Retour sur la Leçon de cinéma de David Cronenberg à la Cinémathèque française, le jeudi 23 janvier dernier

par Vincent Delaury
samedi 25 janvier 2025

Tek On Me… 

Dans la tête de David Cronenberg, Masterclass avant-hier soir, dans une salle (la Henri Langlois de la Tek, surnom affectueux que l’on donne à là Cinémathèque française, ©Photos in situ VD, visuel principal : polaroid du cinéaste à l’Ambassade du Canada, Paname, au tout début des années 2000) bourrée à craquer, du maître canadien. Projection de La Mouche (The Fly, 1986), du romantisme gore ! (Chef-d'œuvre bouleversant, avec les très beaux Jeff Goldblum et Geena Davis, je chiale aux mêmes endroits, même si je l'ai vu certainement une bonne dizaine de fois !), suivie d'une discussion, animée par Frédéric Bonnaud, directeur général de la Cinémathèque française. Bernard Benoliel, directeur de l'action culturelle et éducative dans cette même institution, a donné la parole, à la toute fin, au public, qui avait faim de questions en tous genres. Un mot du maestro (toujours aussi sympatoche et drôle, mais moins dispo pour ses fans, pas de dédicaces, because « fatigué »). Il faut dire qu'il affiche désormais 81 ans au compteur et que son dernier long, Les Linceuls (qui sortira le 30 avril prochain, formidable film mortuaire positiviste, oscillant entre anticipation et trépas), est hanté par la mort (il se remet mal de la disparition en 2017 de son épouse Carolyn Cronenberg, suite à un long combat contre la maladie) :

« Mon style est viscéral. Si je regarde à travers le viseur de la caméra et que quelque chose cloche, je n'insiste pas et je n’utilise pas l’optique pour laquelle j’avais initialement opté. Au début de ma carrière, alors que je n’étais que scénariste, je me suis dit : "Si ça se trouve, je n’ai aucun sens du cadre." Mais en réalité, à chaque fois que je regardais à travers l’œilleton, certaines choses me semblaient évidentes et d’autres vraiment, vraiment aberrantes. C’était une sensation très physique. Depuis, cette intuition guide mes choix d’objectifs, d’angles de caméra, etc. J’ai beau essayer de rationaliser mon art, il reste toujours très intuitif. »

Pour ma part, dans mon eXistenz, nourrie de Faux-Semblants, de cartographies diverses (Cosmopolis, Maps to the Stars) et de Promesses de l’ombre, sur fond d’History of Violence (le cinéma) et de révélation des fantômes (Les Linceuls de la salle obscure), sa filmographie, façon Spider (toile d'araignée mentale), teintée en Stéréo de rétro-futurisme (Videodrome, Les Crimes du futur bis), occupe une place (centrale) à part, s’apparentant à un véritable Festin nu, me faisant rire tout en m’éprouvant au centuple, entre Rage, Transfer, Frissons et Crash. Mais comment fait ce bon vieux Docteur Cronenberg, sous ses airs sages, pour nous perturber autant ? On dirait un Scanners qui vient nous ausculter de l’intérieur, telle A Dangerous Method, on est tous un peu M. Butterfly avec lui, s’interrogeant sur nos propres identités, souvent mouvantes, tout en frôlant, en pleine Dead Zone, la monstruosité tapie, From the Drain, en chacun d’entre nous, un zarbi Chromosome 3 aidant. Bingo, c’est une Mouche obsédante, il fait bzzz, pour longtemps, dans nos têtes. Entre Fast Company (nos vies-zapping trop rapides) et Consumés (son prochain long prévu, adapté de son roman éponyme), Cronenberg est certainement, à la manière d’un autre David, connu sous le nom d’Œil de Lynch, un homme-Camera qui parvient à influer directement sur notre système nerveux et notre vision des choses. Rien qu’un exemple, rêve-t-on de la même façon depuis qu’il filme ? Visionnaire, va !

