Le frčre rebelle : Albert Göring, l’anti-nazi au cœur du IIIe Reich
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mardi 1er avril 2025
Dans l’ombre écrasante d’Hermann Göring, pilier du régime nazi, un homme a défié l’histoire : Albert Göring, son frère cadet. Alors que l’un orchestrait la Solution finale, l’autre sauvait des vies, Juifs et dissidents, au péril de la sienne. Cet ingénieur discret, au destin aussi paradoxal qu’héroïque, a usé de son nom maudit pour défier le IIIe Reich de l’intérieur. Pourtant, sa bravoure resta longtemps méconnue, son héritage terni par la honte familiale.
Une enfance dans l’ombre d’un nom
Albert Göring voit le jour le 9 mars 1895 à Berlin-Friedenau, cinquième enfant d’Heinrich Ernst Göring, diplomate prussien, et de Franziska Tiefenbrunn, issue d’une modeste famille bavaroise. La maison familiale, marquée par l’absence fréquente du père, est dominée par une figure singulière : Hermann Epenstein, riche médecin d’origine juive converti au christianisme, parrain d’Hermann et probable amant de Franziska. Dans les châteaux de Veldenstein et Mauterndorf, où Epenstein héberge les Göring, Albert grandit sous une influence contrastée : un luxe aristocratique teinté d’un secret familial troublant.
Dès son jeune âge, Albert se distingue de son frère aîné Hermann, né en 1893. Là où Hermann, robuste et ambitieux, rêve de gloire militaire, Albert cultive une sensibilité discrète, un goût pour les arts et la mécanique. Les rumeurs sur sa filiation – certains, comme l’écrivain et historien Leonard Mosley, avancent qu’Epenstein pourrait être son vrai père – ajoutent une couche d’énigme à son identité. Si cette hypothèse reste invérifiable, elle éclaire peut-être son rejet viscéral du racisme nazi, lui qui portait dans ses veines, selon ces murmures, une ascendance juive.
Le contraste entre les deux frères s’accentue avec le temps. Hermann, as de l’aviation décoré durant la Première Guerre mondiale, s’enrôle dans le parti nazi dès 1922, séduit par Adolf Hitler. Albert, lui, choisit une voie opposée : ingénieur et homme d’affaires, il s’éloigne des tumultes politiques, préférant la quiétude de la création à l’agitation des idéologies. Pourtant, cette distance ne durera pas : l’histoire, impitoyable, le rattrapera.
Un refus radical du nazisme
Lorsque Adolf Hitler accède au pouvoir en 1933, Hermann devient une figure centrale du régime, commandant de la Luftwaffe et architecte de la Gestapo. Albert, lui, prend le chemin inverse. Révolté par la barbarie nazie, il s’exile à Vienne, où il obtient la nationalité autrichienne. "J’ai un frère qui s’est acoquiné avec ce salopard d’Hitler, et s’il continue comme ça, ça finira mal pour lui", confie-t-il. Ces mots, rapportés par des proches, traduisent une rupture profonde, autant familiale qu’idéologique.
L’Anschluss de 1938, qui annexe l’Autriche au IIIe Reich, marque un tournant. À Vienne, Albert assiste, horrifié, aux persécutions des Juifs. Un épisode, relaté dans plusieurs témoignages, illustre son courage : voyant des femmes juives forcées par des SS à récurer les pavés avec des brosses à dents, il se jette à genoux à leurs côtés. L’officier, reconnaissant le frère d’Hermann Göring, interrompt la scène, confus et intimidé. Ce geste spontané, mélange de défi et d’humanité, devient le symbole de sa résistance.
Ailleurs, il agit avec une audace discrète. Il arrache une pancarte "Je suis une sale Juive" du cou d’une commerçante viennoise, l’aidant à fuir sous le regard médusé des nazis. Ces actes, bien que risqués, bénéficient d’une protection implicite : son nom, synonyme de pouvoir, paralyse les sbires du régime. Mais Albert ne se contente pas de gestes isolés ; son opposition s’organise, méthodique et clandestine.
Une résistance au cœur du système
En 1939, Albert accepte un poste de directeur des exportations aux usines Škoda en Tchécoslovaquie, un territoire sous contrôle nazi. Loin de collaborer, il transforme cette position en arme antinazie. Il encourage des sabotages subtils, noue des liens avec la résistance tchèque et falsifie des documents, imitant la signature de son frère pour libérer des prisonniers. À Theresienstadt, il orchestre une opération audacieuse : prétextant un besoin de main-d’œuvre, il réquisitionne des Juifs dans des camions, qu’il détourne ensuite vers des zones sûres pour leur permettre de s’échapper.
Parmi ses sauvetages notables figure celui d’Oskar Pilzer, son ancien patron juif. Arrêté par les nazis, Pilzer est libéré grâce à l’intervention d’Albert, qui facilite ensuite la fuite de sa famille hors d’Allemagne. Des archives, dont des rapports de la Gestapo et des interrogatoires américains, confirment ces exploits. Il agit aussi pour des amis, comme à Dachau, où il obtient la libération de détenus en signant simplement "Göring", jouant de l’ambiguïté de son patronyme.
