Scènes de la vie conjugale, s’engueuler dans un beffroi

par Georges Yang
vendredi 20 février 2009

La vie à deux est idéale, quand tout se passe bien, c’est-à-dire rarement. Certes, les véritables affrontements violents sont loin d’être quotidiens, les mots irréversibles ne sont qu’exceptionnellement prononcés, mais les petits accrochages, les prises de bec et de tête sont légion. Pour un oui ou pour un non, époux et amants se chamaillent, se disputent. Cris et chuchotements, piques acerbes sont même pour certains un mode d’existence, une façon de communiquer. Entre deux câlins, l’engueulade cimente le couple. La paix des ménages réside en un équilibre délicat entre mots d’amour, antagonisme et indifférence.

 Etudier les causes, les lieux et les modalités d’une scène de ménage tient de la fine sociologie et suffirait à remplir les pages d’une thèse de troisième cycle autant fournie que référencée. On s’engueule un peu partout et pour n’importe quoi. Mais le lieu le plus original et le plus apte à développer des variations est indubitablement la montée des marches d’un beffroi. Ce minaret du Nord qui ponctue le paysage du plat pays belge et de la France septentrionale, permet l’escalade verbale lors d’ascension dans un cadre inhabituel à la vie de couple. La configuration étroite de l’escalier hélicoïdal, les murs nus souvent sans ouverture, l’écho créé par le rebond des sons sur la pierre, donnent une dimension inégalée à la querelle.

Vingt-trois beffrois, rien que pour le nord de la France sont inscrits au patrimoine mondial, et rien n’empêche de continuer sur sa lancée en Belgique. Avec la mode des Chti’s, s’engueuler dans un campanile nordique va devenir incontournable pour les couples. Grimper les 215 marches du beffroi de Cambrai ouvre des perspectives conjugales nouvelles à ceux qui en ont marre des amères discussions de parking et des aires de repos d’autoroute.

 Le beffroi faisant quelquefois partie intégrante de la mairie, il serait judicieux d’y faire monter les futurs époux avant de les amener à publier les bans et leur ouvrir l’esprit aux joies du mariage. Contempler vu du ciel les bourgeois de Calais avant de se mettre comme eux la corde au cou ! 

Les raisons de s’engueuler sont multiples et variées. La vie conjugale est une guerre de tranchée par consentement mutuel pour la majorité des couples. Elle a fort heureusement ses armistices, sa paix des braves et son repos du guerrier. Les motifs sont divers, souvent récurrents, mais des thèmes favoris reviennent inéluctablement sur le tapis.

 - L’argent, toujours l’argent ! Le conjoint dispendieux ou au contraire radin à toujours une excuse, une explication à ses dépenses outrancières ou à sa parcimonie itérative. L’arrivée des traites et des factures, le découvert bancaire qui arrive par la poste, rehaussent la tension, sur un fond de guerre larvée.

- Les enfants ! Leur éducation, ou plutôt le manque de dressage supposé d’un des parents qualifié de laxiste, la politesse, les fréquentations, la manière dont ils parlent ou ils s’habillent entraînent des débats cornéliens au sein des ménages. L’enfant est un excellent moyen de détourner l’attention des problèmes plus intimes. Reprocher à l’autre ce que fait ou ne fait pas « ton » fils ou « ta », permet d’attribuer à l’autre membre du couple la carence éducationnelle et de lu balancer dans les dents qu’il a tors.

- Les loisirs ! N’allez pas croire que tout va mieux loin du bureau ou de l’usine. Le congé annuel ou les RTT à deux déplacent seulement les origines du conflit. Où aller en vacances ? C’est déjà un sujet de dispute intense. Si Monsieur veut aller à Romorantin voir son vieux pote et Madame passer une semaine romantique en Sardaigne, ça sent le roussi avant d’avoir fait la première valise. Et puis, même d’accord sur le lieu, par exemple Béthune ou Alost, que visiter ? Bien sûr il y a le beffroi, mais là le couple s’expose. D’abord, à quelle heure se lever ? Il y en a toujours un de deux qui veut traîner au lit avec des croissants et l’autre qui dès l’aurore ronge son frein et n’a qu’une envie, celle d’assouvir son désir frénétique de visites. Aller à pied ou en véhicule expose à d’autres aléas. Avec des gosses, c’est la joie des petits hurlements en famille qui s’annoncent dès le parvis. Pas de trêve sur la place d’armes, les gosses sont là pour glapir dès les premières marches.

- Les tâches ménagères ! Fainéant, va faire la vaisselle, va donc évacuer la poubelle, je ne suis pas ta bonne ! Comment ta mère t’a élevé ! Ca commence piano, ça continue plus haut et ça finit souvent fortissimo ! Tu vas attendre Pâques pour vider la machine à laver ?