Le cinéaste canadien David Cronenberg, lors de sa Masterclass à la Cinémathèque française, le jeudi 23 janvier 2025, vers 21h30, après la projection de « La Mouche » (1986), entouré de Frédéric Bonnaud, directeur général de la Cinémathèque française, d’une traductrice et de Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle et éducative au sein de cette institution parisienne prestigieuse

Dans la matrice cronenbergienne

« Les Linceuls » (Canada-France, 2024, David Cronenberg), avec Vincent Cassel et Diane Kruger, au cinéma dans l’Hexagone le 30 avril prochain

David Cronenberg, né le 15 mars 1943 à Toronto (Ontario, Canada), est, selon moi, l’un des cinéastes les plus fascinants et singuliers de l’histoire du cinéma contemporain. Que l’on pense à des films marquants, où se déploient pleinement ses obsessions (sexualité, psychanalyse, gémellité, violence et mutations technologiques), comme Chromosome 3Dead ZoneVideodromeLa MoucheFaux-SemblantsLe Festin nueXistenZCrashA History of ViolenceLes Promesses de l’ombre et autres Linceuls (son tout dernier à ce jour, avec Vincent Cassel et Diane Kruger, qui y interprète deux personnages, à savoir deux sœurs), ces films sont autant de beaux et horribles ! cauchemars prenant forme(s) au cinéma. On y trouve nombre de « classiques » contemporains et de films cultes qui ont marqué les esprits. Avec le temps, et quelques déceptions cinématographiques plus récentes, de Cosmopolis (2012) aux Crimes du futur (2022), en passant par Maps to the Stars (2014, sur l’usine à rêves qu’est Los Angeles, ville-cinéma, c’est en quelque sorte son Mulholland Drive à lui, en moins vertigineux), le cinéma estampillé Cronenberg est passé, à partir de Spider (2002), sous l'influence de Samuel Beckett, du gore trash (ou « body horror ») qu’on lui connaît si bien, dès ses débuts et en milieu de carrière (dont La Mouche, sorti en salles en France en 1987 et remarqué au Festival d’Avoriaz, qui est à ce jour son plus gros succès au cinéma), à une épure minimaliste, nourrie toujours d’angoisses contemporaines et universelles. Ses films-cerveaux - on utilise aussi ce terme pour Kubrick - deviennent de plus en plus des machines cérébrales, boostées aux nouvelles technologies (et Les Linceuls funéraires ne dérogent pas à la règle), pour creuser encore plus loin le sillon de l’interrogation permanente sur le devenir (menacé) du genre humain et l’impermanence des êtres, avec en ligne de mire ce fameux titre issu de la peinture de Paul Gauguin : « D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? »

Jeremy Irons dans « Faux-Semblants » (Canada, 1988, David Cronenberg), Grand Prix lors du Festival international du film fantastique d’Avoriaz 1989

S’il est aujourd’hui reconnu comme un maître du genre (l’horreur, le gore, l’épouvante), dois-je rappeler ses surnoms tels que le « baron du sang », « maître de l’horreur organique des années 80 », « Dr Cronenberg » (il a le look d’un médecin de famille… de confiance !) et autres « roi de l'horreur vénérienne » ? Son œuvre, dans son ensemble, et c’est ce qui fait également sa force (le côté double), est caractérisée par un sens de l’humour, sous-jacent derrière une froideur clinique, assez subtil mais bel et bien présent. Eh oui, ce qui est frappant chez Mister/Mystère Cronenberg, c’est la manière dont il aborde des thématiques ambitieuses et lourdes (le corps, la technologie, la transformation, la maladie, le vieillissement, la mort, la paranoïa, la frontière floue entre réalité et virtuel) tout en les traitant avec une approche glacée et quelque peu ironique, assez savoureuse.

Jeff Goldblum, avec un babouin, dans « La Mouche » (États-Unis, 1986, David Cronenberg)

Ainsi, le terme « cinéma de l'horreur intellectuelle » lui convient comme un gant - de chirurgien, il l’est d’ailleurs, à l’écran, dans La Mouche ! - revenant très souvent, et à juste titre, quand on parle de l’univers « cronenbergien » (terme devenu un adjectif qualificatif comme « lynchien » pour Lynch et ses vertiges ensorcelants sur du Bowie). Ses films labyrinthiques nous plongent, sans détour, dans les affres de l’humain, trop humain et dans les aspects les plus inquiétants, parfois du « côté obscur de la force » (cf. Seth Brundle/Jeff Goldblum, qui, ayant fusionné avec la mouche via la téléportation, devient un temps surpuissant, comme considérablement grisé par ses nouveaux pouvoirs, dont une force physique et sexuelle décuplée). Il aborde des sujets comme la déliquescence physique, la transformation biologique, les manipulations génétiques, les vertiges quantiques, les racines de la violence aux États-Unis ou encore les dérives technologiques, notamment via le virtuel, entre attraits et dangers.

