« Pensée contemporaine » d’Arnaud Besnard : errances d’une civilisation occidentale sénescente et adolescente à la fois
par Florian Mazé
lundi 30 juin 2025
Cet article est le compte rendu d’un livre d’Arnaud Besnard, ingénieur de formation et philosophe, qui propose un diagnostic à la crise civilisationnelle en cours et des pistes de traitement. Titre complet : Pensée contemporaine, décadence ou crise de croissance ? Autoédité, disponible sur Amazon.
Arnaud Besnard ou l’étrange « adolescence » de l’Occident : un point de vue original
Le bel ouvrage de M. Besnard doit bien évidemment s’inscrire dans la lignée des livres déclinistes et pessimistes, ceux qui démontrent que l’Occident (l’Europe surtout, la France tout particulièrement) est en pleine décadence. Très clairement : le génie occidental, autrefois écrasant, auréolé de prestige, parfois brutal, est aujourd’hui, pour pasticher Marcel de Corte, « en péril de mort ».
Je n’ai rien à redire à ce constat désabusé ; il est partagé par des milliers et des milliers d’Occidentaux, particulièrement les patriotes qui ne supportent plus de voir leurs pays, leurs nations à genoux devant l’ultraviolence, la dette abyssale et la perversité institutionnelle.
Là où le point de vue est original, c’est qu’Arnaud Besnard, à ma connaissance, est le seul auteur à voir dans ce déclin et ce chaos, non pas une décadence sénile, non pas un Alzheimer culturel en quelque sorte, mais, tout au contraire, un tropisme suicidaire typiquement adolescent, typiquement juvénile, avec le mépris des valeurs morales propre à cet âge lorsqu’il tourne mal, l’égoïsme sordide, l’inculture revendiquée et le penchant pour les conduites à risques.
Ce point de vue ouvre alors, paradoxalement, une porte à l’espoir, puisque après l’adolescence et ses tentatives de suicide, on peut espérer un mieux-être occidental, un Occident redevenu adulte, équilibré, mature.
À la racine du mal, la montée en puissance du moi post-moderne
« Le moi est haïssable » écrivait Pascal, qui fut, pourtant, au moins comme scientifique, un grand penseur moderne, c’est-à-dire un physicien et un mathématicien. Comme Costanzo Preve ou Ortega y Gasset avant lui, Arnaud Besnard a bien vu que le passage à la modernité philosophique, qui date de la fin du Moyen Âge, et connaît une sorte d’âge d’or au XVIIe siècle, siècle mathématicien et physicien par excellence, n’est possible que par une montée en puissance du moi, du sujet pensant (le cogito cartésien).
C’est aussi ce que l’historien médiéviste Alain de Libera, spécialiste de la querelle des universaux à la fin du Moyen Âge, appelle l’inventio subjecti, l’invention du sujet. Le moi moderne ne pose pas de problèmes particuliers, puisque ce moi, qui monte en puissance, et remet tout en question via le doute méthodique, reste un moi de philosophe et de savant, un moi prudent et avisé, qui sait s’effacer devant de hautes valeurs intellectuelles : la science, la vérité, la raison, bientôt la technologie.
Autrement dit, avec les Modernes, l’Occident fonde des progrès scientifiques extraordinaires, mais il s’économise encore le triste et répugnant destin d’un moi qui dégénère : le narcissisme pervers, l’égoïsme d’un moi-roitelet qui ne reconnaît plus aucun devoir, ne vit que sur l’obsession des droits, comme le font aujourd’hui les racailles et les gosses de riche, des petits moi hypertrophiés, incultes et dangereux, des moi sans surmoi dirait Freud.
En d’autres termes : même si les Modernes écornent, voire éliminent les grandes transcendances traditionnelles, Dieu, l’Église, le Roi, les autorités livresques antiques, patristiques et scolastiques, ils ont encore, comme des enfants sages, le respect de leurs aînés (les lecteurs de Descartes, par exemple, savent à quel point son doute méthodique est à la fois souverainement radical et extrêmement respectueux).
Mais dès le début du XXe siècle, le moi des philosophes et des savants perd de son prestige. La science et la technique commencent à décevoir, voire à effrayer. Le progressisme des Lumières vient notamment se fracasser contre la Première Guerre mondiale. La post-modernité, qui est une crise de confiance des valeurs modernes, réalise la sinistre et réaliste prédiction de Jean-Jacques Rousseau dans le Discours sur les sciences et les arts : les Lumières, à elles seules, ne nous sauveront pas ; le progrès des sciences et des arts (c’est-à-dire des techniques) ne rendra pas meilleur le genre humain, éventuellement même ce « progrès » s’accompagnera d’une immense dépravation.
Bref : le moi moderne élimine Dieu (je simplifie à l’extrême) et le remplace par la science, le moi post-moderne élimine l’esprit scientifique : il ne reste plus que la violence, la dépression et des périodes de « jouissez sans entraves ». Le moi des philosophes et des savants est remplacé par celui des petits cons arrogants et pervers : nous y sommes en effet. L’urgence est donc de dépasser dès aujourd’hui cette adolescence narcissique et destructrice.
La thérapie proposée par l’auteur
Excellent sur les constats, la généalogie de l’antimorale contemporaine et les résumés philosophiques assortis de périodisations culturelles très bien étudiées, l’ouvrage de M. Besnard, quoique passionnant, me perd un peu tout de même sur les remèdes. L’idée principale est juste : il faut que le moi occidental, devenu un pervers narcissique inculte, retrouve le sens des transcendances, apprenne à s’effacer de nouveau devant plus noble et plus beau que lui. Oui, mais quoi ?
Arnaud Besnard table notamment sur un renouveau du religieux, ou d’une religiosité identitaire, mais sa solution me semble énigmatique, peu définie. Certes, il ne sombre pas dans les fantasmes intégristes de certains, y compris des catholiques, qui souhaiteraient un retour au Moyen-Âge ; et c’est tout à son honneur. J’ajouterais aussi, mais l’auteur le reconnaît souvent, qu’il existe bien d’autres transcendances… Marcel de Corte, croyant et catholique traditionnel, mettait lui-même en avant des choses comme la famille, la patrie, le métier qu’on pratique ; et j’ajouterais l’esprit scientifique, le souci d’exactitude, l’exigence du Vrai tout simplement, car tout cela, c’est aussi de la transcendance et donc de la force anti-narcissique.
Conclusion
Le livre d’Arbaud Besnard reste remarquable, surtout venant d’un homme qui n’est pas philosophe de formation. Moi qui suis philosophe de formation, j’ai été impressionné par la qualité des exposés de doctrines. Pensée contemporaine est à des années-lumière au-dessus de certains manuels de philo pitoyables, qu’on vend à nos ados de Terminale, qui embrouillent les esprits juvéniles et les enfoncent dans la bien-pensance. Même si je ne partage pas l’intégralité de son point de vue, je conseillerais sans difficulté aux étudiants-philosophes de se plonger dans ce beau livre, ne serait-ce que pour rafraîchir certaines connaissances. Je souhaite à Arnaud Besnard tout le succès que mérite son ouvrage !
Florian Mazé
Romancier, professeur de philosophie et chroniqueur littéraire