Comme une bulle de savon
par C’est Nabum
vendredi 6 mai 2016
Retour aux sources.
Il en va des souvenirs d’enfance comme des bulles de savon. Nous craignons toujours de les voir exploser au plus mauvais moment, quand ils s’envolent un peu trop loin de nous. Alors nous les convoquons avec prudence, prenons garde de ne pas risquer la blessure à la confrontation du réel. Pour bien faire, le souvenir devient ainsi une image sépia, un reflet du passé qu’on craint de réveiller trop brutalement.
À plusieurs reprises, au gré de mes pérégrinations, je fus confronté à cet alpha et cet oméga de mon enfance : le marché de Sully sur Loire. À chaque fois, je passais en coup de vent, déçu de ne pas retrouver le parfum d’antan, frustré d’avoir perdu ce qui fit le sel de mes jeunes années. La ville avait changé ; le marché semblait avoir subi une décroissance notable, un repli sur lui-même qui me faisait mal.
Je me trompais. Il avait simplement perdu son amplitude horaire de l’époque. Je n’étais passé que le « tantôt » , comme on dit dans mon pays- c'est à dire mon village- ce « tantôt » dont on use à plaisir pour n’être pas compris. Une visite au château, un passage à la librairie Morin, un achat chez l’éternel vannier du boulevard, tout cela n’était qu'après la pause méridienne.
J’avais pleuré la foule disparue, les forains épars, l’impression de vide et cela me brisait le cœur et contredisait mes souvenirs d’alors. Pourtant je suis revenu et j’ai compris que rien ou presque n’avait changé. Je suis revenu un matin et là j’ai retrouvé la foule qui se presse, l’impossibilité de marcher à grandes enjambées au milieu des devantures hétéroclites et souvent improbables.
Le marché de mon village n’est pas un marché alimentaire, pas vraiment. On y trouve surtout des produits qui ne cessent d'intriguer celui qui s’y promène. Chaussures en vrac, matelas dans leur housse, vêtements en dehors de toute mode, outils incertains et accessoires indispensables : c’est un joyeux bazar, un capharnaüm passé d’époque. C’est, peu s’en faut, les mêmes offres qu’il y a quarante ans déjà.
Je m’en amuse et je suis rassuré. J’ai même le sentiment d’avoir fait un bond dans le passé et de flâner parmi ces couleurs trop vives, ces odeurs trop fortes, ces attroupements trop massifs de gens en goguette. Je suis revenu en arrière et ce sentiment me réjouit. C’est sans doute l’occasion d’oser franchir la porte de la boutique de mes parents, devenue un magasin de biscuits, vitrine de la biscuiterie Rougier, fierté d’ici.
Le carrelage n’a pas changé. Il est là, intact, inamovible. Fort heureusement, le mobilier n’est plus le même ; j’en aurais été trop bouleversé. J’avoue mon passé dans cette boutique à la dame qui tient le magasin. Ses parents se souviennent encore des miens : un fait si rare dans ce village où la population semble avoir été totalement renouvelée. Nous discutons, nous devisons et de fil en aiguille, j’évoque ma vie d’aujourd’hui et mes livres.
La dame réclame de les voir. Je vais en chercher dans la voiture et reviens au pas de charge, trop heureux de pouvoir enfin montrer à Sully un de mes ouvrages, frustré que je suis de leur absence dans la librairie locale. Un sombre conflit entre l’éditeur et le libraire me prive à jamais de cette fierté de me voir en vitrine, là où j’ai découvert la lecture. Je ne me consolerai jamais d’être ainsi privé de ce clin d’œil : une exigence sans doute trop prétentieuse pour beaucoup.
Fort de cette vente inespérée, je suis gonflé à bloc. Je me rends chez mon vieil ami le vannier. L’homme qui tient magasin âgé de 93 ans, a bon pied et surtout belle mémoire. Sa conversation est un réel plaisir ; il était enfant lettré et ce sont les circonstances de la vie qui l’ont conduit à prendre la relève des siens plutôt que de devenir professeur comme il le rêvait.
L’homme n’a pas perdu son appétit de découvertes. Il écoute mes histoires, achète les Bonimenterie du Girouet qui évoquent le Sullias. Il surveille attentivement ma dédicace, se plaint de la graphie d’un mot, trop illisible à son goût. Je sais qu’il lira mes contes. Fier de lui avoir laissé mon livre, je repars avec un panier en osier comme on n'en trouve que chez lui. Son magasin n’est ouvert que le matin désormais. Si vous passez par Sully, n’oubliez pas d’y faire un saut ; c’est une véritable caverne d’Ali-Baba. Dépêchez-vous tout de même : les années finiront un jour par fermer boutique.
Je m’en retourne en Orléans, le cœur plus léger. La bulle de savon n’a pas explosé. Elle flotte devant mes yeux embrumés. J’ai retrouvé une part de mon enfance et cela n’a pas de prix. Je voulais vous narrer ce moment qui n’a sans doute pas beaucoup de valeur pour vous autres. Faites moi la grâce de ne pas me le reprocher. Merci.
Nostalgiquement mien.