Davis Cronenberg, « cinéaste star » attendu par ses nombreux fans, telle une rock star, à la fin de sa Masterclass à la Cinémathèque française, Paris, le 23 janvier 2025

Que l’on se souvienne, par exemple, de Videodrome (1983), avec James Woods, satire au vitriol de la télévision et de son emprise, et réflexion prophétique sur l’addiction aux médias et sur l’obsession pour les écrans : un film toujours actuel, anticipant l’ère numérique du tout-écran d’aujourd’hui et de demain, s’accompagnant de moult dérives psychologiques. Il semble, de par son actualité toujours et plus que jamais prégnante, venir dialoguer avec la ville-écran qu'est Hollywood, miroir aux alouettes, dans Maps to the Stars (avec Julianne Moore, Mia Wasikowska et Robert Pattinson), le tout avec une distance critique, doublée d’une ironie mordante accrocheuse. Cronenberg n’a pas seulement anticipé l’ère numérique, il a mis en lumière ses dérives psychologiques, avec une distance critique assez rare. Chez lui, les scènes d’horreur, parmi les plus perturbantes, alternent avec une ironie froide, souvent troublante. Comment dire ? Ce n’est pas du comique de situation ni de l’humour flagrant, ou potache, « évident », c’est davantage dans le décalage - ce qui engendre des rires spontanés et/ou nerveux (la salle, avec un public plutôt jeune, riait pas mal devant La Mouche l’autre soir) - malicieusement instauré entre la gravité des thèmes abordés et la façon dont il les met en scène, qu’il convainc et nous surprend, parfois considérablement.

David Cronenberg, lors de l’ouverture, le lundi 20 janvier 2025 à 20H, de sa rétrospective intéGraal !, à la Cinémathèque française, Paris : avant-première du film « Les Linceuls » (Canada-France, 2024)

Dans La Mouche, l’histoire tragique d’un scientifique, aux airs de puceau renfermé limite autiste (au début), dont le corps se transforme en insecte, est terrifiante et tragique. Nonobstant, il y a une sorte de distance ironique dans la manière dont le cinéaste dévoile, avec sa caméra-scalpel (il s’agit pour lui de TOUT montrer, au risque du grotesque), cette chute : ici, la science, l’intelligence humaine, la libido (déchaînée), tout se mélange dans une danse macabre, voire « ballet gore », où l’humour surgit sans prévenir, souvent dans des dialogues, parfois trash, aux confins de l’absurde. Et ce « comique absurde », à l’humour contagieux, vient constamment se lover dans un questionnement constant sur le corps mutant et sur la vulnérabilité de celui-ci face aux technologies et à l’environnement moderniste, le phagocytant ou l’émancipant, sur fond d’anticipation visionnaire.

Deborah Kara Unger et James Spader dans « Crash » (Canada-États-Unis, 1996, d’après le roman du même nom de J. G. Ballard, publié en 1973)

Autre exemple probant, Crash (1996, avec James Spader, Holly Hunter et Elias Koteas), s’accompagnant du superbe score « métallique » de Howard Shore, son compositeur fétiche, est une démonstration en beauté, ô combien, idoine de cette exploration extrême hallucinante, si chère/chair à Cronenberg, tournant ici, jusqu’au vertige, autour du fétichisme (le cuir, les cicatrices sur la peau meurtrie) du choc automobile qui dépasse très largement le simple récit sensuel ou morbide ; c’est une réflexion sur les limites corporelles, quitte à s’équiper de prothèses comme extension de soi jouissives, qui « dit », via un humour à froid, l’incapacité de l’être humain à se réconcilier avec lui-même dans une société devenue certainement trop froide et trop mécanisée.

