Une île Maurice aux couleurs mémorielles
par Alain Roumestand
mercredi 25 juin 2025
Sur la quatrième de couverture du livre écrit par François Place, "L'enfant, le peintre et la mer", "rencontre avec le peintre Ricardo Cavallo", on peut lire :"tu sais sans les artistes, je crois qu'on perdrait quelque chose de la beauté du monde". Et l'île Maurice regorge d'artistes, peintres, poètes, écrivains, musiciens. Beaucoup de femmes écrivaines connues mondialement : Ananda Devi, Nathacha Appanah, Shenaz Patel... Avec des livres à l'écriture poétique, mais aussi des livres durs et violents, avec une dénonciation forte de faits sociaux.
Maurice moins d'1 million 300000 habitants seulement. Entre beauté du monde reconnue et puissance mémorielle d'une île de la diversité avec son drapeau multicolore.
Shenaz Patel écrivaine mauricienne qui fut invitée au dernier Festival de Cannes, y a rencontré Simon Moutaïrou, le réalisateur du film "Ni chaines, ni maitres". Leur conversation :" comment à travers la littérature et le cinéma faire valoir les histoires et les mémoires partagées qui viennent de l'Océan indien et nous lient à l'Afrique, au reste du monde". "Shift the narrative (changer le récit) et faire entendre sa voix au reste du monde".
Et cette voix c'est tout naturellement celle des esclaves dans les exploitations agricoles sucrières des colons européens que l'on a pu entendre dans l'émission animée par Shenaz Patel "Esclavage Ki Dialog" sur MBC1 la télévision mauricienne.
"Une conversation inédite qui réunit descendant-es d'esclavé-es et descendant-es d'esclavagistes". "Une volonté"( qui est bien celle de Shenaz Patel) "de contribuer à lever le silence et les tabous qui entourent encore trop souvent cette part fondatrice de notre histoire, qui a toujours de fortes répercussions sur notre présent".
" J'ai réuni", dit-elle, "ce plateau qui offre des prises de parole fortes, lucides et souvent bouleversantes ; Angélique de la Hogue, Elodie Laurent Volcy, Jason Lily, Vincent Montocchio, Bertrand Fauvette, ont osé en plateau cette conversation à coeur ouvert".
Bertrand Fauvette commandant de bord chez Easy Jet, reconnait son patronyme, nom d'esclave et son émotion qui donne naissance à son premier livre, récit "A la recherche d'Eugénie".
Comme l'écrit Jean-Claude de l'Estrac, écrivain et historien, dans sa préface, " ce récit est biographique, dénonciation de l'esclavage, quête généalogique, histoire d'amour".
"Le livre raconte l'histoire improbable d'un mauricien longtemps dispersé, un blanc habitant en France depuis toujours, qui découvre, abasourdi, à la lecture d'une recherche généalogique effectuée par sa mère et des mémoires de son grand-père, une ancestralité qui remonte à Eugénie, une esclave d'origine indienne, attachée à une famille française émigrée à l'Ile de France (Maurice) et dont le premier arrivé à l'âge de 24 ans est un corse Pierre Montocchio. Cette Eugénie, esclave domestique, couturière de son état, est achetée par la famille Montocchio et vit sous leur toit. Elle deviendra la concubine de Charles, l'ainé de la famille, marié, notaire, planteur et homme public réputé...Donc son arrière-arrière-grand-mère."
Bertrand Fauvette " remercie du fond du coeur tous les mauriciens pour.. cette façon lumineuse de vivre ensemble bien au-delà des origines et des croyances ; puisse le monde s'en inspirer". Il n'a pas voulu écrire un plaidoyer politique, mais un récit intime... sur une histoire longtemps tue". Il ne " cherche pas à excuser l'esclavage,ni à minimiser sa violence". Il " ne cherche pas à gommer les inégalités d'hier". Mais sa volonté c'est de " redonner un nom, une voix, une place à celle qui a été longtemps réduite au silence, c'est refuser l'effacement". Livre" lettre d'amour à toutes ces femmes que l'histoire n'a pas retenues".
Les paroles des femmes, les paroles des hommes oubliés de l'histoire intéressent au plus haut point Emily Motu qui a connu les 3 îles Maurice, Seychelles et Réunion, ex directrice d'Alliance française.
"On parle de la période esclavagiste de l'île Maurice", dit-elle ; "on a l'impression que cela va faire bouger les choses, mais on se rend compte que derrière, il ne se passe rien". A propos du film "Ni chaines, ni maitres", qui relate cette période, elle dit : "on va voir si cela fait encore un soufflé".
Elle se souvient : "dans mes cours d'histoire on ne m'a pas beaucoup parlé des crimes de l'esclavagisme. J'ai grandi avec un discours des bienfaits de la colonisation. Il y a eu un peu de crimes, mais on a apporté les hôpitaux, les routes, les écoles. Le discours sur les massacres, les ravages dans les pays colonisés qui ont des répercussions jusqu'à aujourd'hui, je ne l'ai pas entendu "mainstream". "Il faut poser la question de la réparation".
