Le Mozart noir : l’ascension fulgurante et l’oubli cruel du chevalier de Saint-Georges
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mardi 24 juin 2025
Sous les lustres scintillants des salons parisiens, un homme à la peau sombre manie l’archet avec une grâce divine, captivant la cour de Louis XVI. Joseph Bologne, chevalier de Saint-Georges (Chevalier de Saint-George est également admis), né esclave en Guadeloupe, défie les chaînes de son époque par son génie musical, son fleuret acéré et son courage militaire. Étoile des Lumières, il danse entre préjugés et gloire, avant que la Révolution ne l’engloutisse.
Une enfance sous le joug colonial
Dans la chaleur moite de Baillif, en Guadeloupe, le 25 décembre 1745, un cri d’enfant perce le silence de l’Habitation-Sucrerie Clairefontaine. Joseph Bologne naît d’une mère esclave, Anne, dite Nanon, et d’un planteur blanc, Georges de Bologne Saint-Georges. Les registres coloniaux, lacunaires, omettent son baptême, mais une archive de 1748, conservée en Gironde, mentionne un "esclave Joseph, fils de Nanon, âgé de deux ans" accompagnant sa maîtresse en France. Le Code noir, inflexible, le désigne esclave, suivant la condition maternelle. Pourtant, son père, riche propriétaire, le reconnaît, un geste rare dans une société où les enfants métis sont souvent relégués à l’ombre.
En 1747, Georges fuit l’île après un duel fatal, emmenant Nanon et Joseph. Les rues boueuses de Bordeaux, où ils débarquent en 1749, tranchent avec les champs de canne guadeloupéens. Une lettre de grâce royale, obtenue par l’entregent familial, permet à Georges de regagner ses plantations, mais il choisit Paris pour l’éducation de son fils. Joseph, affranchi dès son arrivée en France, où le sol "rend libre" selon un édit de 1315, grandit à Saint-Germain, bercé par les clavecins et les rires des salons. Une note notariale d’Angoulême de 1749 révèle que Georges garantit une rente viagère à Nanon et à sa mère, signe d’un attachement complexe.
Cette enfance, marquée par le déracinement, forge un homme à la croisée des mondes. Les murmures racistes le poursuivent tôt : un échotier parisien, Métra, raille son métissage, notant qu’il "imite les blancs avec une insolence naturelle". Mais Joseph, éduqué comme un aristocrate, excelle dans l’escrime et le violon, disciplines où son talent éclate. Ces premières années, entre privilège et préjugés, posent les fondations d’une vie hors norme.
Un virtuose à la cour de Louis XVI
À 13 ans, Joseph entre à l’académie de Nicolas Texier de La Boëssière, où l’odeur de cire et le claquement des fleurets rythment les jours. Son maître, dans une notice de 1762, s’émerveille : "À 15 ans, il surpassait les meilleurs escrimeurs ; à 17, sa vitesse défiait l’œil". En 1761, il triomphe contre Alexandre Picard, maître d’armes qui l’avait raillé comme "le mulâtre de Boëssière". Ce duel, parié par une foule divisée par les débats sur l’esclavage, marque les esprits. Georges, fier, lui offre un cheval et une voiture, signes d’une ascension sociale fulgurante.
Son génie musical s’épanouit en parallèle. En 1769, il rejoint le Concert des Amateurs, orchestre prestigieux, où son archet fait vibrer l’Hôtel de Soubise. Un chroniqueur du Journal de Paris (1775) écrit : "Saint-Georges, par sa légèreté et sa vigueur, attire les foules comme un feu d’artifice". Ses concertos pour violon, publiés dès 1771, séduisent par leur élégance. En 1776, l’Almanach musical le consacre : "Son orchestre est le joyau de l'Europe". Directeur de la Loge Olympique, il commande à Haydn les "Symphonies parisiennes", jouées devant la reine Marie-Antoinette, dont il gagne l’admiration. Une anecdote prétend qu’elle l’appelait "mon chevalier noir", un surnom flatteur mais teinté d’exotisme.
