleurs que tomber dans une sorte de double bind : non, nous ne sommes pas meutriers, d’ailleurs, vous méritez la mort pour ce que vous écrivez !

L’article de Redeker, s’il s’inscrit dans l’interprétation sectaire et donc hyper orientée de l’islam, que l’on voit fleurir en France, cependant n’en reste pas là. Il justifie, par ailleurs, une sorte d’appel à la guerre de l’axe du bien contre l’axe du mal : ceci apparaît parfaitement à travers le recours à la comparaison avec le communisme comme figure du mal [alors que l’Occident, pour lui incarné par les Etats-Unis, est en effet l’axe du bien. Lire à ce propos le très bon papier de Marcel à propos du livre de Jacques R. Pauwels, Le mythe de la bonne guerre, sur AgoraVox] et à la nécessité de la lutte victorieuse contre lui. De même oppose-t-il, et ceci d’une manière manichéenne, christianisme contre islam, comme s’il n’y avait qu’un seul christianisme dévoué à autrui, prêcheur de paix, et un seul islam, inquisiteur, destructeur. Naïveté ou ignorance, ou plus simplement bêtise de cet homme : faut-il rappeler qu’actuellement les guerres menées par les Etats-Unis le sont aussi par le gouvernement de Bush au nom de Dieu, faudrait-il rappeler que ce Christ amour sévit comme le plus grand censeur dans le nouvel évangélisme américain qui est en passe de se répandre dans le monde entier, et de rendre la vie névrotique dans sa propre nation ? Le manichéisme de Redeker est celui qui ignore que l’islam n’est pas une religion, contrairement au catholicisme, qui a une seule autorité, et que, par exemple, il est totalement différent, entre l’ordre taliban ou celui défendu par les associations musulmanes de France. De même, quand il parle de ces intellectuels musulmans qui incarnent "l’oeil de Moscou" : quelle est cette métaphore ? Y a-t-il un Etat islamiste duquel ils seraient comptables ? Comment considérer des penseurs comme Youssef Seddick ou Abedennour Bidar, qui, loin de toutes ces caricatures, pensent l’islam en tant que religion de paix, et même d’amour profond ? Bêtise d’un philosophe, car ce qu’implique la pensée n’est pas tant l’omniscience que la prudence dans les opinions, et la rigueur des concepts. Ainsi, que cela soit le sectarisme musulman ou cet autruisme chrétien, l’article de Redeker vogue en plein mythe, sans autre rigueur que de se laisser emporter par sa verve - comme Dantec qui cite les scolastiques ou Pères de l’Eglise sans les avoir lus, de même les premiers penseurs de l’islam, les penseurs le plus en avance sur la tolérance vis-à-vis de la femme, étrangement.

De plus, semble grave son invective sur l’islamisation des esprits. Plutôt, à l’origine, de gauche, quand je l’ai connu, puis passant au chevènementisme, dont il faut rappeler que Pierre Poujade fut l’un des soutiens, il semble avoir viré aux thèses propres au Front national, qui dès les années 1980 dénonçait en France une islamisation rampante des esprits.

Dès lors, s’il est nécessaire, et ceci au nom de nos valeurs républicaines ou de la démocratie, de lutter pour la défense de Redeker en tant qu’homme, reste que nous ne pouvons qu’être pour sa condamnation en tant que penseur. Condamnation certes individuelle, mais peut-être nécessaire, peu à peu, en France, au nom de la nécessité de la paix entre les différents corps qui constituent le pays, nécessaire, même s’il faut reconnaître que le meilleur Etat reste celui qui conserve la liberté d’expression la plus absolue, c’est-à-dire, corrélativement, qui pratique une totale indifférence et une non-amplification ou intensification es thèses extrémistes.


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