La cuisine citoyenne à l’usage des nuls

par Sandro Ferretti
jeudi 15 mai 2008

Envie de confectionner un bon petit plat florentin, mais vous n’avez rien à dire, pas d’ingrédients ? Vous êtes ménagère de plus de 50 ans rentrant épuisée des tâches domestiques, et donc peu encline à réaliser des réductions alambiquées au jus de truffe ? Père divorcé désireux d’éblouir vos enfants et d’agacer l’ex-femme de votre vie ? Jeune cadre dynamique pressé d’en mettre plein la vue pour pas cher ? Cet article est pour vous. Oubliez nouvelle cuisine et autres attrape-gogos. Passez à la cuisine citoyenne. Suivez scrupuleusement ces conseils : les plats ne repassent pas deux fois.

1/=La tenue :

Le port de la cravate est déconseillé : ça tache et ça fait tache. Négligez aussi le coûteux "casual wear" : la moindre giclée de vinaigre balsamique vous coûterait plus cher que le plat confectionné. En ces temps commémoratifs de 68, un bleu de chauffe de chez Renault-Billancourt est idéal, mais rare et cher à trouver. Le lin cru peut plaire aux écolos, mais s’avère fragile et ruineux au pressing.

Non, croyez-moi : de nombreuses éclaboussures, giclures, humeurs et sécrétions diverses étant susceptibles de jaillir du chaudron des débats, habillez-vous simplement. Au besoin, dépouillez le vieil homme et prenez vos vieux vêtements blanchis sous le harnais, ceux que vous portiez pour le deuil de vos illusions. C’est encore le mieux.

2/=outils et ustensiles :

Ne négligez surtout pas les liens (pardon, le liant…), même et surtout si vous n’avez rien à dire. Ca fait sérieux, met des couleurs dans l’assiette et, de toute façon, personne ne les mangera.

En revanche, même poussés au coin de l’assiette, ils susciteront une course au lien toujours intéressante : il se trouvera toujours un convive pour en rajouter un autre, qui contredit le précédent et ainsi de suite. A la fin, cela produit une belle bouillabaisse mayonnaise, bien épaisse et indigeste. Le tour est joué.

 

Evitez de trimballer trop de casseroles en cuisine : ça finira par se savoir. Ayez toujours cuillères, fourchettes en nombre, bien propres et à portée de main. Ne sortez vos couteaux qu’en dernière extrémité. Le hachoir enfin, je le rappelle, ne doit servir qu’avec modération : il n’est en général utilisé que pour signaler un abus aux convives rustres et malpolis.

3/=ingrédients :

N’hésitez pas à alterner le sucré/ salé, à poivrer à l’excès. Le piment est bienvenu. Il convient de faire une cuisine participative, comprenez une cuisine où on s’étripe, s’invective du batteur à blanc d’œuf, se jette les andouillettes à la face, où chacun s’éclabousse plus ou moins joyeusement de giclures lourdes et acides.

Fuyez donc les vrais sujets, les ingrédients fondamentaux, le sel de la vie : la mort qui rôde, le cancer qui éclaircit les amis que le vent emporte, le temps qui passe, les brèves de comptoir.

Seuls quelques grands cuisiniers ont pu faire fortune avec des spaghetti al vongole roulés sur les seins de Denise, la sociologie de la terrasse parisienne, la mort sur la route d’un VRP de la presse dont le dernier journal a roulé au vent, où les relents de Kiravi dans notre mémoire collective, quand la jeunesse ne voulait pas dire bon temps.

Fuyez les billets de mer, c’est pour les marins.

 

Non, faites dans le complot : un 11-Septembre qui n’aurait peut-être pas été précédé par le 10 ni suivi par le 12 du même mois, comme on voudrait nous le faire accroire.

Des salopes au Vatican. Ca c’est bon. Ca relève un plat qui aurait été trop fade autrement.

Une simple gifle donnée par instituteur peut vous faire 300 couverts. Notez-le.

L’opprobre courageusement lancé en guise de nécrologie à la mort d’un people, ça marche bien aussi.

L’écologie, c’est excellent , ça se mange sans faim : faire croire que les voitures rejettent du méthane, alors que les bovins de France en rejettent plus que tout le parc automobile réuni, c’est porteur.

La politique aussi : on a tendance à croire que c’est un plat ringard. Non, osez, ça plaît toujours. Mieux que le cancer.

Enfin, c’est vous qui voyez, comme disait Lespales.

