Etats d’âmes des scientifiques (et des autres) face au déterminisme
par armand tardella
mardi 16 novembre 2021
On aurait pu croire, du fait des grandes découvertes scientifiques réalisées par l’humanité depuis Galilée, que les scientifiques seraient naturellement déterministes. En fait, il n’en est rien, bien au contraire. Car cela remettrait en cause, selon eux, leur propre existence. Cependant, leurs arguments pour rejeter le déterminisme sont… non-scientifiques. C’est ce que je voudrais vous montrer dans cet article.
Tout d’abord quelques précisions pour simplifier la suite.
Premièrement, je dis « les scientifiques », mais il s’agit plutôt de « la plupart des scientifiques », en tout cas, de ceux dont j’ai lu les articles et ceux avec qui j’ai été en contact au cours de mon travail de recherche sur le sujet.
Ensuite, je dis « déterminisme », alors que les experts du sujet parlent de « superdéterminisme ». En fait, le déterminisme fait référence à des théories expliquant les phénomènes physiques extérieurs à l’esprit humain. La théorie de la gravité, ou l’électromagnétisme par exemple, qui ne prétendent pas expliquer la conscience humaine. Le superdéterminisme quant à lui désigne une théorie qui serait susceptible de décrire les phénomènes observés, mais aussi l’observateur lui-même. Le superdéterminisme suppose donc que tout ce que font, disent, et pensent les humains est déterminé. Le superdéterminisme régit ainsi aussi la conscience des observateurs humains. En ce qui me concerne je parlerai simplement de déterminisme pour désigner en fait le superdéterminisme.
Enfin, de manière à développer mon propos, je vais être obligé d’évoquer le théorème de Bell (juste pour mémoire) et en particulier son hypothèse implicite de libre-arbitre. En réalité, sur le plan purement scientifique il s’agit d’une hypothèse où il est possible d’imposer des paramètres de mesures totalement indépendants entre eux. Cependant, cette dernière formulation est beaucoup moins parlante pour les non-spécialistes. J’assumerai donc le fait de déroger aux rigoureux principes scientifiques en parlant simplement de « l’hypothèse de libre arbitre », ce qui, entre nous, ne change rien au fond du problème.
En fait, cet article est la suite du précédent article que j'ai écrit sur le sujet intitulé : « une méthode mathématique pour démontrer que nous n’avons pas de libre arbitre ».
Rapide survol historique
Depuis son avènement au début du vingtième siècle, la mécanique quantique présente un comportement étrange au yeux des physiciens. D’un côté, les prédictions qu’elle permet sont excellentes et conformes à l’expérience, mais de l’autre, personne ne comprend vraiment ce qu’elle signifie. Par exemple, tout ce passe comme si les objets physiques qu’elle modélise, comme des particules de matière, pouvaient se trouver à plusieurs endroit en même temps. De plus, les résultats d’expérience sur des objets physiques, correctement prédits par la mécanique quantique, semblent dépendre du fait qu’on les observe ou non. Ce qui a conduit à l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique, énoncée en 1927, affirmant que « la réalité n’existe pas si on ne l’observe pas ». Elle liait ainsi la réalité des choses à la conscience des observateurs. Ceci a fait dire à certains physiciens que la lune n’existait pas si on ne l’observait pas, et à certains professionnels du développement personnel que leur conscience peut agir à distance sur le bien être de leurs clients. De plus, le don d’ubiquité des particules, faisait dire que la mécanique quantique était « essentiellement probabiliste ».
Or Einstein était réaliste déterministe. Sa théorie de la relativité générale, régie par des équations non-linéaires « classiques », est effectivement déterministe. Et l’interprétation de Copenhague, promue en particulier par Niels Bohr, ne lui convenait pas du tout. Le long débat entre Einstein et Born sur cette question a été vue comme un choc des titans.
Mais Einstein publia en 1935 un article avec deux comparses, Podolski et Rosen, où il mettait à mal l’interprétation de Copenhague. En effet, grâce à une expérience de pensée, dont il était friand, en utilisant des particules corrélées, il montrait qu’il était possible de mesurer simultanément la position et la vitesse d’une particule, ce qui est impossible en mécanique quantique.
