Baton Rouge, thriller de Patricia Cornwell
par Argoul
vendredi 11 novembre 2005
Voici un bon Cornwell au style enlevé, à l’action qui progresse sans temps mort, au suspense ménagé en professionnelles de chapitre en chapitre. Le lecteur retrouve tous les personnages qu’il a appris à connaître et à aimer : le docteur Scarpetta, médecin légiste de Virginie ; Marino, le gros flic divorcé et laid mais tenace et fidèle ; Lucy, la nièce de Scarpetta et sa filleule, sportive, informaticienne hors pair, lesbienne ; Benton, l’expert profileur, et d’autres.
Mais quelque chose a changé en Amérique, dont ce thriller, écrit en 2003, rend compte sans le savoir. Le 11 septembre est passé par là, et le livre y fait d’ailleurs une discrète allusion. Vous remarquerez qu’à la différence des romans précédents, « Baton Rouge » met les personnages résolument en dehors des institutions : le docteur Scarpetta n’est plus médecin-légiste officiel, elle est devenue consultante après sa dernière aventure à laquelle s’est mêlée la politique. Pete Marino n’est plus détective dans la police, il a démissionné, écoeuré. Lucy n’appartient plus au FBI mais a fondé sa propre entreprise de surveillance et sécurité, la grande affaire de l’après 11 septembre. Benton n’est plus actif, il est réputé « décédé ».
Aussi, autre effet direct du traumatisme du 11 septembre, les héros n’ont plus aucun scrupule à traquer les tueurs jusqu’au châtiment ultime. Directement. Plus aucune pitié pour les salauds, pas de quartier. Sur le territoire fédéral, à l’étranger dans les pays « amis », des clandestins, parfois vaguement reliés à des « services » fantômes ou de simples individus décidés à se prendre en mains, éliminent les « nuisibles ».Les institutions, les politiciens, la machinerie policière, judiciaire et démocratique sont trop lents, trop respectueux des formes. Il y a urgence. La guerre nécessite œil pour œil. Le lecteur ne peut avoir aucune compassion pour les tueurs en série psychopathes (curieusement « Français » d’origine), dont les crimes sans nombre sont complaisamment étalés, avec un luxe de détails répugnants. Malgré le clin d’œil appuyé au Texas - où la peine de mort est requise (et exécutée) - cette justice d’individus, devenue expéditive et souveraine, fait ressentir au lecteur français que je suis une certaine gêne. Le roman est bon et la fin, un peu précipitée, laisse présager une suite croustillante. Mais la gêne ressentie est du même ordre que celle que nous avons à la lecture de l’Ancien Testament après assimilation du Nouveau. Antennes sensibles de l’Amérique dominante - d’où l’intérêt de les lire -, les auteurs de thrillers nous indiquent une certaine régression de l’Amérique. La peur, la paranoïa, la dérive « à l’israélienne » d’une société chaque jour menacée du pire. Ils montrent aussi de façon concrète comment cet attentat terroriste, le premier de cette ampleur depuis Pearl Harbour, sur le sol américain, a bouleversé l’Amérique dans ses profondeurs. Un traumatisme dont nous ne pouvons, en Europe, nous faire une idée, habitués que nous sommes à la guerre sur notre sol et aux attentats divers depuis des années. Comme si "le Paradis" avait été violé, le refuge maternel, profané. Il est fondamental que nous saisissions l’ampleur de ce trauma pour comprendre les États-Unis d’aujourd’hui, qui me déconcertent et qui vous déconcertent sûrement.
Puisse l’Europe en profiter pour exister, avec ses valeurs, soutenue par sa puissance économique et diplomatique encore grande, lorsqu’elle est unie. Dépêchons-nous, cela ne va pas durer, le monde change à toute allure !
Patricia Cornwell, Baton Rouge, 2003, Livre de Poche, 606 p