Pour autant, même dans ses films les plus sombres (comme Crash ou Cosmopolis, montrant un jeune homme indifférent et mutique [Robert Pattinson] croulant sous un capitalisme carnassier qui le conduit à confondre fantasme, images mentales et réalité objective), le cinéaste venu du froid réussit à glisser des moments de pure folie, ou d'incongruité impactante, qui viennent contrebalancer une espèce de tragédie sur le vide de l’existence contemporaine.

Bref, le cinéma de David Cronenberg, alternant critique sociale et humour absurde, est, dans le cadre d’un laboratoire en roue libre où l’on expérimente à tout-va, façon Frankenstein, les limites du corps et les potentialités de l’esprit, un miroir impitoyable de nos propres dérives, pulsions scopiques et déviances. Il est un cinéma puissamment visionnaire (au sens de visions éclairantes ou « lanceuses d’alerte »), invitant à de nombreux débats sociétaux concernant la technologie tous azimuts (qui n’est pas toujours diabolique, loin de là ; elle peut aider l’être humain, par le confort physique et psychique apporté à aller mieux, comme dans Les Linceuls pour s’en convaincre, où son personnage principal, un créateur millionnaire et veuf éploré de la mort de sa femme, invente un système de haute technologie pour continuer à la voir dans sa tombe - quelle idée saugrenue !), l’altération de l’humain, la mondialisation des idées au risque du formatage généralisé ainsi que le complotisme.

Et c’est précisément cette capacité à mélanger froideur et touche d’humour noir qui rend son cinéma cosmogonique contemporain si unique, si précieux, car celui-ci n’est pas simplement là pour choquer ; il vise à nous interpeller et à nous faire réfléchir, tout en nous arrachant quelques sourires (nerveux). Parce qu’au fond, rire de notre temps présent, c’est peut-être la seule chose qu'il nous reste à faire avant la chute libre finale, possiblement fatale. Et cet entre-deux, entre gravité et malice, est tout à fait à l'image de son auteur, souvent pince-sans-rire.

Viggo Mortensen dans « A History of Violence » (États-Unis, 2005, David Cronenberg)

Comme d'habitude (personnellement, je l'avais vu, pour une première fois, en chair et en os, il y a une vingtaine d'années à l'Ambassade du Canada à Paris, qui fêtait déjà son cinéma, et concernant ce cinéaste du corps par excellence et de ses mutations, c'était assez troublant de le revoir, certes vieilli, plus fatigué, mais toujours vif d'esprit, tout en ayant gardé une silhouette svelte ; il est mince, chapeau à lui !), David Cronenberg, à qui la Cinémathèque française consacre jusqu'au 7 février prochain une rétrospective intégrale - l'artiste a lui-même confirmé ! - a charmé son auditoire, par deux fois (tout dernièrement, j'ai eu la chance d'assister à deux projections : l’avant-première des Linceuls, présentée brièvement par lui-même le lundi 20 janvier dernier à 20 h + la leçon de cinéma, autrement dit David Cronenberg par David Cronenberg, jeudi 23 janvier à 18 h 30, précédée de La Mouche, encore elle !, l'un de ses films les plus connus), et pour ceux qui auraient raté ce double événement (au fait, pas d’inquiétude, il en reste d’autres ! Comme ce samedi 25 janvier à 14 h 30 : projection de A History of Violence, suivie d’un dialogue entre son réalisateur et Jean-François Rauger, directeur de la programmation de la Cinémathèque française ; dimanche 26 janvier à 14 h 30 : projection de Les Promesses de l’ombre, suivie d’un dialogue avec Viggo Mortensen ; en outre, des séances seront présentées par Mathieu Amalric, Yasmina Reza, Léa Seydoux et, sous réserve, Coralie Fargeat, la cinéaste française qui vient de signer The Substance, avec Demi Moore), je vais faire part ici de mon ressenti, par bribes (sachant qu’une vidéo intégrale de la captation de cette Masterclass sera sûrement, comme d’habitude, mise en ligne en accès libre prochainement sur le site de l’institution parisienne publique), m’appuyant tout autant sur les intervieweurs inspirés (Frédéric Bonnaud et Bernard Benoliel, sans oublier des intervenants du public) que sur des propos récents du cinéaste que j'ai lus, recueillis récemment, entre autres, dans les supports suivants : « Un romantique du XXIIe siècle. Entretien avec David Cronenberg », par Charlotte Garson et Marcos Uzal, dans Les Cahiers du cinéma #816, janvier 2025 (pp. 12-17), David Cronenberg. Entretiens avec Serge Grünberg (spécialiste reconnu du cinéaste) aux Éditions des Cahiers du cinéma (essai, octobre 2000) et « David Cronenberg : "Je suis un romantique" », par Étienne Sorin, in Le Figaro et Vous du mercredi 22 janvier 2025, page 31.

