Quand l’ombre menaçante de l’URSS s’étendait sur l’univers capitaliste

par Michel J. Cuny
mercredi 29 janvier 2025

Étudiant la situation relative des patrimoines publics et privés, après la Seconde Guerre mondiale, Thomas Piketty écrit :
« Des vagues de nationalisation ont certes eu lieu à la même période dans de nombreux autres pays, y compris au Royaume-Uni, où la valeur des actifs publics dépasse également une année de revenu national en 1950, soit le même niveau qu’en France. » (Idem, page 220.)

Les nationalisations laissent de côté la question du niveau de la dette publique. Il faut noter que, lorsque celui-ci est élevé, la richesse publique (avoirs publics diminués de cette dette) est réduite d’autant, et ceci, au bénéfice de la richesse privée qui est ici prêteuse. C’est sur ce dernier point que les deux pays se distinguent :
« La différence est que la dette publique britannique dépasse alors deux années de revenu national, si bien que le patrimoine public net est fortement négatif dans les années 1950 et que le patrimoine privé est plus élevé d’autant. » (Idem, page 220.)

Des deux graphiques présents à la page 201 du livre de Thomas Piketty, il est possible de déduire qu’en 1950, au Royaume-Uni, le capital public (actifs publics - dette publique) est négatif d’un peu plus d’une année de revenu national, faisant passer le capital privé de deux années et un tiers à plus de trois années et demie, tandis qu’en France, le capital public net (actifs publics comparables - dette publique, mangée par l’inflation) n’est guère négatif que d’un quart d’année, ce qui laisse le capital privé à tout juste deux années de revenu.

Or, partant d’une position qui la portait loin devant sa consœur britannique, la France se retrouve avec un secteur public qui a fini par connaître une cure d’amaigrissement plu-tôt brutale, tandis que le capital privé explosait littéralement. C’est Thomas Piketty qui en fait le constat :
« La particularité de la trajectoire française est qu’après avoir connu des heures fastes dans les années 1950-1970, la propriété publique est retombée à des étiages très faibles à partir des années 1980-1990, alors même que les patrimoines privés, immobiliers et financiers, atteignaient des niveaux encore plus élevés qu’au Royaume-Uni : près de six années de revenu national au début des années 2010, soit vingt fois plus que le patrimoine public. » (Idem, pages 220-221.)

Pendant ce temps, la propriété privée britannique ne réus-sissait qu’à atteindre l’équivalent de cinq années de revenu national. De l’ensemble de ces phénomènes, Thomas Piketty tire la leçon suivante :
« Après avoir été le pays du capitalisme d’État dans les années 1950, la France est devenue la Terre promise du nouveau capitalisme patrimonial privé du XXIe siècle. » (Idem, page 221.)

Abordons maintenant la situation de l’Allemagne. Son point de départ la rapproche de la France :
« De la même façon qu’en France, la puissance publique détenait entre 25 % et 30 % du capital national outre-Rhin pendant les décennies de la reconstruction et du miracle économique allemand. » (Idem, pages 228-229.)

Ce qui veut dire que, dans l’Allemagne de l’après Seconde Guerre mondiale, le patrimoine privé représentait de 70 à 75 % du patrimoine national (nettement moins de deux années de revenu national, selon le graphique de la page 228), le patrimoine public culminant à nettement moins d’une année de ce même revenu national.

La suite des temps paraît avoir modelé la France et l’Allemagne sur le même schéma, mais ce n’est pas aussi sûr que le dit tout d’abord Thomas Piketty quand il aborde l’évolution du patrimoine allemand :


« Et de même qu’en France, le ralentissement de la croissance depuis les années 1970-1980 et l’accumulation de dettes publiques (qui avait commencé bien avant la réunification et s’est poursuivie depuis) ont conduit à un renversement complet au cours des dernières décennies. » (Idem, page 229.)

Certes, en 2010, le capital public français net est réduit à sa plus simple expression (un quart du revenu national annuel), tandis que, pour l’Allemagne…
« Le patrimoine public net est presque exactement nul au début des années 2010, et les patrimoines privés, qui n’ont cessé de progresser depuis les années 1950, représentent la quasi-totalité du patrimoine national. » (Idem, page 229.)

Mais, dans l’Allemagne de 2010, les patrimoines privés ne représentaient tout de même que quatre années de revenu national, tandis qu’en France, comme nous l’avons vu quelques paragraphes plus haut, ces mêmes patrimoines privés atteignaient six années du revenu national français.

Il n’y a donc pas qu’en comparaison avec le Royaume-Uni, mais également en comparaison avec l’Allemagne, qu’il est possible d’écrire, comme l’a fait précédemment Thomas Piketty :
« Après avoir été le pays du capitalisme d’État dans les années 1950, la France est devenue la Terre promise du nou-veau capitalisme patrimonial privé du XXIe siècle. » (Idem, page 221.)

Le savons-nous suffisamment ?... D’où l’intérêt de le redire.

