Une guerre victorieuse et brève

par Jules Seyes
lundi 23 juin 2025

Loin d’être neuve, l’idée d’une guerre courte, gagnée à l’extérieur pour réduire les tensions intérieures, hante les régimes en déclin : Second Empire avant 1870, Russie tsariste en 1905, aujourd’hui l’Occident. Le ministre russe Plehve résumait la logique : « Pour éviter la révolution, il nous faut une petite guerre victorieuse. »

Ce calcul cynique s’appuie sur une constante : déplacer le conflit vers l’extérieur anesthésie les tensions internes. En ce sens, la logique ne change pas. C’est dans les vieux pots que l’on fait les meilleures soupes et l’Occident en déclin reprends la formule. La guerre en Ukraine, les bombardements sur l’Iran en sont le nouvel avatar.

En Ukraine, au Proche-Orient, voire demain en Iran, les puissances occidentales rejouent cette mécanique. L’enjeu n’est pas tant de gagner que de prolonger. Car l’échec est devenu une ressource. Une guerre victorieuse et brève suppose de vaincre, mais si la guerre dure, elle justifie le contrôle, les dépenses, l’épuisement populaire. Pourquoi se priver, les peuples acquitteront la facture.

 

Ce recours à la guerre est le symptôme d’un cycle historique en fin de course. Pendant longtemp, locomotive du monde, l’occident en est désormais l’homme malade. Sa grandeur dut à une combinaison de facteurs favorables. Les divisions politiques entre les VIIIe et XIe siècle, combinée à la faiblesse de l’Empire carolingien, conduisirent à la naissance du féodalisme occidental. Il en résultat une multitude de petites entités politiques contraintes d’accorder à leurs peuples un libéralisme en général inconnu dans les grands empires. L’inde, la chine, les empires perses, égyptiens incarnaient des ensembles monolitihiques. Une fois un certain niveau de développement acquis, il était inutile d’aller plus loin et, au lieu de favoriser le progrès technique, ils l’entravèrent. Parfois avec des mesures extrêmes comme en Chine où les artisans détenteurs de savoirs interdits furent exécutés.

En occident, ce fut l’inverse, on se plaint certes de la résistance de l’Église face aux mouvements intellectuel et scientifique, mais elle acceptait au moins d’écouter. Le verre au lieu d’être à moitié vide était à moitié plein et, en position défensive, l’Église se limita à un long combat d’arrière-garde.

Pendant ce temps, l’Europe de la fin du Moyen Âge développait de meilleures techniques pour utiliser les énergies hydrauliques et éoliennes et il en résultait une légèrement meilleure productivité par tête. Suffisante pour permettre le développement de manufactures, d’une proto industrie et financer les expéditions (Avec des moyens limités certes, mais ce fut aussi un trait du génie européen, trop pauvre pour faire les choses en grand comme la Chine) à la découverte du monde.

Comparaison synthétique

Région/Période

Usages principaux

Technologie

Puissance par tête (est.)

Impact

Occident (Renaissance)

Mouture, métallurgie, textile, papier, sciage

Roues verticales (60 % rendement), moulins à marée

 0,01-0,015 ch

Industrialisation précoce, centralisation économique

Chine

Mouture, irrigation, papier, métallurgie

Roues horizontales (20-25 %), bielle-manivelle

 0,01 ch

Soutien agricole, innovations techniques limitées par centralisation

Inde

Irrigation, mouture limitée

Roues horizontales, norias

<0,005 ch

Priorité à l’irrigation, faible industrialisation

Moyen-Orient

Irrigation, mouture, moulins à vent

Roues verticales, moulins à vent à axe vertical

 0,005-0,01 ch

Agriculture et commerce, diffusion via routes commerciales

Grèce antique

Mouture, irrigation

Roues horizontales simples

<0,005 ch

Usage limité par main-d’œuvre servile

Rome antique

Mouture, métallurgie, sciage

Roues verticales, aqueducs

 0,005-0,01 ch

Usines hydrauliques avancées (ex. Barbegal)

Mésopotamie

Irrigation, mouture

Roues horizontales, norias

<0,005 ch

Base agricole, innovations limitées

 

Le grand cycle occidental pouvait commencer et l’Europe se lancerait dans cette aventure. Pendant ce temps, sur le continent, les conflits sans nombre entre les princes européens, favoriseraient une tolérance envers les idées nouvelles, gages de gains de productivité et de meilleure fiscalité. L’Europe affûta aussi ses armes et la colonisation du XIXe siècle démontrerait l’écrasante supériorité de l’armement européen sur celui du reste du monde.

