Un pont, que diable !
par C’est Nabum
lundi 12 mai 2025
Les légendes ont la vie dure.
En bord de Loire comme le long de nombreuses rivières, les légendes ont la vie dure dès qu'il s'agit de lancer un pont au-dessus de l'eau. Outre les nombreuses difficultés liées au choix de l'emplacement, à la nature du sous-sol, au mode de financement de l'ouvrage ou encore au coût et à la durée des travaux, se pose immanquablement son assurance céleste.
Depuis que le monde a mis en place le génie humain, la construction d'un pont relève tout autant de l'énigme mathématique, que de la prouesse physique, de la nécessité économique et du besoin de communication. C'est alors que le diable pointe régulièrement le bout crochu de son excroissance postérieure lui qui est si souvent attiré par l'aqueux.
De par le monde, il n'est pas rare qu'on lui attribue la construction d'un pont, l'espace d'une nuit comme il le fit jadis à Jargeau et à Beaugency ainsi que dans cent soixante-sept autres lieux de notre pays. Il peut aussi prendre son temps, souffler à l'oreille d'un architecte ses conseils éclairés pour laisser durer le suspense et donner à son œuvre une touche moins mystérieuse.
Le diable ne se cache pas que dans les détails tant il aime multiplier les fausses pistes pour leurrer les crédules tout comme les plus méfiants. Il fait durer le plaisir jusqu'à l'ultime seconde, celle qui précède le premier franchissement pour un prix à payer qu'il a lui-même fixé, c'est du moins ce qu'il espère.
Dans nombre des récits, le malin espère voir ses efforts payés d'une âme qu'il emporterait dans son domaine. Dans quelques autres traditions, c'est l'architecte lui-même qui se voit imposer par son conseiller diabolique la lourde responsabilité de franchir en premier son ouvrage. À chaque fois, pour tromper honteusement, leurrer celui qui a toujours cru en la bonne foi de l'humanité, les humains retors et fourbes envoient un animal se risquer à ce premier pas.
Inutile de préciser la colère du brave démon quand il se fait ainsi griller la politesse en se retrouvant grugé et cochon comme devant avec un chat en travers du tablier ou un tout autre animal émissaire. Il peut alors tonner ou tempêter, donner un coup de sabot ou du poing ou du pied dans ce qu'il a bâti, il demeure à tout jamais le dindon de la farce.
Il en sera tout autrement pour l'inauguration du pont de Mardié qui a réussi à franchir la Loire malgré des oppositions véhémentes, des réserves sérieuses émises par les géologues et des interrogations sur le bien fondé en cet emplacement d'une telle construction onéreuse aux seuls frais du département sans aucune subvention de l'État. Le premier à le franchir ne sera ni un âne qui s'opposait à son existence, ni un mouton toujours prêt à suivre les décisions venant d'en haut, pas plus qu'un chien venu d'Orléans ni même un chat natif de la ville voisine de Jargeau.
Non, dans sa grande méconnaissance des légendes, le trop pragmatique président du Conseil départemental a souhaité mettre en jeu par un tirage au sort, l'insigne honneur de franchir en premier ce miracle de la technologie locale puisque ceux qui sont à l'origine de ce pont remarquable ne sont autres que les équipes de la célébrissime entreprise Beaudin de Châteauneuf-sur-Loire.
Ce sont donc des innocents qui penseront avoir cru à leur bonne étoile en franchissant dès 8 heures le 12 mai tout en recevant un cadeau souvenir pour célébrer cette première traversée symbolique d’un ouvrage qui marque un tournant pour la mobilité dans le Loiret. C'est les bras chargés qu'ils iront voir si de l'autre côté le diable ou une quelconque chimère n'attend pas sa part de la récompense. Des forces souterraines de notre vaste réseau karstique, la rumeur s'amplifie : cette fois, le diable aura des humains à se mettre sous la fourche ; des gens ordinaires qui ne se transformeront pas au dernier moment en un animal quelconque.
Mais, je me rends compte en tentant de décrire ce moment fatidique que je fais une nouvelle fois fausse route. Qu'importe leur motivation, ces braves aventuriers lors de ce passage épié par tous : élus, journalistes, simples citoyens, exorcistes et « jeteux » de sort, ne seront alors, pour tromper le diable une nouvelle fois, que d’inconscients cobayes. La messe sera dite sans perdre la moindre âme.