En guise de rédemption
par C’est Nabum
vendredi 2 mai 2025
Le dernier voyage de Tout-d'Travers
Il est des êtres qui n'attirent pas la sympathie et se font un malin plaisir à traîner derrière eux souffrances et histoires, calamités et désastres. Dans tout le pays ce drôle de paroissien avait hérité du terrible sobriquet de « Tout-d'Travers » qui résumait assez bien la litanie des incidents, coups tordus et mauvaises actions qu'il laissait dans son sillage.
Tout-d'Travers étaient de ceux qu'on prétend porteur du mauvais œil ou de la guigne. Avec lui dans les parages, il fallait s'attendre à tout et surtout au pire tandis que le meilleur se carapatait à son approche. En dépit d'un palmarès à mettre en péril les sociétés de secours et la caisse de solidarité de la compagnie des marchands, il parvenait tant bien que mal à trouver des embauches tant sa connaissance de la rivière était sans pareille. Il suffisait de passer entre les gouttes le temps d'un convoi pour refiler le bébé à un autre convoi pour qui n'avait pas goutté l'eau du bain.
Tout-d'Travers n'avait pas laissé dans son sillage que des naufrages et des rixes, des accidents et des catastrophes diverses, il avait encore semé sa mauvaise graine dans quelques innocentes demoiselles qui se trouvèrent fort encombrées d'un fardeau dont elles durent assumer seules la lourde charge. Sur le plan des mœurs et de la moralité, notre lascar était à n'en point douter le moins recommandable des mariniers d'alors.
Comme il ajoutait à ce terrible tableau une intempérance d'exception et des abus de toutes natures, il vieillit plus promptement que des collègues qui avaient su manier leur barque avec plus de raison et de jugeote. L'heure de son dernier voyage avait sonné, il le sentait au plus profond d'une conscience qui se posait enfin les bonnes questions. Il était plus que temps pour lui de payer ses dettes.
Il avait appris de manière fortuite l'existence d'un de ces rejetons qu'il avait semé indignement sur sa route. Celui-ci portait sur sa figure sa signature, il n'y avait aucun doute là-dessus et comme de surcroît le gamin avait choisi le métier des gens de la rivière, il ne put feindre d'ignorer son existence. Le gamin du reste n'était pas dupe et faisait tout pour éviter cette canaille qui avait tant fait souffrir sa pauvre mère.
Quelle ne fut pas la surprise et le désappointement pour Victor quand il vit s'approcher le malandrin alors qu'il était dans une taverne du quai de la Fosse à Nantes. Le vieux était mal en point, ça se voyait comme son nez fleuri au milieu d'une trogne rubiconde. Tout-d'Travers s'adressa au garçon alors que jusqu'à présent, pendant les rares occasions où ils se croisèrent, il avait tout fait pour l'éviter.
« Je sais ton nom gamin et il ne fait aucun doute que je suis ton géniteur dans des conditions dont je ne peux que rougir, m'étant montré digne de ma terrible réputation. Jamais je n'ai apporté la moindre aide à ta mère qui ne fut qu'une rencontre occasionnelle sans même qu'elle en fut particulièrement d'accord. Je devrais rougir de honte et battre ma coulpe même si je n'en ferai rien tant que je traîne bien d'autres pêchés mortels dans ma terrible existence. »
Victor fut estomaqué par le propos qui ne manquait ni de courage ni de lucidité. Il se doutait au fond de son cœur du lien qui l'unissait à ce déplorable rejet. Il est des évidences qui s'imposent en dépit du désir de tout faire pour échapper à la terrible vérité. Le jeune homme redoutait ce moment tout autant qu'il l'avait désiré avec fougue pour une explication salvatrice. L'état de celui à qui il devait sans doute la vie, ne poussait guère au règlement de compte. Il le laissa s'asseoir à ses côtés en dépit des hauts le cœur qui le saisirent.
Tout-d'Travers reprit la parole sur un ton rempli d'humilité ce qui ne lui ressemblait guère. « Il ne fait aucun doute que tu es un de ces gamins que j'ai semé le long de la Loire sans la plus petite considération pour les femmes dont j'ai abusé. L'heure est bientôt venue pour moi de me présenter devant le juge suprême et je sais quelle destination sera la mienne. Satan m'a déjà préparé une place de choix dans son domaine et je dois reconnaître que je ne mérite que ça. Mais avant de mourir il me faut expier ici-bas, le long de la Loire, tout ce qui me vaut cette issue funeste. C'est toi que j'ai choisi pour me faire parcourir mon chemin de croix. »
Victor n'en croyait pas ses oreilles, l'ignoble Tout-d'Travers, le marinier le plus mal embouché de tout le bassin fluvial, ce gibier de potence qui avait toujours su échapper à sa juste récompense, venait de le solliciter pour laver la plus crasseuse des consciences. Pourquoi diantre accepterait-il de l'accompagner dans ce voyage vers l'enfer ? Pourtant la curiosité le titillait. Il avait envie de savoir ce qui pousse un humain à se conduire de la sorte si longtemps. Il le laissa poursuivre…
« Je souhaite que tu m'accompagnes pour mon ultime voyage. Il y a un convoi de sel qui part de Nantes pour remonter jusqu'à Roanne. Je souhaite que tu partages avec moi cet engagement puis nous remonterons à pied jusqu'à la source de la Loire si mes forces me le permettent afin de mourir au pied du Mont Gerbier. Tu n'auras plus qu'à m'enterrer sans messe ni prière, comme on le ferait pour un chien galeux. Et sur cette route, je te raconterai mon histoire, non pas pour que tu me pardonnes mais pour que tu comprennes ce qui me poussa à être ainsi, le plus effroyable des individus que ces rives n'ont jamais connu. »
Victor n'en revenait pas. La demande pour extravagante qui soit touchait au cœur ce gamin. Il allait comprendre et sans doute tenter d'évacuer un héritage qui inconsciemment le tourmentait. Se sachant le fruit de cet arbre pourri il s'était jusqu'alors refusé à fréquenter la moindre jeune fille. Peut-être trouverait-il durant ce voyage les motifs de croire encore en l'humanité en dépit de cette canaille qui lui servit de géniteur. À la grande surprise du vieux, Victor se leva, regarda dans les yeux celui qui était vautré, manifestement imbibé de vin, devant lui pour lui taper dans la main en disant simplement : « C'est d'accord ! ».
Le lendemain ces deux-là quittèrent Nantes pour ce qui sera le dernier voyage de Tout-d'Travers. Vous en saurez plus la fois prochaine.