Ensuite, l’idée d’Einstein a été améliorée, et en particulier, l’expérience qu’il proposait a été simplifiée et rendue réalisable concrètement. Puis en 1965, John Bell a démontré qu’on pouvait départager Einstein et Bohr grâce précisément à ce type d’expérience. En effet, son théorème définissait ce qu’on appelle depuis les « inégalités de Bell », valables pour une théorie réaliste classique, et pouvant être testées expérimentalement. Quelques années plus tard un groupe de physiciens a simplifié et amélioré le théorème de Bell, ce qui a conduit à partir de 1972 à la réalisation d’expériences pour vérifier les inégalités de Bell. Or dès le départ, les inégalités de Bell ont été violées par l’expérience, et cela, de manière de plus en plus précise à chaque nouvelle expérience. Par conséquent, cela démontrait que les hypothèses du théorème de Bell étaient fausses. Plus précisément, cela signifiait que, soit la réalité physique n’existe pas si on ne l’observe pas, comme l’affirmait Bohr, soit si elle existe, alors elle est non-locale. Or, la non-localité implique, schématiquement, que des informations peuvent se propager à une vitesse bien supérieure à la vitesse de la lumière, ce qui est interdit par la théorie de la relativité d’Einstein. Cependant, s’agissant du résultat d’une expérience, les physiciens l’ont pris plutôt bien. Ils ont fini par accepter cette conclusion, pour le moins peu satisfaisante pour l’esprit, et donner raison à Bohr contre Einstein.
Mais, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. Aussi, à la fin des années 80, des physiciens, dont par exemple Carl Brans, ont montré que le théorème de Bell comportait une hypothèse implicite de libre arbitre. En effet, pour pouvoir réellement démontrer ce théorème, il faut supposer que l’expérimentateur est capable de choisir librement, c’est à dire de manière arbitraire, les paramètres de son expérience. Or ceci n’est pas possible dans un monde déterministe. Cette omission a été reconnue par John Bell lui-même, ainsi que par ses collègues qui avaient amélioré son théorème.
La réaction insolite des physiciens
Bien sûr, la découverte de cette erreur aurait dû tout changer : les conclusions précédentes sont évidemment fausses. La violation des inégalités de Bell n’implique PAS que soit la réalité n’existe pas si on ne l’observe pas, soit si elle existe, qu’elle soit non-locale.
La VERITE VRAIE s’énonce ainsi : les expériences de violation des inégalités de Bell impliquent que :
-
soit le monde est déterministe, ce qui implique que l’expérimentateur n’a pas de libre arbitre et que par conséquent ses choix sont déterminés par des paramètres extérieurs à lui,
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soit l’expérimentateur a un libre arbitre et la réalité n’existe pas si on ne l’observe pas,
-
soit l’expérimentateur a un libre arbitre, la réalité existe indépendamment des observateurs, mais alors elle est non-locale
Cependant, de manière surprenante, les physiciens n’ont rien changé à leurs conclusions. En fait, il ont écarté, sans preuve scientifique, la première solution, pour garder uniquement les deux autres. Ils ont jugé la première solution plus « horrible » que les deux autres (! !!). Dans leur esprit, la recherche scientifique n’a plus de sens dans un monde déterministe, car ils n’auraient plus la liberté de choisir arbitrairement les paramètres de leurs expériences, et ne pourraient plus « surprendre » la nature pour découvrir ses lois.
Ainsi, le rejet du déterminisme, une des trois seules possibilités laissées ouvertes par les expérience de violation des inégalités de Bell, réside dans ces quelques phrases !!! Le rôle des scientifiques expliqué de manière non-scientifique…
Imaginons un instant que John Bell n’ait pas oublié l’hypothèse de libre arbitre. La conclusion des expériences de violation des inégalités de Bell aurait été celle que je viens d’énoncer. Le rejet, sans preuve scientifique, mais du fait de leur caractère notoirement « absurde », des deux dernières alternatives aurait laissé une seule solution possible, c’est à dire le déterminisme !!!
En réalité, il existe un second argument opposés aux déterministes (car il en reste quelques uns) qui n’élimine pas le déterminisme, mais le relègue au niveau d’une théorie méta-physique indémontrable, et par conséquent indigne d’intérêt scientifique.