La traductrice de la Tek et le réalisateur David Cronenberg, janvier 2025, dans une discussion en public co-animée par Bernard Benoliel, directeur de l’action culturelle et éducative de la Cinémathèque française, Paris

David Cronenberg dans le texte, grosso modo

Tout d'abord, à l'avant-première des Linceuls (The Shrouds), Frédéric Bonnaud a rappelé, à juste titre, l'importance de David Cronenberg dans le champ du cinéma contemporain. Ce metteur en scène atypique utilise le « film de genre » grand public pour réaliser des films d'auteur, souvent en huis clos. Depuis, de jeunes cinéastes français, fans de son cinéma ambigu et retors, ont bien retenu la leçon, à l'instar de Julia Ducournau, Justine Triet et Coralie Fargeat. Bravo les filles ! Avec Faux-Semblants (Dead Ringers, 1988), Cronenberg a su faire passer, via le corps comme interface, des salles de quartier aux plus grands festivals du monde. Il incarne ainsi tout un pan du cinéma qui se dévoile sous ses yeux, tout en faisant le retour sur ses 55 ans de carrière, à l'occasion de la sortie des Linceuls, sélectionné à Cannes 2024, dont il est reparti (hélas) bredouille.

Je parlerai peu de ce film, ne souhaitant pas le spoiler, mais je préciserai qu'il s'agit d'une bonne « cuvée » de ce cinéaste, qui se montre à nouveau inspiré. Le film est porté par un fil conducteur certes peu joyeux (la mort !) tout en restant passionné par les technologies de pointe, comme lorsqu'il montre, de manière séduisante, un bolide conduisant tout seul, sans la main de l'homme au volant.

David Cronenberg lors du 21e Festival international du film de Marrakech, le 2 décembre 2024, détail d’une photo de Laurent Vu/Sipa

David Cronenberg a alors pris la parole : « C'est un honneur immense, pour moi, d'être célébré ainsi dans cette maison, et ce temple du cinéma, qu'est la Cinémathèque. Cette rétrospective, pour autant, au vu des titres et des images qui vont défiler [pour le lancement de l'événement, l'institution venait de diffuser une bande-annonce bien fichue, reprenant ses scènes les plus édifiantes, souvent accompagnées de regards hallucinés], cette rétrospective va être terrifiante ! J'ai environ l'âge de Donald Trump, vous savez, cela fait plus d'un demi-siècle que je tourne. Aussi, si j'ai des propos confus, vous comprendrez ! [Rires] Donc pardonnez-moi, par avance. Écoutez, Les Linceuls, je ne veux pas vous le divulgâcher, j'ai fait ce film il y a un certain temps déjà. Ça tombe bien, ma foi, car j'ai tout oublié ! Dans la presse, on dit que c'est autobiographique. Peut-être que les dialogues, en effet, le sont particulièrement [et Vincent Cassel lui ressemble physiquement terriblement, on dirait même son sosie, allant jusqu'à reprendre son phrasé et son accent de Toronto, comme l'a fait aussi, avant lui, l’Anglais Jude Law, à la demande du cinéaste, dans eXistenZ, 1999]. Mais, dès qu'on écrit, cela devient autre chose, à savoir de la fiction. En fait, pour être encore plus précis, dès que je commence à écrire - et je dirais, à ce titre, que j'ai toujours aimé écrire et que je suis un cinéaste "par accident" -, cela devient, même à partir de mon expérience strictement personnelle, de la fiction. Seule la vérité artistique compte, pas la vérité autobiographique. »

