L’église liquide

par Christian Pradel
samedi 25 février 2006

L’ekklesia, l’assemblée, mot profane sacralisé avec le temps sous le nom d’Eglise, prend la forme que lui confère notre modernité-post. Petit essai de repérage.

Nous vivons plongés dans les méandres d’une société qui nous interpelle et qui nous façonne malgré tout. Comment l’Evangile, celui des Ecritures, peut-il être compris sans passer par ces filtres que sont les clichés et les ignorances établis en dogme ? Cette question semble récurrente. Voici une réflexion, un petit essai de repérage pour essayer de comprendre le visage de l’église actuelle dans notre société. Je ne parle pas ici de l’Eglise institutionnalisée et qui a sa propre structure. Je parle de l’église, l’ensemble des croyants pratiquant leur foi et qui forment l’église ( assemblée de chrétiens) ; ceci sous le rapport d’une nouvelle modalité qui peut porter encore le nom d’église.

Nous vivons au sein d’une modernité singulière, et pour reprendre la métaphore de Zygmunt Bauman, un sociologue influent, nous vivons au sein d’une « modernité liquide ». Je trouve cette expression pertinente. Elle est significative d’une réalité qui coule au travers de nos vies personnelle et collective. Les églises subissent aussi cette fluidité. La solidité de leurs anciennes ossatures semble se liquéfier en compositions nouvelles.

Qu’évoque cette image ? La particularité d’un corps liquide, c’est qu’il ne résiste pas à la pression d’une force extérieure ; sa forme ne peut être conservée. Les forces externes sont plus grandes que les forces entre ses molécules. « Ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la "modernité liquide" »*. Les liens humains sont fragiles et ne résistent plus aux changements constants qu’ils subissent. Ils sont soumis à des forces de frappe d’intensité variable. Nous sommes acculés et devons répondre à tant de choix, multiples et souvent contradictoires.

Je me rends compte, par expérience, qu’il devient difficile de prendre le temps de réfléchir, de discerner ce qui peut être fait. Nous semblons être comme contraints. Le chrétien vivant sa foi rencontre les mêmes difficultés. Il ne prend plus le temps de réfléchir, de discerner ce qu’il peut faire, de prier. Il n’arrive plus à attendre l’aide de Dieu. C’est comme si cette société liquide avait dissous la puissance de Dieu à ses yeux.. Où est la confiance en un Dieu qui a la capacité de répondre efficacement à ces situations complexes de vie, car en fait, la foi en Dieu, c’est précisément cette confiance ?

L’église, cette assemblée de chrétiens, subit aussi les dommages collatéraux de cette modernité qui la modèle. Elle devient subrepticement l’église liquide. Elle pourrait être une bonne formule d’église et un modèle innovant, comme elle pourrait être aussi un scénario se distançant du modèle biblique, sa source.

Evidemment, cette conception de l’église se détache de son traditionnel visage que lui fait porter l’institution religieuse, ecclésiale.

Pourtant, le caractère fluide de cette modernité a une incidence sur l’Eglise et oblige le chrétien à revenir vers l’essentiel. En effet, la modernité liquide favorise plutôt le principe de réseau dans les interactions humaines que celui de la structure, dont « la raison d’être était d’attacher par des nœuds difficiles à dénouer »*. Les connections se font au gré des désirs et des volontés autonomes, et les déconnections sont plus courantes.
On veut préserver sa liberté de choix, refuser le sacrifice de soi. On ne s’engage plus à long terme, On planifie un schéma de vie avec des portes de sortie. On s’assure que toutes les relations soient faciles à défaire.
Avoir une vie sûre qui se renouvelle sans cesse, c’est à la fois avouer avoir besoin d’être à l’affût de ce qui est meilleur et plus sécurisant pour notre vie, et désavouer ce qui est statique en nous, ce qui ligote notre vie, et la sature, donc. Considérons ce que le Christ nous a laissé de son expérience de vie : n’est-il pas le mieux placé pour nous communiquer ce style de vie renouvelée ( je m’adresse ici aux chrétiens) ? Et pourtant, la faiblesse de la relation à l’autre est manifeste : la communion fraternelle et spirituelle avec le Christ est fragilisée. C’est ainsi que se profile cette église liquide. Sa progression semble inévitable.

Prenons un exemple. L’église sur Internet se développe. Ce phénomène « des rencontres sur Internet est l’une des expressions les plus emblématiques des relations liquides contemporaines, que l’on veut en même temps intenses et révocables à merci ». Et si cet "éco-système informationnel" qu’est l’Internet, pour reprendre cette expression de Joël de Rosnay, permet à certains aspects d’une vie spirituelle d’être vécus, il est utilisé pour pallier la solitude et aussi un sentiment d’insécurité plus ou moins conscient face à la rigueur de la religion. Dans ce cadre, il manifeste souvent une stabilité relationnelle fragile. C’est toute l’ambivalence des liens liquides.

A méditer et à approfondir !

Christian

* Entretien avec Zygmunt Bauman dans Sciences humaines n° 165 - novembre 2005, "Vivre dans la "modernité liquide" ", p 34-35


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