- Les formalités administratives ! Tu as pensé aux impôts ? Et la réunion de la commission des menus pour la cantine de Kévin, tu crois que c’est moi qui vais m’y coller ? Aborder la CAF, le rendez-vous avec le pédiatre, passer rendre le décodeur Canal+, amener le chien qui perd ses poils chez le vétérinaire devient à la longue fastidieux et répétitif. Autant de motifs pour détruire toute velléité de roucoulade et de passion.

- La jalousie et l’adultère ! Finalement rares du fait de la routine, du manque d’imagination des gens, de la capacité de dissimulation et de l’aveuglement de nombreux cocus, les querelles liés à l’infidélité réelle ou supposée n’occupent les couples à plein temps qu’une fois la suspicion bien installée. Quand elles ne finissent pas aux urgences médicales ! Heureusement le coup de poêle à frire est bien plus fréquent que le coup de couteau.

Il existe des lieux privilégiés d’affrontement, endroits incontournables de l’esclandre et du mot de trop. Au hit parade des cris et chuchotements, se trouvent bien placés :

- Le véhicule, structure fermée et confinée, à l’abri des oreilles indiscrètes, sauf quand on oublie de remonter les vitres dans les embouteillages, est l’endroit rêvé pour se harceler. La qualité de la conduite est certes un bon motif, mais à la longue, le plaisir s’émousse, il faut revenir aux fondamentaux. Il est tant de bons arguments pour agiter les bras dans l’habitacle, hausser le ton, pleurnicher et en dernière occasion sortir en claquant la porte au premier feu rouge.

- Le téléphone permet le droit de suite. Continuer à distance la bataille d’Hernani, harceler l’autre au bureau, relancer l’argument pendant qu’il conduit, quand il est dans le métro et élude par des oui, non, mais non, évasifs et concis.

- Entre le choix des poires et des fromages, quel bel endroit que la supérette ou le supermarché. Se balancer des propos acerbes et venimeux, en choisissant à deux le riz, les pâtes et les eaux minérales en poussant un caddie. Un terme dévalorisant bien senti fait mouche au rayon surgelé, bien plus qu’au niveau des légumes frais beaucoup plus apaisants.

- Le domicile demeure finalement le meilleur endroit avec quelques variantes. Devant les enfants, ce n’est qu’une question d’âge, petits ils braillent et pleurnichent, plus grands ils s’habituent surtout quand il n’y a pas d’échange de coup mais seulement bris d’objets et éclats de voix. Arrivés autonomes, ils se cassent pour former un binôme sur le même modèle braillard et faire comme papa et maman. Mais le mieux pour un couple est de pouvoir s’engueuler à deux, en amoureux, sans interférences. Dans l’appartement, le lieu choisi pour la querelle a aussi son importance. Tout le monde n’a pas un huit pièces de deux cents mètres carrés ou un hôtel particulier de deux étages avec des recoins autorisant le repli et la reprise du souffle. On se chicane plus intensément dans une petite surface. La table de cuisine ou de salle à manger laisse le libre cours aux piques les plus viles. Certains, d’un commun accord accepte un cessez-le-feu jusqu’au brie et les attaques recommencent à fuser à l’arrivée des fromages.

Le lit, c’est autre chose. Les altercations y masquent le plus souvent une mésentente sexuelle qui n’ose s’exprimer sur ce terrain glissant. Celui ou celle qui aborde la réparation de la Renault ou le prix de l’abonnement au club de fitness une fois sous les draps sait ce qu’il fait.

La configuration du beffroi permet des variations dans la dispute. Celui qui précède peut accélérer la montée et lâcher l’autre comme dans l’ascension de l’Iseran. Et puis comme il n’est pas possible de monter de front, celui ou celle qui précède l’autre évite le regard croisé, à moins de monter à reculons, ce qui reconnaissons-le n’est guère pratique et particulièrement éprouvant pour les muscles. Montrer son dos permet aux insultes de mieux glisser qu’en face à face. L’escalier isole de la présence des autres. La montée des marches entre deux murs crée un huis clos temporaire, intensifié par l’effort. D’ailleurs, la paix revient souvent, arrivé au sommet. La vue époustoufle et les querelleurs redeviennent touristes en regardant béas le panorama donnant sur la zone industrielle que l’on domine du haut de la tour.

 L’engueulade en colimaçon n’est hélas pas réplicative partout. L’Islam ne permet pas aux femmes de grimper dans les minarets, le couple musulman a donc peu d’espoir de jouir d’une scène de ménage ascensionnelle. La tour étant dévolue à l’appel du muezzin, elle ne résonnera jamais de la mixité des glapissements profanes. Pas de prise d’ouzbek à Samarcande, le Hadith n’en permet pas l’expression dans les beffrois orientaux.


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