4/=présentation :

Ne soyez ni trop copieux ni trop zen et resserré. La cuisine japonaise a trouvé ses limites, la cuisine roborative des dimanches familiaux aussi. Si le convive est trop calé, il peut éventuellement éructer quelques commentaires acides remontant de l’estomac (parfois même - mais c’est plus rare - de son cerveau).

Soyez faussement modeste : dites en préambule que vous n’y connaissez rien en cuisine, que c’est la première fois que vous tentez une croustade d’élection sauce cocue sur son lit de Tss… Ca mettra les spécialistes, les rieurs et les indulgents de votre côté. Les autres, de toutes façons, à la seule lecture du nom du chef de cuisine, vous enverront l’assiette à la tête, sans en avoir goûté une seule bouchée.

Bref, cuisinez pour ceux que vous aimez. Ils vous le rendront bien.

N’ayez pas peur des chemins de traverse, des sujets et plats rarement tentés :

Le plafond de la chapelle sixteen date-il d’avant John Lenon ?

Faut-il égorger les moutons avant qu’ils ne se jettent de la falaise, et leur épargner ainsi une mort horrible ?

N’hésitez pas non plus à parler de vous, s’il n’y a que cela qui vous intéresse.

Sociologues, refaites le monde, ça ne mange pas de pain. Instituteurs à la retraite, ramenez votre fraise, c’est la saison. Arpenteurs d’églises et de musées, n’hésitez pas à en faire tout un plat…

Faites-vous plaisir, parce que vous le valez bien.

5/= vente et packaging du produit :

Agrémentez l’assiette de photos, sinon personne ne s’intéressera à votre rizotto. Choisissez-les de couleurs vives, flashy, car le convive est peut-être mal-voyant ou fatigué par de longues heures passées sur son écran d’ordinateur. Ne négligez pas les femmes (demi) nues, un cadavre par-ci, par-là (surtout si la photo est libre de droit et prise dans une contrée lointaine, sans copyright sur le "crédit photo"). En bref, une photo de Laure Manaudou bien cambrée sur le plongeoir avant le départ du 100 mètres papillon sera utilement jointe à un article sur la crise des subprimes ou la flambée du Super déplombé.

6/= la validation du plat par le chef de cuisine :

Ici, le restaurant est citoyen et démocratique.

Certes, il y a les simples cuistots, les plongeurs, les chefs de rang et les chefs de brigades.

Mais les chefs sont des cuisiniers comme vous et moi qui ont réussi au moins cinq plats différents, ayant fait au moins 10 couverts (sauf le week-end, où le restaurant est fermé, comme toutes les bonnes adresses).

En cas de gros problèmes, le propriétaire du fond et des murs est joignable en terrasse de la Piazza Rotondo à Rome, sur son telephonino. Il dit "pronto ?", et met alors son grain de sel, genre "tutta posto" ou au contraire "niente da niente".

Mais c’est rare. Bref, il ne faut pas vous inquiéter pour cela.

7/ la vaisselle :

Quand le vin est tiré, il faut le boire. Certains vont recracher, éructer, d’autres savourer après s’être mis votre plat en bouche, qu’ils ont préalablement rincé au miel des mots.

Quand les apaches déboulent sur votre écran, faites bien comme on vous dit : restez courtois, argumentez, faites votre "service après-vente" avec tact et discrétion.

N’appelez le chef de cuisine et le modérateur qu’après avoir sorti votre parapluie, et si les assiettes fusent autour de votre tête, ou si la hotte aspirante s’enflamme. Entre-temps, repliez-vous sur une position préparée à l’avance et attendez les secours. E pericoloso sporgersi.

Notez que certains convives avinés et/ou opiacés (certains types de décérébrés également) ont une résistance peu commune. Les oisifs et les hargneux, qui abondent dans la salle, peuvent être coriaces et ne se décourager qu’au petit matin. Les bacs moins douze tenteront sans doute de vous passer des SMS, disant en substance que "votre cuisine, c’est de la daube, et qu’ils auraient pas été plus avancés s’ils auraient lu tous les livres".

Soyez magnanime.

Au besoin, citez Chateaubriand : "il faut être économe de son mépris, vu le grand nombre de nécessiteux".

Et tel un sous-marin furtif, attendez que ça passe, "que le jour recommence, que le jour finisse".

Bon, il faut que vous laisse. Ma femme… comme dirait Colombo.

Elle vient de passer la tête dans mon bureau, et de me dire : "si tu n’as rien d’autre à faire que d’écrire des vanités, tu pourrais au moins faire à dîner"…

 


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