Aux sens absents

par Nicolas Cavaliere
vendredi 22 juillet 2022

Des intuitions.

Dans un Charbonneau, il y a une phrase qui m’a amené à réfléchir : « Un homme n’a pas d’autre moyen que sa langue pour connaître le sens de sa vie et l’ensemble terrestre et humain où il doit mener son chemin. » (La société médiatisée, R&N, 2021, p.18) Quelqu’un en moi trouve ça faux. C’est le quelqu’un qui a vu collégien Philippe dans la file de distribution des livres, adolescent Nathalie rougir en embrassant un autre garçon, lycéen l’autre Philippe dans le bus, Anthony avec ses sourcils sur un banc, étudiant Marion en haut d’une estrade, Mélanie attablée au centre de la classe, salarié Natacha dans un angle à cafetière, Marjolaine opaque sur sa gauche, Jean-Pierre lui souhaitant la bienvenue avec un sourire, Alexandra se tenant droite prête à le saluer. Ce quelqu’un n’avait aucun mot pour se décrire ce qu’il se passait, et il était absolument sûr que ces rencontres avaient un sens absolu sur et pour le chemin qu’il arpente. Ces intuitions ont toutes donné lieu à des relations importantes qui ont défini plusieurs années de sa vie, même quand elles ont été à sens unique, plus encore quand elles ont été imaginaires. Ce texte n’est pas un commentaire sur ces relations, il en est une sorte d’aboutissement, provisoire bien sûr, comme si mon moi profond ne vivait que pour mieux réfléchir à ce qui lui arrivait.

Il est clair pour moi que Charbonneau a faux. L’amitié et l’amour ne se décrètent pas, la langue ne les tient pas, ils sont un élan du corps, un élan de l’âme aussi, si elle existe, car on a toujours tendance à ne postuler une âme qu’en la supposant éternelle. Ils sont le sens de la vie, le nœud du souvenir, le vœu du mourant. Le sens de la vie nous est révélé quand le temps à rebours nous dévoile la beauté de ses accidents, de ces rencontres inattendues qui ont lieu parce que nous les attendons dans le silence de nos rêves absents. Il est dans la reconstitution mentale d’une image et des sensations olfactives, sonores, tactiles, qui l’ont accompagnée. Ce n’est pas seulement la fameuse madeleine qui ramène au passé et lui rend sa saveur. Il s’agit des moments même où nous goûtons la madeleine. Il s’agit du tout.

Je pense qu’aujourd’hui les gens autour de moi ne donnent pas assez de crédit à leurs sens pour se conduire dans la vie, et que simultanément ils leur en donnent trop. La génération selfie qui prend des poses sans cesse devant la caméra est bien obligée de les penser un brin avant de les immortaliser. Ils mettent donc leurs sens en veilleuse le temps de se photographier. Et ils les mettent en avant car les images qu’ils capturent sont celles de leurs corps, et, ils l’espèrent, ils l’espèrent même quand ils ne voudraient pas se l’avouer !, de leurs âmes à travers leurs expressions et leurs postures. Quand ces photographies permettent de revenir sur le moment vécu, celui-ci paraît légèrement immobile, bien entendu ; ce sont des photographies. Il y a des sens en jeu, mais ils ne sont pas mobiles, pas vivants. Ils sont figés. Figés, ils sont absents.

Je ne suis pas né avec le selfie et la photographie en continu. L’image avec laquelle j’ai mûri était mouvante. C’est l’image de la télévision, c’est l’image du cinéma, ce sont les rythmes du jeu vidéo. Les sens ne sont pas figés mais absents. Ce mouvement continu tendant vers l’abstraction, mes sens tendent vers l’absence, fonctionnent par phases, entrant souvent en activité quand la veille a été trop profonde. La plupart du temps, je suis moi aussi absent (heureusement, il y a la musique). Ce code comportemental que j’ai intégré m’amène à isoler des chapitres de ma vie comme si sa continuité était sans cesse en péril. Si j’extrapolais à tout le monde ce que je viens de décrire me concernant, je dirais que le média-image omniprésent avec la télévision et l’Internet sait très bien jouer sur cette attente corporelle, à la fois amplifier et diminuer ce qui dans la personne joue son rapport au groupe. Le média-image amplifie chez le spectateur la volonté d’avoir une histoire qui ait du sens, en tout cas une chronologie chargée d’évènements marquants, d’une manière que le langage littéraire d’avant le 17ème siècle préfigurait surtout dans la poésie guerrière et dans la tragédie. Le média-image n’interdit pas la contemplation ni la rêverie, il les encourage et les instrumentalise afin de créer chez le sujet un rapport à son histoire personnelle qui le place au centre de son rêve de monde quels que soient ses actes, héroïques ou non. Quand il pousse à l’action, les histoires qui en naissent ont le caractère éphémère d’une lecture ou d’un visionnage de film, cela laisse un peu trop souvent des partenariats trahis, des collectifs dissous, des couples déchirés ou simplement séparés. Dans les deux cas, contemplation ou action, le pouvoir omniprésent qui a créé ce rapport à l’image et au temps gagne. Il a bien divisé, il a mal régné.

Comme une addiction à ce fonctionnement que je ne peux pas me permettre de juger, à ce comportement en diagonales qui en résulte sans se renier. Comme une passion pour ces expériences souvent sans suite. Mais j’en sais le prix véritable. Gertrud est partie en affirmant : « j’ai aimé ». C’est tiré d’un film.

C’est intérieur. Je ne peux pas ne pas croire à ces intuitions. J’y crois parce qu’elles surgissent de nulle part. Si elles avaient une origine définie, elles n’auraient aucun sens. Elles ne me mènent peut-être pas à la satisfaction de vivre une histoire, mais elles font partie de la mienne, ce qui est, j’en ai gravement conscience, totalement accessoire. Ces intuitions ont le mérite essentiel de m’avoir donné les plus beaux moments en compagnie de personnes qui, pour une raison ou une autre ou sans raison du tout, se sont révélées exceptionnelles.

C’est extérieur. Je revois Alexandra passer ses doigts autour de son oreille gauche pour y ramener ses cheveux. Je revois ses joues et ses épaules. Elle était proche. Elle est loin. Je n’entends plus sa voix. Je me souviens d’une douceur infinie. Si j’entendais sa voix, je n’aurais plus besoin de me souvenir. Elle serait là sans cesse. Je rêve de pouvoir rêver plus, cela me rendrait indépendant. Elle serait là sans cesse. Je serais arrivé plus qu’à l’inconnu ; au beau. (Aux sens absents.) Et quand, affolé, je finirais par perdre l’intelligence de mes visions, complètes, pourvues d’odeurs, de contacts et de sons, j’y gagnerais la seule certitude : je les ai vues !


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