Tchétchénie, Gaza : quand la mort des civils ne pèse pas le même poids
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mardi 27 mai 2025
Sous un ciel de plomb, Grozny, 1999 : l’odeur âcre de la poudre et du béton pulvérisé envahit les rues, tandis que des cris percent le grondement des obus. À des milliers de kilomètres, Gaza, 2023 : la poussière des immeubles effondrés étouffe l’air et les pleurs des survivants résonnent sous les drones. Deux conflits, deux tragédies humaines, des dizaines de milliers de civils fauchés. Pourtant, l’un a secoué les consciences mondiales, l’autre s’est éteint dans l’indifférence. Pourquoi ?
La deuxième guerre de Tchétchénie : un carnage dans l’ombre
La deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009) s’ouvre dans un chaos sanglant. Après l’échec de la première guerre (1994-1996), la Russie, sous la férule de Vladimir Poutine, lance une campagne brutale pour écraser les velléités indépendantistes. Grozny, la capitale tchétchène, est réduite à un champ de ruines par des bombardements indiscriminés. Selon les estimations, entre 25 000 et 80 000 civils périssent, bien que les chiffres précis restent flous, masqués par la censure russe. Les rapports d’organisations humanitaires, comme celui de Médecins sans frontières en 2000, décrivent des villages rasés, des exécutions sommaires et des camps de "filtration" où les tortures sont monnaie courante.
Un journal tenu par une habitante de Grozny, Zainap Gashaeva, retrouvé dans les archives de l’ONG Memorial, témoigne de l’horreur : "Les bombes tombent sans répit. Ma voisine, Aïcha, a perdu ses trois enfants sous les décombres. Nous n’avons plus d’eau, plus de pain, seulement la peur." Ce récit, poignant, reflète le quotidien des civils piégés, abandonnés à leur sort. Les "nettoyages" (zachistki) menés par l’armée russe ciblent hommes, femmes, vieillards, souvent sans distinction. Une lettre d’un soldat russe, interceptée par des militants, confesse : "On nous ordonne de tirer sur tout ce qui bouge. Je ne sais plus qui est ennemi."
L’absence de couverture médiatique internationale aggrave l’isolement des Tchétchènes. La Russie verrouille l’accès aux journalistes étrangers, et les rares reportages, comme ceux de la journaliste Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006, sont étouffés par la répression. L’indifférence mondiale s’explique aussi par la fatigue post-Guerre froide : l’Occident, préoccupé par ses propres défis, ferme les yeux sur un conflit perçu comme une affaire interne russe.
Le conflit Israël-Hamas : un drame sous les projecteur
À Gaza, le conflit qui s’intensifie depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 prend une ampleur tragique. Les frappes israéliennes, en réponse aux roquettes et à l’assaut initial, font des ravages : selon l'ONU, plus de 40 000 civils palestiniens auraient péri en deux ans, majoritairement des femmes et des enfants. Les images de quartiers dévastés, d’hôpitaux débordés, de familles errant dans les décombres inondent les réseaux sociaux. Un témoignage recueilli par Al Jazeera en 2024 rapporte les mots d’une mère de Rafah : "Mon fils jouait dehors. Une bombe l’a emporté. Je n’ai retrouvé que sa sandale".
Les similitudes avec la Tchétchénie sont frappantes. Comme à Grozny, les bombardements à Gaza sont critiqués pour leur caractère indiscriminé, touchant écoles, mosquées et hôpitaux. Les justifications sont similaires : la Russie invoquait la lutte contre le "terrorisme" tchétchène, Israël celle contre le Hamas. Dans les deux cas, la population civile paie le prix fort. Un rapport d’Amnesty International de 2023 note : "Les frappes israéliennes ont souvent ignoré le principe de proportionnalité, causant des pertes civiles massives."
Pourtant, contrairement à la Tchétchénie, Gaza mobilise l’opinion mondiale. Des manifestations pro-palestiniennes secouent les capitales, de Londres à Jakarta. Les réseaux sociaux, absents lors du conflit tchétchène, amplifient les voix des victimes. Une vidéo virale de 2025, montrant un enfant extrait des décombres, cumule de très nombreuses vues, galvanisant les appels à un cessez-le-feu. Ce contraste s’explique par la centralité géopolitique du conflit israélo-palestinien, nourri par des décennies de tensions et une couverture médiatique continue.
Pourquoi l’indifférence pour la Tchétchénie ?
La Tchétchénie, enclave caucasienne, souffre d’un véritable déficit de visibilité. La Russie, puissance autoritaire, impose un blackout médiatique. Les rares journalistes, comme Politkovskaïa, paient de leur vie leur courage. Un rapport de Human Rights Watch de 2001, basé sur des témoignages de réfugiés, décrit des scènes glaçantes : "Des soldats russes ont abattu 17 civils dans un marché d’Alkhan-Yurt. Personne n’a été jugé." Ce silence international est aussi lié à la realpolitik : en 1999, l’Occident cherche à ménager Poutine, nouvel homme fort du Kremlin, pour des raisons économiques et stratégiques.
À l’inverse, le conflit Israël-Hamas est un aimant géopolitique. Les États-Unis, alliés d’Israël, et les pays arabes, soutiens des Palestiniens, alimentent un débat mondial. La diaspora palestinienne, active et organisée, relaie les récits de Gaza, contrairement à la diaspora tchétchène, beaucoup plus discrète. Une archive de l’ONU de 2000 révèle une tentative avortée de condamner la Russie pour ses exactions en Tchétchénie, bloquée par un veto au Conseil de sécurité. Israël, en revanche, fait face à des résolutions répétées, bien que souvent symboliques.
L’émotion joue aussi un rôle. Le conflit israélo-palestinien, chargé d’histoire – de l’Holocauste à la Nakba –, touche des cordes sensibles. Une lettre d’un habitant de Gaza, publiée dans un journal local en 2025, illustre cette résonance : "Nous ne sommes pas des numéros. Chaque maison détruite est une histoire brisée." La Tchétchénie, perçue comme un conflit périphérique, n’a jamais suscité une telle empathie globale.
Les leçons d’un silence et d’un vacarme
Les deux conflits, malgré leurs parallèles, révèlent une inégalité criante dans la mémoire collective. À Grozny comme à Gaza, les civils sont victimes d’une logique guerrière où la fin justifie les moyens. Pourtant, la Tchétchénie reste une note de bas de page dans l’histoire contemporaine, tandis que Gaza est un cri retentissant. Cette disparité interroge la responsabilité des médias, des États et des citoyens. Pourquoi certains morts pèsent-ils plus lourd que d’autres ?
Les archives montrent que la vérité émerge souvent trop tard. Un témoignage recueilli par Memorial en 2002 rapporte l’histoire d’un vieillard tchétchène : "Ils ont brûlé mon village. J’ai enterré mes fils sous les étoiles, seul. Le monde n’a rien vu." À Gaza, les récits affluent en temps réel, mais la surmédiatisation n’empêche pas l’inaction. Les résolutions de l’ONU, les rapports d’ONG, les cris des victimes : tout cela se heurte à la realpolitik.
L’histoire nous enseigne une leçon particulièrement amère : sans relais médiatique, sans poids géopolitique, les tragédies humaines risquent l’oubli. Grozny et Gaza, dans leur douleur commune, rappellent que la justice internationale est sélective. Reste à espérer que les cendres des uns et les ruines des autres incitent à une mémoire plus équitable, où chaque vie compte, qu’elle soit tchétchène ou palestinienne.