Cette résistance n’est pas sans danger. Arrêté à plusieurs reprises, Albert échappe à la mort grâce à Hermann, qui, malgré leurs différends, intervient pour le protéger. Une anecdote tirée des archives soviétiques, citée par Julian Semenov dans 17 Moments du Printemps, raconte comment une libération signée "Göring" déclenche un scandale au sein de la SS, obligeant Hermann à user de son influence. Ce lien fraternel, complexe et ambigu, devient à la fois son bouclier et sa malédiction.
La chute et l’oubli
Le 9 mai 1945, deux jours après la capitulation allemande, Albert se rend volontairement aux Américains à Salzbourg. Emprisonné, il rédige une liste de 34 noms – Juifs et résistants qu’il affirme avoir sauvés –, un document conservé aux Archives nationales de Washington. Parmi eux, Sophie Lehar, épouse juive du compositeur Franz Lehar, sauvée grâce à une requête directe auprès d’Hermann. Pourtant, son nom le dessert : les Alliés peinent à croire qu’un Göring ait pu être un héros. "Personne ne voulait entendre la version du ‘bon’ Göring", note l’historienne Katalin Cserepfalvi-Galligan.
Libéré en 1947 après des témoignages, dont celui du neveu de Lehar, Albert retourne à Munich. Mais la paix ne lui offre ni reconnaissance ni répit. Ostracisé, incapable de trouver un emploi malgré ses compétences, il sombre dans la pauvreté et l’alcoolisme. Sa femme le quitte, ses enfants s’éloignent. Le 20 décembre 1966, il meurt à 71 ans, seul, dans un hôpital munichois. Sa tombe, marquée d’un simple bout de bois, incarne cet effacement : un héros réduit au silence par l’ombre de son frère, qui s'est suicidé à Nuremberg en 1946, la veille de son exécution.
Son histoire reste longtemps ignorée. Ce n’est qu’en 1998, avec un documentaire de Channel 4, puis en 2011, avec le livre Thirty-Four de William Hastings Burke, que son nom refait surface. Ces travaux, appuyés par des archives et des récits de survivants, révèlent un homme qui, selon Ernst Neubach, son ami juif, "voulait faire le bien". Mais la gloire posthume lui échappe encore, et avec elle, un titre convoité : Juste parmi les nations.
Pourquoi pas "Juste parmi les nations" ?
En 2013, à l’initiative de William Hastings Burke, Yad Vashem, le mémorial de l’Holocauste à Jérusalem, ouvre un dossier pour évaluer si Albert mérite le titre de Juste parmi les nations, réservé à ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs. Les preuves abondent : témoignages de descendants, comme Georg Pilzer, fils d’Oskar, ou Herbert Hohensinn, dont le père fut libéré de Dachau, et documents d’archives. Pourtant, en 2016, la commission tranche : pas de distinction. Pourquoi ce refus ?
Le critère clé – avoir risqué sa vie – pose problème. Irena Steinfeldt, directrice du département des Justes, explique au Times of Israel : "Il n’y a pas de preuve suffisante qu’il ait pris des risques extraordinaires". Si Albert a sauvé des vies, son statut de frère d’Hermann lui offrait une immunité relative. Les nazis, craintifs de représailles, hésitaient à le punir sévèrement. Pour Yad Vashem, ses actes, bien que louables, ne répondent pas à l’exigence d’un danger imminent et personnel, une norme stricte appliquée à des figures comme Oskar Schindler.
Ce verdict divise. Pour certains, comme François Guéroult, auteur de L’Autre Göring, il reflète une rigueur excessive face à un contexte unique. D’autres, comme Christine Schöffel, fille d’Ernst Neubach, y voient une injustice : "Il était un idéaliste qui défiait l’enfer nazi". Le débat persiste, mais le bilan d’Albert – des centaines de vies sauvées, selon les estimations – transcende les titres. Son courage, discret et imparfait, reste une lumière dans les ténèbres du IIIe Reich.
Un héritage en demi-teinte
Combien Albert Göring a-t-il sauvé ? La liste des 34 noms n’est qu’un début. Des historiens, s’appuyant sur des témoignages et des rapports, estiment qu’il a aidé des centaines de personnes : Juifs, résistants, dissidents. À Škoda, ses détournements de convois ont libéré des groupes entiers, un exploit corroboré par la résistance tchèque. Pourtant, le chiffre exact demeure flou, perdu dans les silences de l’après-guerre et le chaos des archives. Ce qui est certain, c’est l’impact humain : des familles réunies, des vies arrachées à l’abîme.
Son legs, cependant, est ambivalent. S’il a défié le nazisme, il l’a fait sous la protection paradoxale de son frère. Hermann, malgré sa cruauté, n’a jamais coupé les ponts, un lien que certains, comme l’historienne Véronique Lhorme, interprètent comme une complicité tacite. Albert lui-même, dans ses interrogatoires américains, admettait : "En tant que frère, Hermann a toujours été bon avec moi". Cette ambiguïté alimente les doutes : héros absolu ou opportuniste audacieux ? La vérité, sans doute, oscille entre les deux.
Aujourd’hui, Albert Göring émerge doucement de l’oubli. Livres, documentaires et bandes dessinées, comme Le Frère de Göring d’Arnaud Le Gouëfflec, ravivent sa mémoire. À Munich, sa tombe discrète attire parfois des curieux, intrigués par ce destin hors norme. Son histoire, celle d’un homme qui a choisi l’humanité dans un monde de haine, résonne comme un défi : peut-on juger un héros à l’aune de son nom ? Pour Albert, la réponse reste suspendue, entre l’éclat de ses actes et le poids de son silence.