La traduction littéraire

par Krokodilo
lundi 23 juin 2025

Si les coulisses du cinéma sont souvent évoquées dans les médias, celles de la traduction littéraire le sont rarement. Certes, on peut savourer un plat sans s’intéresser au chef cuisinier et à ses marmitons, voir une pièce de théâtre sans se préoccuper ni des répétitions ni de la langue d’origine, mais il nous semble que la connaissance de quelques notions générales ne peut qu’enrichir le lecteur régulier.

En premier lieu, en prenant conscience qu’on ne lit pas le roman de l’auteur, mais son clone francisé par le traducteur, mystérieux personnage qui restera dans l’ombre, cité en bonne place mais oublié de la plupart, aussi humble et reclus que l’auteur peut parfois être médiatisé !
Cette notion, « refoulée » pour garder le plaisir de la lecture, est en fait connue de tous puisque la première chose qui vient à l’esprit lorsqu’on parle de traduction, c’est le célèbre aphorisme « Traduttore, traditore » (Joachim du Bellay ?), parfois attribué à Umberto Eco parce que l’essai le plus connu du grand public sur la traduction est son « Dire presque la même chose ».
Cette expression a deux sens  : la trahison pure et simple, une pensée éloignée de celle de l’auteur, heureusement rare.
Le poème de Kipling, « If » (Si), est en France connu par une version d’André Maurois qui tient plus de la réécriture que de la traduction, ce qu’il semble avoir toujours reconnu, d’après cet article d’une traductrice de ce même poème, Françoise Morvan.
Mais le sens premier de « traduttore, traditore » c’est qu’une traduction ne peut jamais être parfaite, la fidélité à l'oeuvre d'origine est un objectif dont nul ne peut dire qu'il l'a atteint. Il n'est d'ailleurs pas mesurable. 

Chaque traduction est unique : si la VO est une œuvre d’art, la traduction est de l’artisanat d’art, car elle aussi unique. L’essai de Maïa Hruska « Dix versions de Kafka » (recension dans la revue Lire, janvier 2025) analyse l’influence de la personnalité des traducteurs sur leur traduction, sujet ambitieux par son côté abstrait.
Les ouvrages spécialisés abordent plutôt la traduction sous ses différents aspects techniques : le mot, les faux-amis, la phrase, la syntaxe, le vocabulaire spécialisé, les niveaux de langue, l’humour, la connaissance de la langue d’origine et de la langue cible, les tournures idiomatiques, la traduction en duo, la traduction poétique etc.

Les tournures idiomatiques, une évidence. On ne va pas traduire ‘It’s raining cats and dogs » par « il pleut des chats et des chiens », mais plutôt par « il tombe des cordes », « il pleut à verse, » « il pleut comme vache qui pisse » etc. le choix devant correspondre à l’usage contemporain dans les deux langues. C’est une situation fréquente (j’me casse, à plus, etc.) plus délicate qu’il n’y paraît, dont on peut mesurer la difficulté en lisant les sous-titres des séries coréennes, où un dialogue sautera aux yeux (idiomatique !) s'il est inadapté.

C’est même une blague de traducteurs :

- Comment dit-on bol dans cette langue ?

- Qu'est-ce que tu veux dire au juste ?

- Je veux dire à ce type j’en ai ras le bol » !

Les régionalismes :
Lorsque Astérix rencontre un Marseillais, la traduction russe fait de celui-ci, par le langage, un habitant d’Odessa ; pour les Corses, ce seront des Caucasiens.

Les faux-amis :
Une Anglaise en vacances en Espagne, voulant dire « I’m hot » (j’ai chaud), devrait éviter de traduire par « Estoy caliente » (je suis chaude)…

Il arrive que l’auteur ait lui-même inséré des termes d’une autre langue ; le traducteur est évidemment tenu de le respecter. C’est souvent le cas dans les romanesque historique situé dans la Rome antique, par exemple le roman « Julia » de S. Postegiillo, traduit de l’espagnol, où mots et locutions latines sont nombreux.

Doit-on sentir qu’il s’agissait d’une autre langue ?

Ce choix donne un parfum d’exotisme. Mais s’il y a beaucoup de termes dans la langue d’origine, la lecture s’en trouvera alourdie, ralentie.

C’est un curseur qui va de la version originale (100% !) à la plus francisée, celle ou rien, absolument rien n’indiquerait à un lecteur non averti et quelque peu distrait qu’il s’agit d’une traduction !

Le traducteur de plusieurs romans d’Elisabeth George laissait souvent « bow window », quand il aurait tout aussi bien pu choisir « oriel » ou « fenêtre en saillie, en encorbellement », certes peu utilisés en français, mais pas moins que « bow-window » !

Voici quelques exemples tirés du roman de l’Italien Maurizio De Giovanni, « L’enfer du commissaire Ricciardi », (2014, 2019 en France) dont la traductrice (Odile Rousseau) a fait le choix de laisser quelques mots et tournures italiens, avec des notes explicatives en fin de chapitre.

- Palazzo = un palais !

