L’ogre cannibale : Albert Fish, bourreau de l’innocence
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
lundi 16 juin 2025
Sous un ciel plombé de juin 1928, un vieillard au regard fuyant gravit les marches d’un immeuble crasseux de Manhattan. Ses mains noueuses serrent une promesse d’emploi pour un jeune homme. Mais dans l’âme d’Albert Fish, surnommé le "Gray Man", se tapit une noirceur vorace, une faim qui dévore enfants et innocence. Ce jour-là, Grace Budd, une fillette de dix ans, croise son chemin et l’Amérique plonge dans un cauchemar d’une horreur indicible.
Les racines d’un monstre : une enfance fracturée
Dans les ruelles fétides de Washington D.C., en 1870, naît Hamilton Howard Fish, dernier d’une fratrie rongée par la misère et la maladie mentale. Son père, Randall Fish, capitaine de bateau fluvial, s’éteint en 1875, laissant une famille désemparée. Ellen Fish, sa mère, acculée par la pauvreté, place le jeune Hamilton, âgé de cinq ans, au St. John’s Orphanage. Là, dans un monde de murs gris et de châtiments brutaux, le garçon découvre la douleur comme un rituel. Les coups de fouet des surveillants, dont grosses taillés dans la pierre, éveillent en lui une fascination morbide pour la souffrance. "J’ai toujours aimé tout ce qui fait mal", confesse-t-il en 1934, une lueur étrange dans ses yeux délavés, lors d’un interrogatoire consigné dans les archives du NYPD (Département de la Police de New York).
Cette enfance brisée forge un esprit tortueux. À douze ans, libéré de l’orphelinat, Fish rencontre un télégraphiste qui l’initie à des pratiques abjectes : coprophagie, urolagnie et une obsession pour l’humiliation. Des journaux intimes, mentionnés dans les rapports psychiatriques de 1930 mais aujourd’hui perdus, révèlent un adolescent déjà consumé par des pulsions qu’il attribue à des "voix divines" murmurant des injonctions bibliques déformées, mêlant sacrifice et expiation. En 1890, installé à New York, il devient peintre en bâtiment, un métier qui lui offre une liberté fatale : celle de rôder, d’observer, de choisir ses proies.
Les premières traces de ses crimes émergent à cette époque. Un rapport de police de 1898, conservé aux archives municipales de New York, note son arrestation pour avoir molesté un garçon de six ans dans une ruelle de Brooklyn. Les charges sont abandonnées faute de preuves, mais cet incident marque le début d’une escalade. Sa vie personnelle, en apparence banale, masque l’horreur : en 1898, il épouse Anna Mary Hoffman, avec qui il aura six enfants. Derrière les murs de leur foyer, Fish impose à ses enfants des jeux sadomasochistes, les forçant à le frapper avec une palette cloutée jusqu’au sang. "Il riait, comme si c’était une fête", témoigne son fils aîné, Albert Jr., lors du procès de 1935, un souvenir qui glace l’assemblée.
Les crimes d’un prédateur : une litanie de cruauté
Le 15 juillet 1924, Staten Island retient son souffle. Francis McDonnell, huit ans, disparaît après avoir suivi un vieillard aux cheveux gris dans les bois. Son corps, retrouvé pendu à un arbre, porte les stigmates d’une sauvagerie inouïe : morsures, organes arrachés, mutilations génitales révélant une castration barbare, comme le rapporte le Staten Island Advance. Fish, dans ses aveux, confesse avoir profané le corps après la mort, un acte de nécrophilie qu’il décrit avec une froideur clinique lors de son interrogatoire. Ce meurtre, qu’il avoue plus tard dans une lettre à son avocat, marque le début d’une série de crimes confirmés, bien que l’ampleur réelle reste nimbée de mystère.
Officiellement, Fish est condamné pour le meurtre de trois enfants : Francis McDonnell (1924), Billy Gaffney (1927), et Grace Budd (1928). Les archives judiciaires de New York attribuent également une dizaine d’autres disparitions à cet homme insaisissable, mais sans preuves formelles. Dans ses confessions, Fish revendique avoir molesté ou tué "une centaine d’enfants" à travers les États-Unis, mais le psychiatre Frederic Wertham, qui l’a examiné, évoque une estimation encore plus vertigineuse : jusqu’à 400 enfants molestés, voire tués. Le Brooklyn Daily Eagle du 14 décembre 1934 cite un policier déclarant : "Cet homme a peut-être fait plus de mal que n’importe quel criminel de notre époque, et nous ne le saurons jamais." Ses victimes, souvent issues de milieux pauvres ou afro-américains, étaient choisies pour leur vulnérabilité, Fish exploitant le mépris des autorités pour ces populations.
En 1910, dans l’ombre de Wilmington, Delaware, Fish croise Thomas Kedden, un jeune homme de 19 ans, vulnérable et isolé. Ce qui commence comme une relation sadomasochiste consentie, selon les confessions de Fish, bascule dans l’horreur : il ligote Kedden, le torture et le castre, avant de l’abandonner, agonisant. Ce crime, relaté dans ses aveux mais jamais jugé faute de preuves, éclaire l’ampleur de ses perversions, bien avant les meurtres d’enfants qui le rendront tristement célèbre. Cette rencontre, où se mêlent domination et mutilation, révèle un Fish déjà consumé par ses pulsions, rôdant aux franges de la société.
