L’abbé de Choisy : le prêtre en jupons qui défia la cour de Louis XIV
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
samedi 19 avril 2025
Sous les ors de Versailles, un homme d’Église osa vivre en femme, séduire en dentelles et écrire sa légende avec une plume trempée d’audace. François-Timoléon de Choisy, abbé libertin et ami d’enfance de Monsieur, frère de Louis XIV, incarna une liberté scandaleuse au cœur d’un XVIIe siècle corseté par les convenances. Entre travestissement, intrigues galantes et mémoires sulfureux, son histoire révèle les paradoxes d’une époque et d’un homme insaisissable.
Les jupes de l’enfance : une éducation hors normes
François-Timoléon de Choisy voit le jour le 16 août 1644 à Paris, dans une famille de robe anoblie, où l’ambition se mêle aux intrigues de cour. Fils de Jean III de Choisy, conseiller d’État et chancelier de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII, et de Jeanne-Olympe Hurault de L’Hospital, petite-fille du chancelier Michel de L’Hospital, il est le cadet d’une fratrie promise aux honneurs. Mais c’est sa mère, femme de tête et intime de la reine Anne d’Autriche, qui va façonner son destin avec une audace déconcertante. Dès son plus jeune âge, elle l’habille en fille, une pratique alors tolérée pour les enfants nobles, mais qu’elle prolonge jusqu’à ses 18 ans. Pourquoi ? Pour le rapprocher de Philippe d’Orléans, dit Monsieur, frère cadet de Louis XIV, compagnon de jeux et miroir de ses propres excentricités vestimentaires.
Imaginez-le, ce petit garçon aux boucles soignées, les oreilles percées de diamants, paré de mouches et de rubans, gambadant dans les jardins du Palais du Luxembourg aux côtés de Monsieur. Ce n’est pas un simple caprice maternel : Jeanne-Olympe, fine stratège, voit dans cette mise en scène un moyen d’intégrer son fils à la cour, là où les faveurs se gagnent par la proximité et l’élégance. Elle lui serine :"Ne soyez point glorieux, mon fils, songez que vous n’êtes qu’un bourgeois". Une leçon d’humilité paradoxale, car en le parant de jupes, elle le propulse parmi l’élite, auprès de figures comme le futur cardinal de Bouillon, son contemporain et ami fidèle. Cette éducation efféminée, imposée par une mère ambitieuse, plante les graines d’une vie hors des sentiers battus.
Pourtant, cette enfance travestie n’est pas unique à Choisy. Monsieur lui-même, sous l’influence du cardinal Mazarin, est souvent vêtu en fille, une tactique visant à le rendre inoffensif face à son aîné, le futur Roi-Soleil. Mais chez Choisy, ce qui commence comme un jeu de cour devient une passion intime. Les mémoires qu’il laissera plus tard, notamment Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme, décrivent avec une candeur désarmante ces premières années : "J’avais les oreilles percées, des diamants, des mouches, et toutes les petites afféteries auxquelles on s’accoutume fort aisément.". Une habitude d’enfance, dira-t-il, mais une habitude qui ne le quittera jamais vraiment.
De l’abbaye à la comtesse : une double vie ébouriffante
À 18 ans, Choisy troque temporairement les jupes pour la soutane. Étudiant en Sorbonne, il décroche en 1663 la charge d’abbé de Saint-Seine en Bourgogne, un titre lucratif plus honorifique que spirituel sous l’Ancien Régime. Mais la mort de sa mère en 1669, qui lui laisse une fortune conséquente, libère ses penchants. Loin de se contenter d’une vie monastique, il plonge dans une existence de plaisirs, où le travestissement devient son art de vivre. Sous les noms de "comtesse des Barres" ou "Madame de Sancy", il s’invente une identité féminine, séduit des jeunes filles de bonne famille et sème le trouble dans les provinces, notamment à Bourges.
Imaginez la scène : une femme élégante, corsetée de soie, la peau blanchie par des pommades à base d’eau de veau et de pied de mouton, reçoit dans un château avec une grâce étudiée. Sous les atours, c’est Choisy, l’abbé, qui joue son rôle avec une aisance troublante. Ses mémoires racontent ces aventures avec une verve jubilatoire : il attire des demoiselles sous prétexte de leur apprendre l’élégance, les initie à des jeux ambigus, parfois les travestit en garçons pour pimenter ses intrigues. "Je n’avais point de barbe, on avait eu soin, dès l’âge de cinq ou six ans, de me frotter avec une certaine eau qui fait mourir le poil", écrit-il, révélant un soin méticuleux de son apparence androgyne. Ces récits, publiés posthumément en 1736 sous le titre Mémoires de Madame la comtesse des Barres, oscillent entre confession et provocation.