- Castel dell’Ovo = la question des noms de lieux est délicate.

- Scugnizzi, (gamins des rues de Naples) = gamin des rues, gavroche (nom propre et nom commun), titi, poulbot

- Signora = madame

- Mammà = maman !

- Basso (ndt : habitation pauvre, d’une seule pièce, à hauteur de la chaussée). Là c’est plus difficile, comme les termes techniques ou les plats cuisinés. "Gourbi" fait plutôt Afrique du Nord, "taudis" est un peu fort (idée de saleté), "masure" fait penser à maison plutôt qu’immeuble, "cabane" idem. On pourrait proposer « petit studio », ou encore « sous-sol » en trahissant le rez-de-chaussée mais en respectant l'idée de pauvreté.

- Signo’ forme populaire de "signore" ou "signorino", en langage courant ou de registre populaire. On pourrait proposer « m’dame » et « m’sieur »

- Surrogato (ersatz de café à base de haricot). Faux café ? Chicorée (approximation en tant que boisson végétale)

- Cavaliere. Peut-être vous souvenez-vous du « cavaliere Berlusconi » ? Il s’agissait d’une décoration, mais dans le roman situé dans les années 30, c’était une marque honorifique envers quelqu’un ayant réussi dans les affaires ou le commerce.

- Madonna santa , Mamma mia = pas besoin de traduction !
Pour les termes techniques, les objets spécifiques, la traductrice a parfois fait suivre le mot italien de l’explication : « la tammorra, le tambourin à cymbalettes » (je suppose que c’est son idée)
Il est bien évident que les noms de quartiers ou les plats cuisinés autres que pizza poseront également des problèmes. Au cas par cas, Piazza Mercato sera facilement traduit par "place du marché".

Ces quelques exemples ne sont nullement une critique. La traductrice a fait le choix d’un petit pourcentage d’exotisme, pour l’ambiance italienne, certainement validé par l’auteur et l’éditeur français.

On voit donc à quel point la traduction littéraire est un artisanat, fignolé phrase après phrase, difficulté par difficulté.

Alors comment juger la qualité d’une traduction ?

Quelques exemples de traduction critiquable ?
Quand l’économie russe s’est libéralisée, des amateurs trop enthousiastes ont traduit des Astérix, mais à partir de la version anglaise, elle-même pas forcément réussie. Ainsi, Panoramix s’est retrouvé avec son nom anglais, Getafix. Donc un personnage plein de sagesse est transformé en dealer, Astérix et les autres Gaulois en toxicos ! Clairement une référence au shoot de la potion magique, mais celle-ci n’est pas addictogène.

Il faut parfois trahir pour être fidèle !
Dans le film soviétique « Quand passent les cigognes », le titre original Летят журавли, Letiat jouravli signifie mot à mot "volent les grues". C’est un drame sur la guerre, l’attente des épouses, mais "grue" en français a un deuxième sens péjoratif... outre la grue des chantiers. Changer d’oiseau a donc été une bonne idée, une trahison fidèle au sens.

Le mieux est-il l’ennemi du bien ?
Une récente traduction d’Orwell a proposé « néoparler » pour "novlangue", au motif que ce serait une traduction plus fidèle de « newspeak ». Mais "novlangue" étant maintenant si connu, si fort, est-il bien utile d’en proposer une autre version ?

Le respect de la VO peut lui-même être piégeux, car le but est également de vendre ! Le résultat doit paraître bon aux lecteurs français, sinon le traducteur pourrait être accusé d’avoir salopé son travail. Il se dit ainsi que Tolstoï a parfois été « amélioré » par son traducteur…

En fait, le sujet de la qualité de la traduction arrive rarement aux oreilles du grand public, excepté lorsque sort une nouvelle traduction, par exemple il y a quelques années pour L’Iliade et L’Odyssée, en français plus contemporain. Mais on en entend parler uniquement dans un but de promotion. Exceptionnellement une petite polémique surgit, comme pour la traduction du premier tome de « Millénium » - sur laquelle nous ne saurions avoir un avis.
En outre, s’y mêlent aussi des questions triviales d’argent et de temps : la bonne traduction, c’est long et ça se paie.
Il n’existe pas de comparatifs des traductions : pas de « Que choisir » spécial traduction ! C'est pas un frigo !
La lecture recule, les romans étrangers forment un créneau du marché de l’édition, lui-même difficile, on ne va pas en plus aborder la cuisine interne...

On comprend pourquoi il est si difficile de dire si une traduction est bonne ou pas  : un lecteur peut seulement juger de la qualité littéraire et du pourcentage d’exotisme, pas de la fidélité à la VO. Seuls des traducteurs des mêmes langues d’origine et cible, et de bon niveau, peuvent en juger ; soit très peu de personnes. L’éditeur lui-même doit être dans le brouillard.

En tant que néophyte, nous laisserons le mot de la fin à une pro.
Intéressant entretien avec la traductrice française du tome 4 de la série Millénium :
« Une traduction est toujours unique, c’est le fameux choix du traducteur. Il n’y a jamais une seule solution ».


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