L’artiste poursuit : « Concernant ce film, où l'on voit un homme filmant à l'intérieur du cercueil pour voir le corps de son épouse décédée, morte d'une longue maladie, afin de lui permettre de suivre la décomposition de la défunte dans sa tombe, je détestais, en fait, que ma femme soit enterrée et que je ne puisse plus la voir [elle est morte d'un cancer]. Comme le personnage, je souhaitais pouvoir entrer dans son cercueil. Pas mourir, mais être avec elle. Ce n'est bien sûr pas possible. Mais la technologie existe pour filmer et voir à l'intérieur. Je ne sais pas si c'est le désir du plus grand nombre, mais c'est le mien. Mon propre cadavre ? [Propos rapportés par É. Sorin dans Le Figaro] Il y a un Walk of Fame à Toronto, j'ai une plaque à mon nom. On devrait m'enterrer dessous et installer une vitre en Plexiglas pour me voir, je suis sûr que ça intéresserait un certain nombre de gens. Parfois j'ai peur de ma propre mort, parfois non. Je ne comprends pas ces milliardaires qui, avec la cryogénie ou le sport à gogo, rêvent de ne jamais mourir. Allez, bon film à vous ! »

De mon côté, le long Les Linceuls m'a bien plu. Sa « forme ouverte », à cheval entre cinéma (finissant sur une trame d'espionnage) et installation d'arts plastiques, m'a globalement convaincu. Il rejoue, en images rémanentes, la définition du cinéma selon Derrida : « L'art de laisser revenir les fantômes », ou la salle obscure comme sanctuaire, à tendance mortifère. Lors des reprises de vieux films au cinéma, ou rediffusés à la télévision, toutes les personnes vues à l'écran sont mortes ! Pour autant, pendant la séance, j'ai vu quelques spectateurs sortir discrètement de la salle. Mais chut, hein ! Son rythme est lent, réveillé de temps en temps par quelques « secousses sexuelles » et de subtils coups d'accélération, un véritable tour de magie signé Cronenberg. Et ça parle beaucoup (trop). 

Masterclass de David Cronenberg à la Cinémathèque française, Paname, le 23 janv. 2025, le réalisateur de Toronto et sa traductrice Français/Anglais et vice-versa

Puis, trois jours plus tard, juste avant la leçon de cinéma du maître canadien [il y tient, précisant même en français, alors qu'il s'est exprimé tout du long en anglais, d'où la présence d'une traductrice aguerrie à ses côtés : « Je ne suis pas Américain, je suis Canadien et fier de l'être ! »], est arrivée la projection, tant attendue, de La Mouche. Ce film, sous ses airs rassurants d'anticipation (film axé sur un scientifique timide et ambitieux, magistral Jeff Goldblum, qui paie le prix de son audace lorsqu'il fusionne avec une mouche, qui s'est téléportée avec lui), se nourrit de l'éprouvante mutation de l'homme en insecte [ce n’est autre qu’un remake de La Mouche noire de 1958]. Mais il s'agit aussi, et avant tout (à mes yeux), d'une superbe histoire d'amour entre un scientifique de génie et une journaliste sémillante et sentimentale, Veronica Quaife, à la recherche d'un scoop, campée magnifiquement par la superbe Geena Davis, au sourire irrésistible. Pour autant, Cronenberg, qui ne refuse pas cette grille de lecture (une grande histoire d'amour impossible), a tenu à nuancer cette interprétation. Le réalisateur, dans le texte : « Pour moi, ce n'est pas une merveilleuse histoire d'amour, parce que je le redis, j'ai l'impression que cette histoire d'amour n'est qu'une couverture. À l'époque, je me passionnais pour les avancées scientifiques portant sur l'ADN et le génome humain, et on était en pleine épidémie du Sida, qui faisait très peur. Le film suit, certes, les mouvements d'une histoire d'amour, mais sans l'analyser. Les gens aiment l'idée qu'elle reste avec lui, même lorsqu'il devient hideux et déformé par la maladie. Ce n'est pas faux, il y a des moments de cette nature, mais, s'il s'agissait d'une histoire d'amour, j'aurais procédé différemment. C'est une histoire de mort, une histoire de mort très grave, sur la mort physique, sur la mort comme événement physique. »