En effet, les premières expériences de violation des inégalités de Bell avaient été critiquées par certains physiciens, et par conséquent elles ont été progressivement améliorées jusqu’à devenir aujourd’hui totalement inattaquables. Les dernières expériences, conçues pour garantir autant que possible l’indépendance des paramètres de mesure, les ont fixé, pour l’une, à partir des choix réalisés par 100000 participants à un jeu vidéo, ou même, pour l’autre, à partir des longueurs d’onde lumineuses de quasars lointains, c’est-à-dire émises il y a des milliards d’années. Cependant, même si cela est étonnant, cela ne prouve pas que ces paramètres n’étaient pas déterminés, depuis les premiers instants de l’univers, de telle manière que les inégalités de Bell soient violées. Est-ce plus ou moins étonnant que la réalité n’existe pas, ou qu’elle soit non-locale ? De toute manière la violation des inégalités de Bell conduit à une conclusion surprenante, mais laquelle ? En fait aucune expérience de physique ne peut démontrer qu’une suite de paramètres sont indépendants. Les physiciens le savent bien !!! Ils en concluent donc que le déterminisme ne peut pas être contredit par l’expérience, auquel cas, il ne peut pas être un sujet d’étude scientifique.
En fait, les physiciens ont exclu le déterminisme sans preuve car cela remettait dans leur esprit leur capacité à découvrir les lois de la nature, mais si malgré tout le monde était déterministe alors ce serait expérimentalement non-réfutable, et par conséquent scientifiquement inintéressant.
Mais que valent ces arguments non-scientifiques des scientifiques ?
Premièrement, reprenons l’argument selon lequel dans un monde déterministe la méthode scientifique n’aurait plus de sens, car on n’aurait plus la liberté de « surprendre » la nature pour en découvrir les lois.
On peut déjà se demander quelle liberté possède l’homme préhistorique, biologiquement identique à nous, pour « surprendre » la nature ? Il a nécessairement uniquement la liberté imposée par son environnement de l’époque. Il n’aura pas le loisir de se demander comment il va pouvoir générer une suite de paramètres indépendants pour réaliser une expérience de violation des inégalités de Bell utilisant des particules corrélées !!!
En réalité, dans un monde déterministe, un physicien serait capable de découvrir les lois de la nature… si les équations qui régissent ce monde et leurs conditions initiales l’y autorise, voire même lui impose. Car un monde déterministe, comme tout autre monde d’ailleurs, fût-il quantique, est régi par des équations et des conditions initiales. La bonne question est alors la suivante :
-
existe-t-il une solution de cette équation capable de décrire des physiciens et leur imposant de réaliser des expériences leur permettant de découvrir cette équation ?
Pourquoi serait-ce impossible a priori ?
Car ce type de comportement auto-référentiel, où un système est capable de se modéliser lui-même, est déjà connu en sciences, et en particulier en mathématiques. En effet Kurt Gödel l’a utilisé avec génie pour démontrer son théorème d’incomplétude. Pourquoi n’en serait-il pas de même en physique. Il se pourrait qu’une solution d’une équation de physique inclue le « code pour ses sources ». Et si cela devait être réellement impossible, il faudrait alors le démontrer, et ne pas l’exclure a priori.
Analysons maintenant l’argument du caractère non-réfutable du déterminisme, et par conséquent son non-intérêt scientifique.
En effet, il est VRAI qu’une théorie physique n’est digne d’intérêt que si elle est réfutable par l’expérience. C’est bien la base de la science. Et, il est aussi VRAI qu’on ne peut pas réfuter par l’expérience le fait que toute série de paramètres soient non-indépendants, ce qui serait une des caractéristiques du déterminisme. Mais cela n’implique PAS que le déterminisme soit irréfutable. D’ailleurs LE déterminisme n’existe pas. Il existe potentiellement DES théories déterministes. Pour réfuter LE déterminisme, il faudrait réfuter TOUTES les théories déterministes possibles !!! Pour réfuter une théorie, il faut d’ailleurs imaginer une théorie, réaliser grâce à cette théorie des prédictions et tester expérimentalement ces prédictions. Mais y a-t-il un physicien qui ait déjà conçu une théorie déterministe (au sens précisé au début de l’article) et réalisé des prédictions testables par l’expérience ? Pas à ma connaissance !!! *. C’est d’ailleurs compréhensible, car pourquoi des physiciens créeraient une théorie qu’ils considèrent a priori sans intérêt ? Mais alors comment réfuter une théorie qui n’existe pas ? Car ce ne sont pas les expériences de test qui manquent (elles ont déjà été réalisées), mais bien les théories à tester.