Saint-Georges sert également la cour dans des charges honorifiques. En 1757, son père lui achète la charge de "gentilhomme ordinaire de la chambre du roi", un titre rare pour un homme de couleur, attesté par un brevet conservé aux Archives nationales. Il est anobli et reçoit le titre de chevalier. Cette fonction, qui l’amène à escorter, quelques années plus tard, Louis XVI lors de chasses ou de cérémonies, renforce son statut. Mais la gloire s’accompagne d’ombres : en 1778, pressenti pour diriger l’Opéra royal, il essuie un refus humiliant. Une pétition des cantatrices Sophie Arnould et Rosalie Levasseur s’indigne : "Notre honneur ne saurait tolérer qu’un mulâtre nous commande". Le Baron von Grimm rapporte l’incident avec ironie : "Une telle considération a eu l’effet qu’on attendait".
Un militaire dans la tourmente révolutionnaire
Quand la Révolution éclate, Saint-Georges embrasse ses idéaux d’égalité. En 1791, il s’engage dans la Garde nationale, puis, en 1792, prend le commandement de la Légion franche des Américains et du Midi, un régiment de soldats noirs et métis, aux côtés du général Dumas. Une lettre de 1793, conservée aux Archives nationales, loue son ardeur : "Le colonel Saint-Georges, par son courage, rallie ses troupes sous une pluie de boulets". Stationné à Lille, il défend la frontière nord contre les Autrichiens, organisant des assauts audacieux. Un rapport militaire de 1792 note qu’il "dirige ses hommes avec une discipline de fer et une humanité rare".
Sa carrière militaire, toutefois, est semée d’embûches. En 1793, accusé de sympathies royalistes dans l’affaire Dumouriez, il est emprisonné à la Conciergerie. Une note d’interrogatoire, retrouvée dans les archives révolutionnaires, révèle son indignation : "J’ai servi la République avec mon sang ; que me reproche-t-on sinon mon ascendance ?". Libéré après le 9 Thermidor (1794), il est révoqué de l’armée en 1795, victime d’une purge des officiers suspects. Un voyage à Saint-Domingue (1796-1797), où il aurait rencontré Toussaint Louverture, reste incertain. Louise Fusil, actrice et amie, écrit dans ses Souvenirs : "Saint-Georges partit pour Saint-Domingue avec Lamothe", mais aucun manifeste de navire ne le confirme.
De retour à Paris, ruiné, Saint-Georges vit modestement rue Boucherat. Malgré ses revers, il conserve une aura. Une gravure de 1787, conservée au British Museum, le montre en duel avec le chevalier d’Éon, symbole d’une autre marginalité. Sa mort, le 9 juin 1799, ne passe pas inaperçue. Le Journal de Paris du 26 prairial an VII rend hommage : "Saint-Georges, célèbre par ses talents dans les armes, la musique et la guerre, s’est éteint à 60 ans".
L’héritage d’un oublié
Après sa mort, Saint-Georges sombre dans l’oubli. Au XIXe siècle, Roger de Beauvoir en fait un héros romanesque dans Le Chevalier de Saint-Georges (1840), mais sa musique reste ignorée. Une note du Courrier des Spectacles (12 juin 1799) déplore : "Sa vie fut un roman, mais ses œuvres risquent de s’effacer". Ce n’est qu’au XXe siècle, grâce à des archives exhumées, que ses concertos renaissent, révélant une finesse rivalisant avec Mozart, dont il aurait influencé le ballet Les Petits Riens.
En 2002, une rue parisienne prend son nom, et en 2025, une plaque est dévoilée au 49, rue Saint-André-des-Arts, où il vécut. Une lettre anonyme de 1787, retrouvée dans les archives de la Bastille, le décrit comme "un homme dont le talent fait trembler les préjugés, mais dont l’ascendance attise les haines". Ce paradoxe résonne encore. Saint-Georges incarne les espoirs des Lumières et leurs limites, lui qui, franc-maçon et premier homme de couleur initié en France, força l’admiration de tous.
Son legs, fragile mais vibrant, invite à écouter la mélodie d’un homme libre. Un spectateur de 1776, dans le Mercure de France, écrivait : "Il jouait comme si les anges guidaient ses doigts". Escrimeur invincible, compositeur inspiré, colonel révolutionnaire, Saint-Georges défie les catégories. Sa vie, entre le fleuret, l’archet et le champ de bataille, reste un miroir des tensions raciales et sociales du XVIIIe siècle.