Le cas de Grace Budd, en 1928, cristallise l’horreur. Sous le pseudonyme de Frank Howard, Fish répond à une annonce publiée par Edward Budd, un jeune homme cherchant du travail. Gagnant la confiance de la famille, il promet un emploi fictif avant de s’intéresser à Grace, âgée de dix ans. Le 3 juin, il l’emmène sous prétexte de l’accompagner à une fête d’anniversaire. Dans une maison abandonnée de Westchester, il l’étrangle, la démembre, et consomme son corps pendant neuf jours. En novembre 1934, il envoie une lettre anonyme à la mère de Grace, un document conservé aux archives criminelles de New York : "Je l’ai étouffée, puis découpée en petits morceaux pour pouvoir la cuire et la manger. Cela m’a pris neuf jours pour dévorer son corps entier." Cette missive, d’une cruauté inouïe, scelle son destin.
La traque et le procès : un monstre face à la justice
La lettre envoyée aux Budd devient l’instrument de la chute de Fish. L’enveloppe, ornée d’un emblème du New York Private Chauffeur’s Benevolent Association, permet aux détectives, menés par William King, de remonter jusqu’à une pension de Manhattan où Fish réside. Le 13 décembre 1934, il est arrêté. Lors de son interrogatoire, retranscrit dans les archives du NYPD, Fish confesse avec une sérénité dérangeante : "J’ai toujours voulu savoir quel goût avait la chair humaine. Grace était douce et tendre." Cette absence de remords, couplée à son apparence frêle, sidère les enquêteurs. Une radiographie, publiée dans le New York Times du 15 décembre 1934, révèle 29 aiguilles enfoncées dans son pelvis, témoignages de son masochisme extrême.
Le procès, qui s’ouvre le 11 mars 1935 à White Plains, attire une foule avide de détails macabres. L’accusation, dirigée par Elbert F. Gallagher, argue que Fish, malgré ses perversions, est légalement sain d’esprit. La défense, menée par James Dempsey, plaide la folie, s’appuyant sur des rapports psychiatriques décrivant un homme rongé par des hallucinations religieuses. Un témoin, cité dans le New York Post du 12 mars 1935, rapporte : "Il disait que Dieu lui ordonnait de sacrifier des enfants, comme Abraham avec Isaac." Malgré ces arguments, le jury le déclare coupable après dix jours de débats. Condamné à la chaise électrique, Fish accueille la sentence avec un sourire énigmatique, murmurant, selon un gardien, "Ce sera le frisson ultime."
L’exécution a lieu le 16 janvier 1936 à la prison de Sing Sing. Les rapports officiels, conservés dans les archives de l’État de New York, décrivent un homme calme, presque extatique, alors que le courant le foudroie. Une rumeur, relayée par le New York Daily News mais non confirmée, prétend que les aiguilles dans son corps provoquent un court-circuit. Quelques heures avant sa mort, Fish rédige des notes manuscrites, refusées par son avocat pour leur contenu "trop obscène". Ces pages, aujourd’hui perdues, alimentent les spéculations sur d’autres crimes non élucidés.
Une société face à ses démons
Les crimes d’Albert Fish marquent un tournant dans l’Amérique des années 1920. Avant lui, les enlèvements d’enfants étaient perçus comme des anomalies rares. Après Grace Budd, une paranoïa collective s’installe, alimentée par des manchettes sensationnalistes. Le New York World-Telegram du 15 décembre 1934 titre : "Le monstre gris : combien d’enfants a-t-il pris ?". Cette affaire catalyse des réformes dans les enquêtes sur les disparitions, obligeant les autorités à prendre au sérieux les signalements, même dans les quartiers défavorisés. Elle révèle aussi les failles d’un système psychiatrique incapable d’identifier et de contenir un prédateur comme Fish, malgré ses multiples internements.
Sur le plan culturel, Fish devient une figure de cauchemar, surnommé "l’Ogre de Wysteria" ou "le Vampire de Brooklyn". Son ombre plane sur la littérature et le cinéma, où des personnages comme Hannibal Lecter, le cannibale raffiné de Thomas Harris, semblent porter l’écho de ses atrocités. Bien que Harris n’ait jamais cité Fish directement, les parallèles entre leurs pulsions cannibales, leur fascination pour la transgression et leur apparence trompeuse de respectabilité sont troublants. Une anecdote peu connue, tirée des archives du Brooklyn Daily Eagle du 20 décembre 1934, rapporte que des parents new-yorkais brûlaient des effigies de Fish lors de veillées communautaires, un rituel pour exorciser leur terreur.
L’histoire d’Albert Fish reste un miroir sombre tendu à l’humanité. Ses crimes atroces, ancrés dans une époque de transition sociale, interrogent la frontière entre folie et responsabilité. Comme l’écrit un chroniqueur anonyme dans le New York Herald Tribune du 17 janvier 1936 : "Fish n’était pas un démon, mais un homme. Et c’est là l’horreur véritable". Son legs, c’est la vigilance qu’il impose : derrière chaque visage ordinaire peut se cacher l’impensable.