Howard Shore, le compositeur attitré de David Cronenberg, dans une rue de Paris, près du cinéma L’Arlequin, au tout début des années 2000 (©polaroid VD)

Ensuite, lorsque Frédéric Bonnaud lui a demandé de quoi il se souvenait, presque quarante ans après la réalisation de La Mouche, le cinéaste a rappelé qu'il se souvenait particulièrement des acteurs, très beaux et très grands (Jeff Goldblum & Geena Davis), qui étaient alors en couple dans la vie, et leur grande complicité, leur proximité, ont certainement contribué à la crédibilité de leur histoire d'amour à l'écran. De plus, concernant toujours l'aspect « fleur bleue » de l'ensemble, eh bien, figurez-vous qu'une autre histoire d'amour est née en cours de route, mais cette fois-ci extrahumaine : pendant le tournage, le babouin, animal féroce et fort dangereux, qui respectait le mâle dominant du film parce qu'il avait reconnu en lui le leader de l'opération (bravo Jeff Goldblum !), s'est soudain amouraché de la… scripte, et cela a quelque peu gêné la production.

Le cinéaste-plasticien américain charismatique David Lynch (20 janvier 1946 - 15 janvier 2025), ami du Canadien David Cronenberg, ici en 2006 (détail d’une photo Richard Dumas/VU)

En ce qui concerne la production du film, tout en parlant de Mel Brooks (producteur avisé de La Mouche, cartonnant en salles à sa sortie, mais également du fameux Elephant Man de David Lynch, 1980, grand succès également), Cronenberg, sans qu'on ne le lui demande, en a profité pour dire de jolies choses tant sur le cinéaste américain regretté du culte Blue Velvet, mort hélas tout récemment à l'âge de 78 ans, que sur son compositeur attitré, et compatriote, Howard Shore, toujours vivant, et c'était passionnant : « Avec Mel Brooks, on s'entendait bien, il m'a laissé le final cut ; la première chose que j'ai faite, c'est de jeter les 16 premières pages du script à la corbeille, car elles définissaient trop le personnage principal. Il était marié comme dans l'original, et c'était ennuyeux à mourir ! J'ai donc réécrit le scénario et j'en ai discuté deux ou trois fois lors de réunions avec Mel. Il nous arrivait de discuter âprement, de nous bagarrer, mais en gros, l'écriture du scénario fut une phase sans problème. Mais, question montage et post-production, il y a eu des moments très difficiles. Juste une anecdote : Mel Brooks ne comprenait pas pourquoi Howard Shore et moi avions mis une musique emphatique, presque façon opéra [ils feront d'ailleurs tous deux une version opéra de ce film, une vingtaine d'années plus tard, avec The Fly proposé au Théâtre du Châtelet à Paris, en 2008], lorsque le solitaire Seth Brundle sort de son antre créatif pour se chercher une fille (génitrice) dans un bar [afin de se reproduire, en copulant avec elle et en la téléportant, en vue d'une fusion maximisant sa puissance d'être]. Mel m'a dit  : "Le type marche dans la rue... Pourquoi la musique doit-elle être aussi forte ?" Je lui ai répondu : "Il ne marche pas dans la rue, il va rencontrer son destin." Et il a compris, il était juste en train de me tester. C’est la séquence où Jeff marche dans la rue et termine dans un bar où il fait une partie de bras de fer.  »

David Cronenberg a alors apporté cette précision sur feu David Lynch (car ils ont partagé deux producteurs en commun, non seulement Mel Brooks (Elephant Man, La Mouche), mais aussi le tycoon Dino De Laurentiis (1919-2010), producteur de Dune – plantage au box-office – et de Dead Zone – succès public et critique avec le grand Christopher Walken) : « David tournait Dune quand je faisais Dead Zone [adaptation du roman de Stephen King, NDLA]. Il me disait qu'il appréciait Dino, mais ne se sentait pas soutenu. Il subissait la pression du studio, luttait pour faire son film. J'ai eu de la chance, parce que Dino était plus obsédé par Dune que par Dead Zone. Il m'a laissé tranquille. Je passais beaucoup de temps à Los Angeles avec David à ce moment-là. On se retrouvait pour déjeuner chez Bob's Big Boy, un restaurant de burgers. Il était adorable. On s'est perdus de vue, mais j'ai suivi son travail. J'aime beaucoup ses films.  »

Au seul nom de Lynch prononcé, comme un mantra ou un sésame, ouvre-toi, un ange (blond) est alors passé dans la salle Henri Langlois, respect à vie - et merci infiniment à lui - pour le brumeux David Lynch, à la houppette blonde-blanche ébouriffée, s’apparentant à un palmier rose de L.A. légendaire.

