Pouvoir, servitude et incertitudes électriques

par lephénix
jeudi 18 mars 2021

 

La « fée électricité » est-elle en capacité d’assurer encore notre confort thermo-industriel par le miracle d’une source d’énergie présumée non fossile et inépuisable ? Ou son impensé fait-il le malheur du monde ? A l’heure du confinement numérique, deux sociologues, Gérard Dubey et Alain Gras, analysent ses sortilèges, dévoilent l’envers du scintillant décor et la remettent à sa place dans l’histoire de l’énergie.

Allumer la lumière ou son ordinateur, consulter sa messagerie ou des vidéos sur Youtube, « naviguer » sur le woueb ou « poster » sur Facebook semblent des opérations légères voire éthérées dont la « grammaire de confort » semble sans conséquence matérielle. En vérité, elles nécessitent une infrastructure énergivore, dont la boutonique, de l’interrupteur à l’écran tactile, vient de loin...

La « fée électricité » fait son apparition, tout en étincellements et en séduction, lors de la première Exposition internationale d’électricité (1881) puis de l’Exposition universelle (1889) avant de triompher, en attraction phare, dans les salons mondains et sur les scènes d’une Belle Epoque où s’accélère le mouvement des êtres, des choses et des informations avec le fétichisme de la marchandise.

D’emblée, elle promet de « changer la vie » tout en dissimulant sous ses rutilances les ressorts de son intimité technique ainsi que les engrenages de la « grande transformation » en cours... Gérard Dubey et Alain Gras rappellent que son talent est « plutôt celui d’un illusionniste » reposant sur un art consommé du camouflage : « Elle n’est qu’un « vecteur énergétique », c’est-à-dire un moyen de transporter et transformer l’énergie contenue, le plus souvent, dans une substance fossile qui repose au sein de notre Terre  ».

Si le « nouveau jeu du développement thermo-industriel, repeint en vert, fait la part belle à l’électrique », le seul pourvoyeur de la force électrique n’est autre que la combustion du charbon... Hier comme dans la société digitale d’aujourd’hui, l’électricité est pourvue par la force souterraine du charbon, extrait des entrailles de la terre - ou par les centrales nucléaires. Le charbon « donna le coup d’envoi » du capitalisme fossile qui transforma, sur son axe de puissance et de vitesse, notre planète en « espace commercial » nécessitant la combustion d’une quantité hallucinante de ressources en voie de raréfaction. Mais les générateurs comme les déchets de cet édifiant « conte de fée électrique » nourrissant toute une machinerie du désir sont dissimulés sous le tapis – un tapis roulant d’un « vert » aussi fluorescent que faussement attendrissant...

 

Le « cannibalisme énergétique »

Telle est la vérité brute : si elle appartient bel et bien à la civilisation thermo-industrielle, l’électricité dissimule la « matérialité de son origine et des déchets du combustible » tout en entretenant le mirage d’un monde hors-sol, affranchi des conditions terrestres. S’en remettre à elle pour une « transition » prétendue « écologique » dans les « conditions imposées par des choix technologiques surdéterminés par la course à la puissance et la logique de l’accumulation » ne serait-ce pas hypothéquer l’avenir de la planète pour une chimère bien trop « verte » pour être vraie ?

Le rutilant mirage électrique repose, comme toute la machinerie industrielle, sur le sempiternel tryptique anthropologique rappelé par Lewis Mumford (1895-1990) : extraire la substance qui contient l’énergie, puis retenir/stocker la puissance et la transférer pour un usage à volonté... Soit « extraire, stocker, utiliser » - et détruire davantage le sol et sous-sol de notre lieu de vie : « La transition à l’électricité céleste » s’enlise dans une « guerre extractive menée sous notre habitat terrestre  »...

