Osez, Séraphine...

par Sandro Ferretti
samedi 11 août 2012

C'est l'histoire d'une prune reçue au pays des pêches. Pour une bête histoire d'autographe refusé à de vaillants représentants de la maréchaussée férus de littérature noire, me voilà devant vous en scooter, en mobylette Motobécane, à pieds. Autant dire à poil. Mais ce n'est pas grave. Je sais qu'un jour viendra, qui tout paiera. Oui, il viendra, mon Godot à moi.

C'était sur l'A7, dans la Drôme, vers quelque chose comme Mornas ou la Garde-Adéhmar. Le soir tombait, le trafic était fluide, les trois voies dégagées. J'écoutais distraitement Jeff Buckley prier l' « Hallelujah  »et le mistral me poussait dans le dos. Je roulais vite, mais sans plus. Je ne surveille pas ce genre de trucs, je préfère regarder la route. J'étais de bonne humeur car quelques heures plutôt, une attachée de fesse de chez Galli-marre venait de me laisser un message disant en substance qu'elle avait hâte de me montrer son style, comme disait Ferré. Elle était prête à me faire éditer si je passais à la casserole. Bon, il y a longtemps que je ne m'étonne de plus de rien. J'étais prêt.

Et là, embusqués sur un parapet de pont, n'écoutant que leur courage et ne pensant qu'au salut de nos âmes damnées, les vaillants pandores visaient à la jumelle. Très vite, j'ai eu un bolide japonais aux fesses avec force gyrophares bleus lagon. J'ai aussitôt pensé qu'ils m'avaient reconnu dans leurs jumelles et voulaient un autographe.

Sur l'aire de repos, leur approche me parut rude pour des fans émerveillés. Le gutural « Gendarmerie Nationale, vous avez les papiers du véhicule ?  », mâtiné d'un horrible accent rocailleux du Sud-Ouest, m'a un peu surpris. A aucun moment ils n'ont évoqué mon dernier manuscrit que le Tout-Paris attendait pour partir en vacances. J'ai signé leur autographe sur un drôle de papier cartonné siglé « Cerfa », et j'ai accepté de leur livrer une interprétation inédite de certains passages de ma nouvelle « Nationale 7 », jamais livrée encore à la presse. J'ai conclu par un « moi aussi, j'aime beaucoup ce que vous faites » : ça ne peut pas nuire dans ce secteur maraicher où la maréchaussée est vive à pruner au pays de la pêche.

 

Mais ils ont pris mon beau permis rose, ce qui m'a d'emblée paru participer d'un peu de fétichisme, méme pour des admirateurs. Puis ils m'ont demandé si quelqu'un pouvait passer dans la semaine à la Brigade récupérer mon bolide. Ah ben oui, 180 km/h constatés, 171 retenus, pour un kilomètre / heure vous perdez votre permis, nouvelliste ou pas. Sale nouvelle.
 

J'ai appelé HF. Thiéfaine pour voir s'il pouvait passer me chercher, mais il m'a répondu qu'il n'avait plus de permis et carburait au « Solexine et jaja  ». Il voulait bien m'envoyer « la fille du coupeur de joints », mais vu sa tendance à s'arrêter partout dans les meules de foin, j'ai préféré refuser. J'ai aussi apellé Philippe, un ami riverain des lieux : mais lui aussi était sans permis, à force de silloner les routes. Il évoluait à présent en traction avant, c'est à dire en Solex, et pestait pour faire son mélange d'huile à 4% dans l'essence, avec force entonoirs et jerycan. Les soirs de gala, il allait au bal perdu en Motobécane bleue, 49 cc, bleue comme la fumée des souvenirs.

Je suis rentré en train, avec ma petite valise à la main. Enfin, en train, c'est beaucoup dire. En Micheline. En d'autres temps, le voyage m'aurait séduit, mais là, il ne me revenait que la scène des « Valseuses  » où Brigitte Fossey subissait les assauts grivois de Dewaere sur la banquette de moleskine. Ca ne m'a pas émoustillé : l'âge, sans doute.
 

