Le Rubicon du Caucase
par Vincent Perrier-Trudov
mercredi 27 août 2008
Alea jacta est. Dimitri Medvedev vient de signer les décrets présidentiels de reconnaissance de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. L’Union européenne et les Etats-Unis se retrouvent, par cette politique du fait accompli, avec une balle dans leur camp bien difficile à négocier.
En replaçant cet événement dans ce contexte, on voit bien de quelle manière la décision occidentale de passer outre les protestations répétées de la Russie ont pu à la fois désarmer la légitimité de nos protestations actuelles et encourager les Russes à franchir le Rubicon.
On ne peut que déplorer ce gâchis. Sans refaire l’histoire, l’insistance russe à lier les deux questions - Balkans et Caucase - auraient dû nous amener, si nous avions respecté nos interlocuteurs, à accepter d’envisager un règlement amiable pour les deux régions. Une autonomie renforcée pour chaque peuple au sein d’Etats confédéraux aurait à la fois permis de ne pas transiger sur l’invariabilité des frontières - gage majeur de stabilité - et de satisfaire les aspirations de ces peuples à l’autonomie.
Et nous aurions pu alors envisager une renégociation sereine, dans un mois, du partenariat Union européenne-Russie.
Car, rarement il y aura eu dans l’Histoire une complémentarité aussi forte entre deux ensembles géopolitiques de cette importance. D’un côté, il y a l’Union européenne, première puissance économique mondiale, peuplée d’un demi-milliard d’habitants, au PIB par tête le plus élevé du monde, et grande consommatrice de gaz et de pétrole.
De l’autre, on trouve la Russie, pays immense, premier exportateur mondial de produits pétroliers, dont plus des 3/4 des exportations part vers l’Europe, tourné vers la modernisation de ses infrastructures et de son économie. Une croissance à deux chiffres et une volonté politique de fer - c’est le moins qu’on puisse dire - de retrouver le prestige et la puissance qu’elle a, depuis Pierre le Grand, toujours eu.
Un triple rapprochement politique, économique et stratégique entre ces deux grands ensembles aurait la force de cette complémentarité et permettrait d’apaiser les peurs.
Rien ne serait plus dangereux pour l’Europe qu’une Russie revancharde, blessée dans son amour-propre, désireuse de prouver par la force son retour sur la scène internationale. Rien ne serait plus dommageable que de pousser les Russes - par nécessité plus que par désir profond, dans les bras des régimes dictatoriaux que sont la Syrie, l’Iran, et autres ennemis déclarés des Etats-Unis.
Rien ne serait plus inquiétant, pour la Russie, que de se retrouver encerclée à l’Ouest et au Sud, par des régimes qui lui sont hostiles, où des bases américaines viendraient compléter celles d’Asie centrale ; et à l’Est par une Chine elle aussi soucieuse de montrer sa force, et sur laquelle ils ne peuvent compter. Rien ne serait plus dommageable, pour elle, qu’une Europe qui lui tourne le dos, par peur que le retour sur le devant de la scène internationale ne soit en réalité qu’un premier pas vers une reconquête de l’espace soviétique.
Et malheureusement, c’est dans cette direction que nous conduit l’escalade actuelle.
Il est à espérer que le pragmatisme l’emporte sur l’outrance, lundi prochain, lors de la réunion des 27. Il faudra bien sûr composer avec ceux dont le passé (Pologne, République tchèque, pays Baltes...) ou le présent (Royaume-Uni...) les poussent à une réaction virulente vis-à-vis de la Russie. Mais il serait irresponsable d’insulter l’avenir. Qu’on le veuille ou non, la Russie jouera un rôle déterminant dans le futur des relations internationales. Il va falloir faire avec, sans illusion, mais sans crainte excessive non plus.
Et au moment de peser le pour et le contre nous serions bien avisés de nous rendre compte qu’en dehors des visages et de la couleur des drapeaux, il n’y a pas beaucoup de différences, entre la joie à Pristina hier, et celle à Soukhoumi et Tskhinvali aujourd’hui.