Le premier dispositif en réseau est conçu à partir de 1885 pour la captation des chutes du Niagara, équipées de générateurs de courant alternatif, selon les découvertes de Nikola Tesla (1856-1943). Ainsi se tisse la toile d’un « système universel de distribution » à haute tension, conceptualisé en France par Alain Gras, professeur émérite de socio-anthropologie (Paris 1 – Sorbonne), sous l’appellation de macro-système technique (MST) - et apparaît un « nouvel ordre technologique » énergivore et dévoreur d’intrants matériels. Ces lignes de réseaux insérés dans des grilles appellent un centre régulateur, c’est-à-dire une « gouvernance de et par la technique, justifiée par l’efficacité gestionnaire de la contrainte, rendue ainsi légitime  ». Le MST s’impose comme la « forme d’organisation dominante de la grande technologie et s’épanouira avec l’électronumérique au XXIe siècle ».

Nos vies se surencombrent de gadgets branchés et connectés qui prétendent les prendre en charge – électrique, forcément : « Le consommateur client, citoyen sans droit de vote, abandonne sa liberté au fournisseur électronumérique ». Tous interconnectés, « producteurs » d’un tsunami de données à traiter – et en perte d’intelligence avec le monde ?

Dévoilant « la face sombre de l’architecture imaginaire des dispositifs numériques contemporains », Dubey et Gras invitent à discerner, « derrière les arguments purement techniques sur les contraintes de la distribution électrique », des « réseaux de pouvoir de plus en plus envahissants »... Ils démontrent que les injonctions bien pensantes à nous doter d’une prétendue « énergie » affublée de l’adjectif « propre » ou « verte » amènent à accroître les pressions extractivistes sur « le sous-sol de notre planète ainsi que la dépense d’énergies fossiles pour l’extraction et le traitement » - la conversion forcée au tout-électrique ne fait qu’étendre le règne du vieux « roi charbon »...

La fiction d’une « dématérialisation du monde » passe par les câbles bien physiques d’une tuyauterie relayée par des antennes relais tandis que s’exacerbe la « guerre de l’information » pour « le contrôle des signes, des choses et des êtres ». Car l’information est « le principal « carburant » des grands systèmes techniques qui en dévorent des quantités toujours plus grandes » comme ils engloutissent toujours plus de matière, à l’instar d’un « trou noir ». La quête simultanée de vitesse et de miniaturisation qui « vise à adapter la réalité terrestre aux propriétés des électrons » charge tout gain dans la transmission de l’information d’un « coût global énorme » dégradant toujours davantage les conditions de vie terrestre. Il est avéré que « l’industrie du numérique consomme pour la fabrication des téléphones portables et des ordinateurs 19% de la production de métaux rares dans le monde et 33% de la production de cobalt  » - sans oublier que l’exploitation de ces matières premières passe par celle de centaines de milliers de travailleurs-esclaves.

Les auteurs rappellent que le premier usage de l’électricité, avant le lampadaire et le moteur, fut l’allongement de la durée de travail permise par la lampe à arc. Loin de réenchanter « le monde du travail », elle avive ses souffrances dans sa phase électronumérique de « marchandisation des relations sociales primaires jusqu’alors épargnées ». L’alliance de l’électrique et du numérique exacerberait-elle la « redoutable efficacité » d’une nouvelle économie de prédation invisibilisant ses rapports de domination ?

 

La mobilité électrique

Nos ancêtres l’avaient appris à leurs dépens : « Remplacer la traction hippomobile par un carrosse électrique ne règle pas le problème de l’usage intense  ». De surcroît, « en raison du coût énergétique de la batterie, le véhicule électrique ne devient écologiquement rentable qu’après 100 000 kilomètres ». Mais voilà : il aura fallu fabriquer à un coût exorbitant, dans une hallucinante débauche de matière, des électromobiles en plus du parc de véhicules thermiques existants. Juste pour envoyer ces derniers à la casse ?