Prenons par exemple la découverte de la théorie de la gravitation par Newton. Les expériences qui auraient permis de réfuter sa théorie ont été réalisées bien avant lui par Tycho Brahé. Puis les données de Tycho Brahé ont été compilées par Kepler qui en a déduit ses trois lois. Newton, lui, bien après, a crée sa théorie de la gravitation qui lui a permis de reproduire les lois de Kepler.
Pourquoi ne pourrait-on pas faire la même chose aujourd’hui. Les expériences permettant de réfuter le déterminisme existent aujourd’hui. Ce sont toutes les expériences de mécanique quantique (comme les mesures de Tycho Brahé). Toutes ces expériences sont correctement décrites par le formalisme quantique. Qu’est-ce qui empêche, sur le principe, de concevoir une théorie déterministe qui permettrait de reproduire le formalisme quantique, et par conséquent de reproduire tous les résultats de toutes les expériences de mécanique quantique ? A priori rien. Et ce n’est pas parce que cela n’a pas déjà été fait que c’est impossible. Il s’est passé de l’ordre de 70 ans entre le moment où Kepler a trouvé sa troisième loi, et celui où Newton a conçu la théorie de la gravitation...
En conclusion, sur la question du déterminisme, les physiciens se sont englués dans un cercle vicieux. Ils souffrent d’une sorte de schizophrénie. D’un côté, ils rejettent le déterminisme sans preuve car cela porterait atteinte à leur amour propre. Du coup ils s’en désintéressent et par conséquent ils ne s’intéressent pas à la conception de théories déterministes, et ensuite ils affirment qu’on ne peut pas réfuter les théories qu’ils n’ont pas conçu !!!
Pour terminer, on peut se poser la question suivante : pourquoi s’obstiner à chercher à savoir si le monde est déterministe ou pas, alors que le formalisme quantique est capable d’expliquer et de prédire en pratique les résultats de toutes les expériences de physique menées jusqu’ici et peut-être à venir ?
La réponse est à l’opposée des objections des physiciens. Dans un monde déterministe ou non, les physiciens ne pourront jamais continuer à découvrir les lois de la nature s’ils font des hypothèses fausses à son sujet. Si la nature devait s’avérer déterministe et qu’ils restent sur l’hypothèse qu’elle ne l’est pas, ils finiront pas être limités dans leurs découvertes.
En ce qui me concerne, je continue à chercher à démontrer que nous sommes dans un monde déterministe parce que, du fait de mon expérience jusqu’ici, j’y crois plus que la non-localité. En définitive, je crois plus en Einstein qu’en Bohr. Cependant, bien qu’il s’agit d’un problème de physique, la réponse est dans les mathématiques, pas forcément très complexes, mais combinant de nombreux domaines. Or j’étais physicien et non mathématicien, et j’avoue avoir quelques lacunes en mathématiques.
Mais si l’un d’entre vous voulait me donner un coup de main...
*En réalité, comme je le disais au début de l’article, il reste des physiciens adeptes du déterminisme. En particulier, Gerard t’Hooft, prix Nobel s’étant illustré dans la physique quantique de l’interaction faible, pense que l’univers fonctionne comme un immense ordinateur. Il a écrit en 2016 un livre intitulé « l'interprétation de la mécanique quantique par les automates cellulaires », où il expose ses idées. Cependant, sa théorie est assez complexe et n’est pas aboutie. Il s’agit plutôt de pistes de réflexion qu’il livre aux physiciens, pour les inciter à poursuivre dans cette voie. On peut citer aussi Sabine Hossenfelder, qui anime une chaîne Youtube.