Quand poésie rime avec psychiatrie : Aline de Christophe

par Philotrope
mardi 21 août 2007

En 1965, Christophe, jeune éphèbe blond et moustachu lance un cri déchirant à la face de la France gaullienne, trop affairée à acquérir machine à laver et autre moulin à café électrique pour s’imbiber des fulgurances poétiques qui transcendent le texte.

Au mieux, Aline servira à ses débuts de prétexte ambulatoire aux couples d’adolescents rougeauds tentés par le stupre estival en bord de plage, au pire elle épaulera des années plus tard les réminiscences nostalgiques de bandes de quadras chauves et siliconés (selon le sexe) en offrant à leur gorge parcheminée par la cigarette et le whisky coca un refrain facile à se remémorer avec 3,5 g d’alcool dans le sang.

Il était donc grand temps de rendre justice à cette chanson dont l’écoute, 42 ans plus tard, ne laisse de nous interloquer par la richesse de sa profondeur, à moins que ce ne soit le contraire.
L’histoire, contée à la première personne, laisse à supposer que Christophe lui-même s’adresse à l’auditeur en lui confiant ses déboires.
J’avais dessiné sur le sable
Son doux visage qui me souriait
Imaginons la scène : le chanteur, la moustache pleine de sable doré, nonchalamment accroupi, dessine un visage avec un bâton qu’il a sans doute trouvé dans les dunes, là où en général les gens accomplissent les divers besoins que la nature leur impose. Il n’a pas encore précisé l’objet de ce portrait, mais on se doute bien qu’il ne s’agit pas d’un ornithorynque (d’autant qu’un ornithorynque, étant donné la configuration de son orifice buccal, a beaucoup de mal à sourire). Cela dit, nous ignorons si vous avez déjà essayé de dessiner sur le sable un doux visage qui vous souriait, mais sachez que si d’aventure vous tentiez l’expérience, la chose qui en résulterait aurait bien peu de chance de vous soutirer la moindre émotion - si ce n’est un rire nerveux. Aussi il semblerait que Christophe soit un artiste, un vrai, une sorte de Caravage du sable mouillé, ou alors qu’il a plus simplement besoin d’une bonne paire de lunettes. Mais laissons de côté ces considérations futiles, car le drame s’annonce...
Puis il a plu sur cette plage
Dans cet orage, elle a disparu
Oui, déjà, en 1965, les étés étaient pourris, et on ne pouvait vraiment pas faire confiance à Météo France. Notre ami en fait l’amère expérience, et c’est avec les yeux emplis d’horreur qu’il voit l’œuvre d’une vie disparaître sous l’effet d’une pluie aussi dévastatrice que cruelle.
Les amis du vérisme feront sans doute remarquer qu’il aurait été plus simple et sans doute plus crédible que le doux visage disparaisse sous l’effet de la marrée montante. Il est vrai que le réalisme y aurait gagné en intensité. Mais au détriment de l’expression poétique, car la marée, on le sait bien, évoque plus sûrement les odeurs de moules avariées mêlées aux visions déprimantes de vieilles tongs orphelines flottants sur l’écume douteuse que le doux visage d’un amour perdu. Sans compter que Christophe, en laissant bêtement recouvrir sa création par l’eau montante comme un vulgaire gamin de 5 ans avec son château de sable, serait sans doute passé pour un imbécile aux yeux de son auditoire. Ce Christophe est vraiment trop fort !
Mais poursuivons...
Et j’ai crié, crié, Aline, pour qu’elle revienne
Le poète fou de douleur ne tient plus ses nerfs et nous assistons à ce que les médecins psychiatres appellent « un pétage de plomb en direct ».
Loin d’imaginer le pathétique de la situation, le chanteur imagine qu’en criant un prénom féminin choisi au hasard, son dessin va se reformer comme par enchantement. C’est évidemment une regrettable erreur d’appréciation, sans doute redevable aux 5 gins-martini qu’il s’est envoyés peu de temps auparavant au bar de la plage.
Et j’ai pleuré, pleuré, oh ! j’avais trop de peine
Là on pourrait penser que notre ami Christophe manque un peu de dignité. Et on aura raison : c’est un véritable comportement de lopette. Espérons seulement qu’un maître nageur ne se trouvait pas dans les parages à observer la scène, sinon on n’ose imaginer le calvaire qui fut celui du chanteur pendant le reste de ses vacances (les maîtres nageurs sont très cancaniers).
Je me suis assis près de son âme
Mais la belle dame s’était enfuie
Là, Christophe a totalement lâché prise avec le réel. Refusant l’évidence, il préfère imaginer que sa création s’est enfuie à toute jambe. S’il avait su garder son sang-froid, notre ami aurait compris qu’un doux visage dessiné dans le sable avec un bâton n’a pas de jambes et qu’il lui est donc par conséquent impossible de s’échapper. (Et quand bien même elle aurait des jambes, permettez-moi de vous dire que la mobilité reste très limitée si elles sont en sable).
Je l’ai cherchée sans plus y croire
Et sans un espoir, pour me guider
Nous apprenons où Christophe a passé le reste de ses vacances : sur la plage, occupé à marmonner des paroles incompréhensibles tout en errant sans logique apparente, les jambes lourdes et les bras ballants. C’est une scène particulièrement déchirante, surtout si l’on considère le prix exorbitant des locations saisonnières.
Et j’ai crié, crié, Aline, pour qu’elle revienne
Et j’ai pleuré, pleuré, oh ! j’avais trop de peine
Parfois, pour varier les plaisirs monotones que procure une marche sans but sur une plage déserte sans rencontrer l’ombre d’un vendeur de chichi, Christophe se remet à crier, puis à pleurer, parfois les deux en même temps.
Je n’ai gardé que ce doux visage
Comme une épave sur le sable mouillé
On sent que notre ami est enfin sur le chemin de la rémission et qu’il reprend un peu du poil de la bête : certes le visage reste doux, mais c’est une épave ! Par l’entremise d’un subtil glissement sémantique, le transfert s’opère doucement entre l’objet de tous les amours et l’indifférence un tantinet dégoûtée. L’auditeur se surprend à nourrir quelque espoir concernant notre ami : un retour à la vie normale, ou pour le moins un retour sur la route goudronnée qui mène au centre-ville. Peut-être même pourra-t-il récupérer une partie du loyer de sa location, il n’est pas encore trop tard...
Hélas, si :
Et j’ai crié, crié, Aline, pour qu’elle revienne
Et j’ai pleuré, pleuré, oh ! j’avais trop de peine


Christophe : "On m’y reprendra
pas à dessiner des trucs sur le sable".

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