Il convient de le rappeler : les chiffres fournis par Thomas Piketty correspondent à une évaluation comptable appuyée sur les prix de marché. C’est donc dans ce contexte déterminé que la comparaison des différents capitaux privés nationaux a pu faire apparaître l’Allemagne comme un pays moins favorable au capitalisme (privé)… La situation de celui-ci y apparaît comme plus faible d’un tiers (le capital privé ne représentant que quatre années de revenu national) par rapport à celui de l’Angleterre (cinq années) et surtout de la France (six années).

Soulignons ce fait particulièrement important : l’écart d’un pays à l’autre paraît tout bonnement considérable. Or, il ne faut pas trop s’y fier, nous annonce tout à coup Thomas Piketty :
« Si l’on utilisait pour mesurer le total des patrimoines privés non pas la valeur de marché des sociétés et des actifs financiers correspondants, mais leur valeur de bilan (c’est-à-dire la valeur comptable obtenue en cumulant les investissements inscrits à leur bilan, et en déduisant les dettes), alors le paradoxe allemand disparaît : les patrimoines privés alle-mands passeraient immédiatement à des niveaux français et britanniques (entre cinq et six années de revenu national, au lieu de quatre années). » (Idem, pages 230-231.)

La phrase qui suit nous met tout de même la puce à l’oreille :
« Nous reviendrons dans le prochain chapitre sur ces complications purement comptables en apparence, mais en vérité très politiques. » (Idem, page 231.)

"Très politiques"… C’est-à-dire : mettant en jeu des rapports de classe. Or, même s’il ne s’engage pas immédiatement sur ce terrain-là, Thomas Piketty nous permet de vérifier aussitôt qu’il s’agit bien de cela, c’est-à-dire d’un biais particulier au rapport de pouvoir entre le travail et le capital dans un secteur essentiel de la production allemande, du biais de la cogestion :
« À ce stade, contentons-nous de noter que ces plus faibles valeurs de marché des entreprises allemandes semblent correspondre à ce que l’on appelle parfois le modèle de "capitalisme rhénan" ou stakeholder model, c’est-à-dire un modèle économique où la propriété des entreprises appartient non seulement aux actionnaires, mais également à un certain nombre de parties prenantes ayant un intérêt à agir - les stakeholders -, à commencer par les représentants des salariés (qui disposent dans les conseils d’administration allemands de voix délibératives, et non seulement consultatives, sans qu’il soit nécessaire de détenir des actions), ainsi que dans certains cas les représentants de l’État régional, des associations de consommateurs, de défense de l’environnement, etc. » (Idem, page 231.)

C’est ici le principal résultat du compromis allemand d’après la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale : il a permis d’établir la Loi fondamentale de 1949 sur l’interdiction de toute remise en cause du système politique : le travail - dans son élite industrielle - était invité à entrer directement dans la gestion du capital… En France, le compromis a d’ailleurs été de même nature, mais d’une forme différente (ou "apparemment" différente…, qui sait ?)

Pour rester dans ce contexte, voyons comment l’URSS - de 1917 jusqu’à la mort de Joseph Staline, en 1953 - est effectivement le sous-jacent des propos de Thomas Piketty :
« Au Royaume-Uni comme en France et en Allemagne, la valeur du capital national était comprise entre six années et demie et sept années de revenu national en 1913, et est passée à environ deux années et demie de revenu national en 1950, soit une chute spectaculaire de plus de quatre années de revenu national. » (Idem, page 233.)

En effet, dans ce bilan particulièrement lourd, quelle place accorder aux seuls impacts des deux guerres mondiales elles-mêmes ? Pour sa part, Thomas Piketty ne leur en concède qu’un très relatif :
« Au total, les destructions cumulées sont évaluées à près d’une année de revenu national en France (soit entre un cinquième et un quart de la baisse totale du rapport capital / revenu), et une année et demie en Allemagne (soit environ un tiers de la baisse totale). » (Idem, page 233.)

Il faut donc en convenir :
« En vérité, les chocs budgétaires et politiques entraînés par les guerres ont eu un effet encore plus destructeur pour le capital que les combats eux-mêmes. » (Idem, page 234.)

"Politiques", donc… Et peut-être même très politiques. On ne peut être plus clair que Thomas Piketty, qui n’en vient toutefois pas directement au fait même de la grande révolution menée par le prolétariat, et bien au-delà des frontières de la seule Union soviétique :
« En dehors des destructions physiques, les principaux facteurs expliquant la chute vertigineuse du rapport capital / revenu entre 1913 et 1950 sont, d’une part, l’effondrement des portefeuilles étrangers et la très faible épargne caractérisant la période (ajoutés aux destructions, ces deux facteurs cumulés expliquent entre les deux tiers et les trois quarts de la baisse), et, d’autre part, les faibles niveaux des prix des actifs en vigueur dans le nouveau contexte politique de propriété mixte et régulée de l’après-guerre (entre un quart et un tiers de la baisse). » (Idem, page 234.)

Mixture et régulation concédées, en France et en Allemagne, par les représentants ouvriers qui ont jugé qu’un ralliement au capitalisme pouvait ne pas être une mauvaise chose…, les promesses de l’impérialisme US aidant…

Michel J. Cuny


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