Longtemps je me suis couché de bonne heure et tourné en rond, comme ma carrière d'écrit-vain qui périclitait, vu que je ne pouvais plus me mêler aux coktails mondains. J'ai tâté des joies du scooter. Puis, l'hiver venu et las des frimas et embruns qui cinglaient mon visage buriné, j'ai opté pour une voiturette sans permis. Mais noire, avec jantes alliage et vitres teintées quand même. On a son standing à maintenir.

J'allais moins loin. Je me limitais à des chevauchées fantastiques vers Rambouillet ou la forêt de Fontainbleau. J'en rentrais épuisé, courbatu et à moitié sourd.

Bref, j'attendais.

Et attendre, la vie n'est rien d'autre. Je le sais, à présent.
 

Mais mon jour viendra. Un jour qui tout paiera. Ouais, il viendra , mon Godot à moi.

Cela prendra d'abord la forme d'une L.R.A.C ( non, pas un lance-roquette anti-char, une lettre recommandée).

Avec en-tête de la Préfecture. Enfin, de la sous-Préfecture. Enfin, du bureau de la réglementation et des engins motorisés ( hey, j'ai des relations, qu'est-ce que vous croyez ?).
 

Je l'ouvrirai d'une main fébrile, en retardant au maximum le moment de la lecture, par un humage en règle de l'odeur du papier Modèle 46 B, imprimerie Bodard et Taupin, en exclusivité pour le Ministère de l'Intérieur. Ouais, j'attendrai pour lire, comme jadis les lettres d'amoureuses.

Parce qu'en ce moment, j'ai les nerfs à vif, je suis très sentimental. Je suis même chaud comme un boulet. La veille encore, n'ai-je pas reçu un rappel du Trésor Public à qui j'ai illico répondu par un « mon trésor  » qui m'a remué le cœur ?

J'irai faire les cent pas sur la terrasse et fumerai un cigarillo, en retardant le moment tant attendu de la libération. Mais sans me servir un verre, car je veux rester lucide pour ce moment rare.

Et je lirai.

D'abord l'en-tête du bureau de la Réglementation et de la Circulation Routière. Affaire suivie par … « Séraphine Bordereau ». C'est son nom. Séraphine, je vous aime déjà, je le sens.

Puis l'annonce de la lettre, avec un très sec « Monsieur  ». Mais je ne m'arrêterai pas là : je sais que cela cachera pudiquement un attachement profond et inavoué, enfoui sous la rudesse des années d'humilités administratives passées à séparer les carbones des originaux. On me dira « qu'en vertu de l'article 236 bis du code de la route, la période suspensive ayant échu (s'il échet) le 06 août 2021, et en l'absence d'infractions distinctes portées à notre connaissance dans l'intervalle, il sera procédé à la remise du permis de conduire N° XZYVVBBH qui vous a été saisi le 07/07/2012 sur la commune de Mornas (26) par les Gendarmes Serge Joyeux et Raoul Godelureau , APJ territorialement compétents. Les modalités de remise seront déterminées par nos soins. ».
 

Ah, la belle phrase... Dire qu'il y a des gens qui se damneraient pour un : «  si tu reviens, j'annule tout », ou un tendre SMS du genre « 5 à 6 discret ce soir garage villa, Georges devant match foot, faudra crier moins fort que dernière fois. Amène K-pote extra strong. Te kiffe grave. Tape 1 pour oui, 2 pour non. Solange ».
 

Billevesées que tout cela, Volapük.. Rien en regard de cette lettre de Séraphine Bordereau.

Qui aura ajouté en marge, de sa petite écriture manuscrite sentant bon le CM2 : «  suis à votre disposition pour une remise en mains propres, aux dates et heures qui rencontreront votre agrément ».

Ah, Séraphine... La vie nous envoie le plus souvent des tombereaux de fumier, mais parfois elle distribue une perle.