Une étude de l’Ademe reconnaît qu’il est "difficile de conclure que le véhicule électrique apporte une véritable solution aux enjeux d’efficacité énergétique ». L’extraction de lithium nécessaire aux batteries ne va pas sans prédations supplémentaires dans des régions jusqu’alors préservées d’Argentine, du Chili, du Pérou ou sur les hauts plateaux du Tibet.. Bien évidemment, la surconsommation électrique générée par un parc de quatre millions d’électromobiles sera assurée pour l’essentiel par le charbon et le pétrole – il n’est plus possible d’ignorer leur part et celle des infrastructures matérielles nécessaires pour la mise en place de ce qui s’annonce comme un « régime de prédation sans précédent dans l’histoire  »... Gérard Dubey et Alain Gras voient dans « l’Uberfolie universelle, portée par le flux électrique tout au long de sa power grid », la disparition du lien tissé par la relation physique avec notre milieu et l’avènement du nihilisme technologique avec le loué-jeté-généralisé comme « stade ultime de la consommation an-éthique  ».

En cette nouvelle phase d’expansion du modèle électrique, la pratique d’une mobilité individuelle énergivore et hors-sol (de la trottinette jetable au bout de trois semaines à l’électromobile bientôt « autonome » avec ses hypervoraces calculateurs embarqués) ne mène qu’à renforcer l’enfermement planétaire dans la fausse sécurité de l’« enclos numérique » d’un univers high tech dont le « progrès » avance sur le reniement de son origine bien terrestre.

 

Le devenir technologique de l’humanité

L’hyperconnexion numérique à marche forcée n’en finit pas d’augmenter la demande électrique jusqu’au risque de black out - et d’annexer « ce qui restait encore en marge des grands systèmes techniques » selon sa logique de dévastation écologique et sociale. Ainsi, les fantasmes d’une « écologie numérique » irriguée par un « usage à volonté de la force » rejouent « la fiction de l’énergie pure et immaculée » entrenue au XIxe siècle par l’électricité tandis que les technologies du branchement retirent à l’habitat sa qualité de refuge, d’abri voire de sanctuaire : « il a cessé d’être un espace soustrait au regard d’autrui et au contrôle social  »... L’humain est-il encore toléré dans sa propre maison ?

Par ailleurs, le fonctionnement des cryptomonnaies repose sur une folle course à la puissance de calcul dans un hallucinant gâchis d’énergie susceptible d’absorber la capacité électrique d’un pays affligé de surcroît par l’extension du « télétravail »...

Dernier « truc d’illusionniste » de la fée électricité, « l’intelligence artificielle », aux vertigineux enjeux géopolitiques, qui désactive l’énergie sociale : supposée reposer sur la fiction d’une société automatique voire « inclusive » fonctionnant par une énergie détachée de toute contingence terrestre, elle efface le sujet pensant par le « contournement du polique, de la conflictualité sociale et des rapports de force qui le définissent  ». Elle livre un homo numericus surnuméraire, dépossédé de tout ancrage sensible à la plus déstabilisante des incertitudes dans l’hypervolatilité d’une économie où « la vitesse se substitue à la question de la valeur et du sens » et d’un monde « sans contact » ignorant ce qui demeure irréductible et « incommensurable au calcul ».

Gérard Dubey et Alain Gras entendent « rendre intellectuellement raisonnable un avenir énergétique qui serait aussi un projet de réconciliation avec le monde qui nous entoure » en interpellant cette « excroissance incontrôlée des systèmes technologiques » transformant la planète en « vaste déchetterie » dans une frénésie d’« innovation » reniant le principe de précaution : la vie sociale n’est-elle pas un « sol bien plus solide et sûr » que les fallacieuses promesses de la fée électricité ?

L’infrastructure invisibilisée de la si phagocytante industrie numérique est en surchauffe. L’abstraction numérique et l’artificialisation du monde avec l’hypercomplexité qui va avec ouvrent un gouffre énergétique sous nos pas tout au long d’une « chaîne de déssemblage », de déliaison et de fragmentation sociale escamotant le réel. Notre devenir électronumérique proclamé sera-t-il rattrapé à temps par l’ombre de son origine thermique ?

Gérard Dubey et Alain Gras, La Servitude électrique, Seuil, 388 p., 23 €


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