Mais cette double vie n’est pas sans risques. À Paris, sa réputation le précède : on le courtise, on le moque, on l’admire. Lors d’une rencontre à l’opéra avec le Grand Dauphin, fils de Louis XIV, il est publiquement réprimandé par le duc de Montausier : "Monsieur ou Mademoiselle, car je ne sais comment vous appeler, vous devriez avoir honte". L’incident le pousse à s’exiler temporairement en province. Pourtant, loin de s’amender, il persiste, porté par une tolérance surprenante de son entourage. Son curé et son évêque, charmés par sa générosité, ferment les yeux ; la cour, fascinée par son audace, l’invite encore à ses fêtes. Choisy n’est pas un paria : il est une énigme vivante, un libertin qui défie les codes sans jamais sombrer dans l’opprobre total.
Une cour de miroirs et de masques
Au cœur de cette histoire trône Philippe d’Orléans, Monsieur, frère de Louis XIV, dont l’amitié avec Choisy scelle une complicité née dans l’enfance. Monsieur, connu pour son goût des parures féminines et ses amours masculines – notamment avec le chevalier de Lorraine –, incarne une figure de l’excès baroque. Saint-Simon le dépeint en "petit homme ventru, monté sur des échasses, toujours paré comme une femme, plein de bagues et de pierreries". Avec Choisy, il partage une passion pour les masques et les jeux de genre, mais leurs chemins divergent : là où Monsieur affiche une homosexualité assumée, Choisy reste hétérosexuel, trouvant dans le travestissement un adjuvant à sa libido plutôt qu’une identité profonde.
Autour d’eux gravite une galaxie de figures influentes. La reine Anne d’Autriche, régente jusqu’en 1651, a indirectement façonné leur jeunesse en encourageant ces travestissements pour distraire le jeune Louis XIV et neutraliser Monsieur. Madame de Lafayette, l’autrice de La Princesse de Clèves, aurait, selon Choisy, conseillé son retour aux habits féminins après une brève tentative masculine. Un détail peut-être ironique, mais révélateur de l’esprit libertin de certains cercles. Le cardinal de Bouillon, protecteur de Choisy, l’emmène à Rome en 1676 pour un conclave, offrant à l’abbé une respectabilité ecclésiastique qui contraste avec ses frasques. Ces personnages, oscillant entre indulgence et calcul, forment le décor d’une cour où l’apparence prime sur la morale.
Louis XIV lui-même reste une ombre distante. S’il tolère les excentricités de son frère et, par extension, celles de Choisy, il n’intervient que rarement. Certains biographes, comme Dirk Van der Cruysse, suggèrent que le Roi aurait menacé Choisy de sanctions s’il ne se corrigeait pas, mais aucune source directe ne le confirme. Cette ambiguïté reflète l’équilibre fragile de Versailles : un monde de faste où les écarts sont permis tant qu’ils ne menacent pas l’ordre royal. Choisy, en flirtant avec les limites, incarne cette tension entre liberté individuelle et contrôle absolutiste.
Une conversion en cemi-teinte : du libertinage à la soutane
En 1683, une grave maladie frappe Choisy et marque un tournant. Frôlant la mort, il se retire un an au séminaire des Missions étrangères à Paris, un lieu de piété austère. En 1685, ordonné prêtre, il rejoint l’ambassade du chevalier de Chaumont au Siam, une mission d’évangélisation ordonnée par Louis XIV. Son Journal du voyage de Siam (1687) témoigne d’un esprit curieux et cultivé, loin du libertin frivole. À son retour, il reçoit des bénéfices ecclésiastiques – le prieuré de Saint-Benoît-du-Sault en 1689, le doyenné de Bayeux en 1697 – et entre à l’Académie française en 1687, collaborant avec Charles Perrault sur des travaux linguistiques. Cette phase semble marquer une rupture avec son passé scandaleux.
Pourtant, la conversion est-elle totale ? Ses écrits ultérieurs, comme l’imposante Histoire de l’Église en onze volumes (1703-1723), révèlent un érudit pieux, mais ses mémoires galants, rédigés en privé, suggèrent que le travestissement reste une obsession. "Quand je serai bien vieux, je me ferai lire et relire ces Mémoires, et me rajeunirai en me rappelant ces temps heureux", confie-t-il. Jusqu’à sa mort en 1724, octogénaire, il reçoit des visiteurs en habits féminins, selon le témoignage du marquis d’Argenson, son légataire. Cette dualité – prêtre dévot le jour, femme parée la nuit – défie les jugements hâtifs. Était-il un repentant sincère ou un acteur jouant plusieurs rôles jusqu’au bout ?
Les historiens divergent. Georges Mongrédien, dans son édition des Mémoires (1966), le voit comme un débauché sans remords, tandis que Dirk Van der Cruysse (L’Abbé de Choisy, androgyne et mandarin, 1995) y décèle une quête d’identité plus complexe. Jacques Lacan, psychiatre et psychanalyste français, dans une leçon de 1966, parle d’un "pervers normal", à l’aise dans ses contradictions. Ce qui est sûr, c’est que Choisy ne renie jamais son passé : il l’écrit, le célèbre, le transforme en légende. Sa conversion, réelle ou feinte, ne dissout pas l’abbé en jupons ; elle l’ajoute à sa palette de masques.
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