« La Mouche » de David Cronenberg = un film (1986) + un opéra (2008) / Musique signée Howard Shore

Enfin, last but not least, à propos de la remarque de Bernard Benoliel, lui glissant après avoir revu La Mouche, que c'est un film bien plus habité par la littérature (on pense en effet à La Belle et la Bête, au Portrait de Dorian Gray, à Frankenstein, au Docteur Jekyll et Mister Hyde et surtout à La Métamorphose de Kafka) que par le cinéma à proprement parler (il est vrai qu'on ne pense pas particulièrement à d'autres films, et ce assez curieusement, devant), et d'une question d'un spectateur, venu avec son fils, lui demandant quel conseil il donnerait à un jeune pour se lancer dans le cinéma, Cronenberg a répondu les deux choses suivantes :

Jonas Mekas (1922-2016), figure phare, de nationalité lithuanienne et américaine, du cinéma underground new-yorkais, ici dans un salon parisien du Livre de cinéma, circa 2001 (©polaroid VD), grande source d’inspiration pour le jeune autodidacte David Cronenberg

1) « Plus jeune, de 11 à 19 ans, je me voyais musicien ou écrivain. Le cinéma, lui, me semblait bien loin, voire carrément inabordable. Je voyais beaucoup de films, mais je ne connaissais personne qui faisait du cinéma à Toronto à cette époque, dans les années 1960. À la différence de Los Angeles où chacun avait un père ou un oncle travaillant dans l'industrie. Le cinéma underground de New York a été ma principale inspiration. Il suffisait de trouver une caméra pour faire un film. J'étais encore étudiant en chimie organique. Un vrai nerd, féru de technologie. Et donc parfaitement autodidacte en matière de cinéma. Je commence toujours un film, sinon, comme beaucoup, par l’écriture. Par exemple, ma première phrase d’impulsion pour faire Les Linceuls a été : "Le deuil, ça vous pourrit les dents", et je l’ai gardée, tout s'organisant autour. Et mon nouveau projet filmique, comme par hasard, est possiblement l’adaptation de mon propre roman, Consumés [publié en 2016 chez Gallimard, 371 pages]. Comme ça, la boucle sera bouclée : partir du roman, mon souhait quand j’étais jeune, pour y revenir, in fine, en allant à l’essence des choses, par la simplicité. »

2) « Que votre fils fasse autre chose que du cinéma ! Les plateformes comme Netflix et Amazon ont laissé espérer l'émergence d'une nouvelle forme de cinéma, avec des durées plus longues, mais il est désormais clair qu'elles n'agissent que pour engranger de l'argent. Trouver des financements est de plus en plus difficile. Jim Jarmusch en parlait dans une interview récente. Tout le monde ne parle que de ça. C’est un combat permanent pour des cinéastes indépendants. Plus personne ne sait vraiment ce qu’est le cinéma. Quand Godard faisait des films radicaux, on savait que c’était une œuvre d’art venue d’Europe. Aujourd’hui, les plateformes de streaming, TikTok, YouTube, créent de l’excitation mais aussi de la confusion. Les canaux traditionnels de production ne fonctionnent plus.  »

Alors, au sujet du cinéma envoûtant du désormais « vieux » Cronenberg (produit encore courageusement par Saïd Ben Saïd), fondu au noir ou affaire à suivre ? Eh bien, au vu de la qualité de ses derniers Linceuls (une intrigue contemporaine tordue inédite, voire bien barrée, s'accompagnant d'une esthétique particulièrement chiadée, faisant preuve d'une vraie proposition de cinéma), je pencherais, très nettement, pour la deuxième solution. Bref, cher Monsieur Cronenberg, étonnez-nous encore !

 


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