Nous prendrons rendez-vous sur le pont de Tancarville, à la tombée du soir. J'arriverai en taxi, que je renverrai aussitôt : je ne veux pas de témoin pour la naissance de cette idylle. Tu apparaitras dans cette 308 gris sombre qui sentira de loin le bon goût modeste et discret des Préfectures, la préférence nationale appliquée aux automobiles. Tu feindras de ne pas me voir, effectuera un nouveau passage pour être sûre, sûre aussi de ne pas être suivie par ton chef de bureau principal ou le sous-Préfet, va savoir.

Un bref appel de phares.

Et alors tu baisseras la vitre, agitant mon petit carton rose perdu il y a 5 ans. Quand j'étais encore jeune, beau et écrivain à succès. Quand j'avais une voiture.

Tu auras ce petit sourire désolé et ravi à la fois, un rien mutin, qui contrastera avec la rigueur du chignon et tes lunettes achetées pas cher chez « Affle-fou  ». En me penchant par la vitre latérale, je verrais tes ridules aux coin des yeux, bien sûr, l'amorce d'un cheveu gris mal teint, mais aussi tes fines jambes de reine cachées par la jupe plissée bleue nuit et les ballerines plates. Parce que bien sûr, tu auras fait de la danse classique et un peu d'équitation à Versailles, avant d'embrasser une carrière d'Attachée de Préfecture et de ne plus embrasser personne.

Quand je prendrai tes lèvres minces et sévères, je ne respirerai pas de capiteux parfums orientaux. Marseille, Istanbul, listes en boules, au Panier tout cela. Non, tu sentiras l'eau de Cologne fraiche de chez Hermès, celle que ta Maman t'avait posé en silence dans ta salle de bains, adolescente. Il y a il y a trente ans, il y a un siècle.
 

C'est là que tu m'avoueras avoir tout organisé. Le contrôle de vitesse sur l'A7, ce soir de malheur. Donné aux Gendarmes l'immatriculation de mon bolide, fait trafiquer le radar. Pour me faire retirer le permis, me le faire découper suivant les 12 points-ti-yeah, me faire mariner pendant des années. Puis me le rendre.

En mains propres. Sur le pont de Tancarville. Parce que tu aimais secrètement sans le connaître ce fameux écrit-vain, ce flamboyant nouvelliste des pure-players. Tu découvriras tes blanches canines à rayer le parquet en rejetant la tête en arrière sur l'appui tête, tu me passeras le volant. Et toi, tu balanceras tes ballerines par la fenêtre ouverte pour mettre tes beaux pieds nus et bronzés sur le tableau de bord, tu souriras, libéreras tes cheveux en secouant la téte et tu lanceras un « nique les keufs » de bon aloi.
 

Ah,Séraphine, pourquoi avons-nous perdu tant de temps, alors que le bonheur est parfois simple comme un Cerfa modèle 43 bis ou un Timbre-Amende à 130 euros ?

Oui, pourquoi, hein ? Faut-il que les Dieux nous soient haineux pour nous avoir laissé perdre toutes ces années..

On ne s'arrêtera qu'aux stations service du temps qui passe, pour reprendre de l'essence pour la 308 et de l'eau fraîche pour nos bouches sèches et salées. On s'arrêtera aussi sur les aires de repos, où on rabattra les sièges, avant de les faire grincer. On collera plein de buée sur les vitres la nuit, à l'arrière des Peugeot, Séraphine, ô ma dauphine. Tu grogneras des « salaud, on ne m'avait jamais fait cela avant » que je ferai taire de l'index posé sur tes lèvres.

On évitera les péages, les radars fixes, mobiles ou tronçons, et toutes les zones de non-droit et de danger que constituent les abords des Gendarmeries.

Et on roulera jusqu'à ce vieillesse et mort s'ensuivent.

Enfin, on roulera plutôt jusqu'à ce qu'on nous retire notre permis.

@ « janot », alias Jean Fauque


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