Quand on parle identité et culture mauricienne on ne peut éluder cette part de l'histoire du pays. "Chaque groupe idéalise une espèce d'origine culturelle. A part les créoles, les descendants d'esclaves qui ne connaissent pas leur origine, qui sont mauriciens, les autres sont d'abord indiens, puis mauriciens, musulmans puis mauriciens, blancs franco-mauriciens ( la communauté blanche ayant perdu le pouvoir politique, administratif). C'est quoi la culture mauricienne si l'on se revendique d'une autre culture avant la culture mauricienne. L'identité mauricienne est fracturée".
Emily Motu, a été étudiante à la Réunion et elle se rappelle ses amis mauriciens et le cloisonnement flagrant. Les mauriciens et les blancs réunionnais mangeaient ensemble, sortaient ensemble et une fois à Maurice se séparaient. "Aujourd'hui une classe moyenne a émergé, les communautés se parlent plus. Mais se fréquenter, je ne suis pas sûr, c'est encore ségrégé". "Les années où les rastas créoles se faisaient arrêter et tabasser, mettre en prison, raser leurs dreadlocks, c'est heureusement fini".
"SI l'on compare les Seychelles, Maurice, et La Réunion avec une histoire proche, une même temporalité, les 3 îles vierges avec la même population qui vient les peupler, c'est encore l'île Maurice qui est la plus ségrégée. Seychelles et Réunion ont connu un métissage plus profond même si le mélange fut forcé. Dans les autres îles Comores, Madagascar une population autochtone existait avant la colonisation, avec sa culture".
La culture mauricienne métissée est une culture visuelle, avec une langue imagée ce qui a favorisé l'éclosion d'un cinéma mauricien de documentaires bien diffusés dont ceux de David Constantin. Une formation aux techniques cinématographiques du film documentaire est d'ailleurs mise en place actuellement pour des femmes, après le constat que les productions féminines sont peu nombreuses. Il faut faire émerger des réalisatrices, dans la diversité.
Métissage, diversité, maitres mots de la culture mauricienne. La musique elle-même est métissée à la base, avec le Sega avant tout musique créole déjà métissée, que les autres communautés intègrent ou pas.
Zanzak Arjoon est de ces musiciens qui comptent à Maurice et au-delà, avec notamment son dernier CD flamboyant "Griyo".
Son prénom était Jean-Jacques et par souci de revendication de sa langue créole il a choisi Zanzak. Père hindou, mère d'ascendance africaine, enseignant le français, auteur compositeur interprète, écrivain avec un premier livre à son actif. " Bercé par la mer, les vagues sur la côte ouest de l'île". Parents pêcheurs, saliniers, lui-même sociologue de formation. 2 ans au Cameroun et donc héritier d'un passage en Afrique.
Il décrit les communautés de l'île Maurice, les unes à côté des autres, mais " se jouent les interpénétrations, les interactions des cultures qui gardent leur autonomie, l'hybridité à travers la musique, les arts, l'écriture".
Il y a certes "le rapport de force sous-jacent pour conquérir le pouvoir politique". Mais " chaque communauté laisse jaillir ce qu'elle a de culturel". Il y a les artistes "main-stream" avec le sega, les "klips" sur MBC "Sen Kreol" avec des décors genre cartes postales. Mais aussi les autres musiciens " pour appréhender l'hybridité avec une question : comment mettre en relief un accord allant du sega comme base, en essayant de jazzyfier tout cela et en y laissant des touches asiatiques".
Ces artistes-là s'inscrivent dans la recherche "en résistant à la pression du "main-stream" qui te donne plus, en terme d'argent, d'espace pour te produire". Il faut" se laisser séduire par l'inédit, laisser jaillir des choses plutôt que d'aller sur des choses déjà figées et construire sur le figé".
Influencé par Salif Keïta et Youssou N Dour, il répond à ceux qui lui disent qu'il fait de la musique africaine : " Non je fais de la musique mauricienne, du continent africain. L'île Maurice est d'office, africaine".
Conseiller au ministère de la culture, il a travaillé avec les centres culturels Nelson Mandella, Mahatma Gandhi, tamoul, marathi, avec un programme musical et culturel à monter pour la fête de l'indépendance du pays. Il dit bien "on est habité par l'autre. Mais avec le refoulement, le discours cloisonneur, on ne permet pas aux imaginaires de se rencontrer, de se révéler. Ainsi "le "Pas de l'autre" permet de faire des danses africaines en sari, les créoles s'initiant aussi à la danse classique indienne".
"La communauté des artistes est motrice de l'hybridité, avec des passerelles d'une culture l'autre".
