Le rôle de la table familiale comme support éducatif

par Kilien STENGEL
vendredi 28 juillet 2023

Plusieurs études[1] montrent que l’alimentation est un vecteur important dans l’intégration des nouvelles générations ou nouvelles populations au sein d’une société, et dans la transition allagmatique d’une génération à l’autre. Les premiers contacts et échanges intersociétaux ou intergénérationnels sont souvent abordés par l’angle du sujet discursif alimentaire, via les rapports, contrastes, ruptures, modifications ou continuités de modèles, de concepts, de représentations ou de rites. Le rôle des rituels dans les interactions ordinaires[2] semble comme inévitable pour vivre ensemble et communiquer avec autrui.

 

[1] Christine Balland, « Manières de table des immigrés : l’exemple de juifs tunisiens à Paris », in Diasporas : histoire et sociétés : cuisines en partage, Framespa-diasporas – Cnrs – université de Toulouse le Mirail, 2005, p.106

[2] Lucie Bujon, Les rituels de la politesse : analyse pragmatique des interactions lors de l'offre d'un cadeau, Thèse de doctorat de Sciences du langage, Université Lumière Lyon 2, 2008, 4e de couverture.

Les Français sont des producteurs et protecteurs de tout ce qui est un savoir-faire patrimonial. Toujours en quête de nouvelles formes de transmission, à l’école, en famille, entre amis, et maintenant en visioconférence. Il y a toujours la necessité de faire évoluer le mode de transmission. La ritualisation de cette transmission de savoirs, savoir-faire commence autour du repas. Les générations y conservent chacune leur faire savoir et faire valoir. C’est bien là, dans ces espaces sociaux que vivent les pratiques vivantes de ce type de rite. L’enfant accompagne, par obligation comme par plaisir en période de confinement, à la préparation du repas et appréhende les façons de faire, d’être, de s’exprimer sur le sujet. La table devient un espace d’initiation aux rituels et d’intégration des codes.

La transmission de savoirs et de savoir-faire est depuis de nombreuses années observée par les sciences humaines de l’alimentation, comme étant une illustration de cette singularité de l'espèce. Le patrimoine immatériel alimentaire trouve les origines de son évolution progressive dans une déclinaison « émetteur-récepteur » plus souvent orale qu'écrite. Les pratiques alimentaires emploient toutes les méthodes de pratiques pédagogiques utilisées dans les sciences de l’éducation. Dans l’histoire de notre société, la transmission du geste comme de la parole furent la genèse de cette pratique, et en premier lieu pour l’évolution de la préparation des besoins essentiels donc alimentaires. L'imprimerie comme la peinture ont créé une rupture historique de cette pratique, comme l’époque que nous vivons actuellement.

De père en fils, de mère en fille, de grands parents à petits-enfants, du maître au disciple, les valeurs de médiation du repas sont actuellement transmises, à travers la visioconférence, par l’effort de l’homme ou par l’obligation de la nature. Le type de relation orale transmetteur-récepteur, inculquant-apprenant, enseignant-enseigné, est primordiale. La communication hachurée qu’offrent les plateformes de visioconférence, oblige à structurer la relation de maître à disciple. On ne parle quand l’autre parle. On synthétise la stricte explication technique. On crée sans le vouloir des silences, afin d’être simplement ensemble, en silence. La table quant à elle réunit les personnes physiquement ensemble. La table est l’outil pédagogique où s’extériorise l’expression d’une transmission, intercalée d’incorporation de bouchées qui préconisent le silence, car « on ne parle pas la bouche pleine » dit l’adage.

Si les parents soulignent le besoin de transmettre un savoir-faire, ils y participent de différentes manières. Pour autant, doit-on axer cette transmission du vivre ensemble par un acte gestuel et orale ? Faut-il uniquement savoir reproduire le savoir-faire du prescripteur ? Sa technique culinaire aussi exceptionnelle soit-elle, déterminera-t-elle ce qui est bon à produire et à manger ? Sa recette peut-elle s'enseigner ? Le prescripteur doit-il fonder sa transmission sur un apprentissage uniquement réflexif ? La connaissance comme la valorisation des produits permettent-elles une représentation du bon produit ?

Si l’apprenant puise sa propre opinion du manger ensemble comme du savoir manger dans le développement donné ou redonné à l’alimentation, se limite-il aux informations et formations voire à l’unique communication ?

Lorsque la transmission est valorisée implicitement sous la forme d’une continuité des héritages familiaux, cela indique que l’enfant décide d’accepter les héritages en les signifiants aux autres, dimension d’expression et de construction identitaire contribuant également à renforcer les héritages[1].

Chacun de nous reçoit - profite ou subit - une éducation alimentaire à un moment donné de son histoire, dans un pays donné, au sein d'un groupe social donné. Chacun appartient à une culture alimentaire issue d’une éducation alimentaire ; si bien qu'il est juste de dire que notre alimentation et la définition que l’on donne à la gastronomie sont marquées par notre éducation. Ainsi, on pourrait considérer que l’alimentation, comme le fait de bien manger, est un fait social, héritier des habitudes socialement admises, et veillant à intégrer autour de notre table les membres d'un même groupe social selon certains critères, certaines coutumes, certains rites alimentaires et modes opératoires. Alors qu’est-ce que nos enfants auront finalement appris de ces repas familiaux en confinement ?

 

[1] Anne Dupuy, Plaisirs alimentaires, Pufr, 2013, p.390


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