Pour Zanzak Arjoon, on a exagéré "l'aspect suicidaire des esclaves sur la montagne du Morne", ces esclaves qui se jettaient dans l'océan. "Le créole reste résigné, pleurant, et c'est cyclique. Chaque premier février avec l'abolition de l'esclavage, les gens vont pleurer, alors qu'on a eu aussi les Marrons, des guerriers, des résistants, des rebelles. Il faut réintroduire le marronage et l'enseigner dans les écoles.Le suicide de la montagne reste un mythe. Le combat c'est la résilience. Il est temps du réveil". Avec "la liberté de dire, si on veut faire vivre réellement la démocratie. Sinon c'est la suffocation".
Le Morne Brabant, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO, "paysage culturel du Morne" est donc un lieu de mémoire emblématique de la période coloniale de l'île. Et Thierry Chateau élargit l'interprétation du suicide collectif. Il y a pour le Morne une vérité historique. Au 18ème siècle le marronnage existe donc. Mais des groupes résistants ne se jettent pas dans l'océan par désespoir, mais par acte volontaire. "Tu ne m'auras point, tu n'auras pas ma liberté". "Du haut du Morne, on pouvait apercevoir à l'horizon les prémices des nuages de la Grande Terre malgache. Acte positif que de se jeter ainsi dans l'océan. Comme le résistant français qui se fait exploser avec les charges qu'il a installées sous le train d'un convoi allemand".
Thierry Chateau est journaliste, grand voyageur, spécialisé dans l'environnement pour une revue économique, tour à tour journaliste politique, culture, attaché de presse de ministre, auteur de nouvelles et de romans courts (avec des réalités dures, des conflits intérieurs, des personnages torturés, l'héritage des parents, récits en français mais avec des dialogues en créole "notre langue maternelle).
Il a créé un blog "Histoires mauriciennes" avec des recherches personnelles sur l'histoire de Maurice. Sur ce blog il parle plus d'histoire de marronnage que de l'esclavage. Car "dans l'obscurantisme, les Marrons se sont révoltés, ont résisté. La colonisation a occupé les sols ; il n'y a pas eu extermination des autochtones puisqu'il n'y en avait pas avant l'arrivée des blancs".
Actuellement "on ne doit pas tomber dans le déterminisme pour les enfants issus du métissage. Ce n'est pas un fardeau mais un élément construisant la personnalité. Il ne doit pas y avoir revendication perpétuelle avec demande de réparation". Les descendants d'esclaves doivent donc pouvoir affirmer l'Africanité. Les déchirements dus au déracinement existent. Mais essayons de voir les choses qui font de nous des êtres humains".
"Les arts véhiculent de la cohésion sociale ; l'art est unificateur. Les artistes font passer des messages sensibilisant leurs concitoyens. Allons vers quelque chose qui convienne à tous. Un travail qui ne se termine jamais".
"Il faut renoncer à l'idée romantique que tout le monde va s'intégrer avec les autres. Il faut porter un regard sur la société en pensant qu'on est ce qu'on est. On doit aller vers notre destinée sans se bander les yeux, en sachant d'où l'on vient. Le monde idéal n'existe pas. Nous vivons tous ensemble ; que pouvons nous faire de façon individuelle ?". Il veut rester optimiste mais il avoue : "Je suis navré de voir que pour l'évolution sociale (nous sommes au 21 ème siècle) alors qu'on a enregistré des progrès technologiques notables, on est encore assez ancré dans les traditions qui nous maintiennent dans le communautarisme, le sectarisme".
Des éléments positifs cependant :" la société a évolué, a progressé, mais les 18-25 ans, j'aurais attendu qu'ils s'inscrivent dans une autre logique que celle de leurs ainés. Je constate un désintérêt total pour la chose publique, pour les valeurs fondamentales ; au profit des valeurs traditionnelles dans une île Maurice moderne et un peu archaïque".
Mémoire à assumer, diversité positive mais complexe, points communs avec les autres démocraties de notre monde, l'île Maurice aux multiples couleurs... mémorielles.
Michel de Spéville le président fondateur du grand groupe diversifié Eclosia , parle, quant à lui, de "construire la suite de notre histoire commune... harmonieusement... avec une culture partagée, un peuple façonné par 3 siècles de grande valeur".
Mais les blessures peuvent-elles complètement cicatriser ? Et la diversité positive, assumée et revendiquée est un combat permanent.
Le 20 mai 2025, le magazine "Grandes lignes" sur MBC2 célébrait le 20 mai 1975, "50 ans déjà", la grande grève et les manifestations de milliers d'étudiants et de collégiens, descendus dans les rues pendant plusieurs jours, pour dénoncer les inégalités du système éducatif mauricien, mouvement qui connut une répression intense, des arrestations, des grèves de la faim, mouvement que Paul Béranger actuel vice-premier ministre qualifie de "tournant dans l'histoire de Maurice". L'émission met en valeur "ceux qui y ont participé, qui ont joué un rôle clé, et ils peuvent être fiers".
En 1976 l'éducation est proclamée gratuite, pour tous les enfants mauriciens.