En ce sens, il a bien existé une indéniable supériorité occidentale, elle a permis une avance temporaire, mais décisive, dans l’appropriation de l’énergie : Charbon/Vapeur, pétrole/gaz puis le nucléaire. Mais cette supériorité fut mal comprise. Au lieu d’en déduire une contingence favorable, les classes dirigeantes européennes y virent une preuve de supériorité intrinsèque. L’illusion s’installa : nous étions avancés, car nous étions supérieurs. Cette croyance, largement raciste et méprisante, déforme encore aujourd’hui l’analyse de nos stratèges.

Si l’Europe vous semble un jardin et le reste du monde une jungle, monsieur Barroso, ce n’est pas, car vous et vos amis êtes supérieurs aux Chinois, aux Indiens, aux bantous et aux autres peuples. Nous n’avons probablement rien à leur envier et la réciproque est vraie, mais notre avantage naît d’une combinaison de facteurs géographiques et politiques favorables :

Cette combinaison, unique dans l’histoire conduisit à la concurrence des états et à une tolérance inhabituelle envers les perturbations sociales qu’entraîne le développement technologique. Loin de tout récit de supériorité morale ou intellectuelle, cette domination fut le produit d’un environnement favorable, rapidement transformé en idéologie de la grandeur. L’Occident a cru que ses succès passés valaient certificat d’excellence éternelle. Ce fut son erreur !

Le grand cycle occidental est en train de s’inverser et les facteurs qui nous ont conduit à ouvrir à l’ensemble de l’humanité la voie vers les révolutions industrielles et la modernité sont en train de disparaître.

Le premier est, bien sûr, la reconnaissance par les autres peuples des avantages réels et pratiques d’une technologie avancées. Partout, les états, les peuples rêvent d’usines, d’infrastructures et d’armées modernes, gage de sécurité et d’autonomie. Les avantages technologiques sont, par nature, transitoires. La technique se transmet, se copie, se détourne. Elle ne garantit jamais une domination durable.

Le second fut la disparition de la concurrence étatique en occident. Certes, il reste des états, soi-disant indépendants. Devons-nous réellement y croire ? Ces états sont-ils autonomes et souverains ? La réponse est bien sur partiellement non, car, l’Europe unifie les états, les institutions internationales préemptent les décisions. L’OTAN ou les États-Unis guident leurs politiques militaires. Quant à l’aspect économique, l’inclusion des entreprises dans les circuits financiers garantit leur inféodation aux intérêts US. La compétition disparaît au profit d’un très gros monopole.

Or, que se passe-t-il ? Depuis les années 70, le taux de croissance ralentit en occident et là où la croissance atteignait 5-6 % par an dans les années 60 elle se traîne désormais autour d’un pour centi par an si l’on accepte les chiffres officielsii. Dès lors, les états occidentaux se sont retrouvé avec un problème de ciseaux entre les besoins d’une élite hyper-consommatrice (Cf les chiffres d’affaires du luxe ou les ventes d’art) et la faible progression des ressources. L’ajustement doit se faire à un endroit et comme le disait la plaisanterie de 2008 :

La crise, c’est la nôtre, mais c’est vous qui la paierez !

On comprend que confronté à de telles difficultés, il faille augmenter l’extraction. En ce sens, on peut aligner les constellations entre les nombreuses "réformes" du code du travail, des systèmes de retraites les augmentations d’impôts et les coûts de la politique "environnementale". Mais aussi, y distinguer un point commun avec la crise Covid, fournisseur de surprofits pour le secteur pharmaceutique ou les guerres éternellesiii de l’empire américain en Afghanistan, Irak, Ukraine et désormais l’Iran.

L’occident multiplie ces politiques qui indépendamment de leurs justifications unitaires ont pour conséquence commune d’appauvrir les populations et augmenter les bénéfices de la caste dite "élitaire". Bref, ces menaces, ces peurs agitées, conduisent à prolonger le plus gigantesque transfert de richesses des peuples occidentaux vers leurs dirigeants.

Seulement, il faut les justifier et les politiques civiles, Environnementales, réduction des salaires, ayant atteint leur seuil de rendement décroissant, il faut changer de registre : La guerre pour justifier de nouveaux budgets d’armements qui seront recyclés en dividendes avant de produire des explosifs. Cela aurait aussi l’avantage en cas de victoire de permettre d’endetter ces pays pour les placer sous le même servage économique que la Grèce.

 

Seulement, pour suivre la cynique logique de monsieur Plehve il convient de se rappeler une réalité : Dans une guerre victorieuse et brève, il y a victorieuse, ce qui suppose de vaincre. On connaît l’échec de la Russie dont l’armée fut vaincue par la campagne agressive de l’armée japonaise. Loin de prolonger le régime tsariste, la guerre Russo-Japonaise exposa les failles du régime tsariste et la révolution de 1905 permit aux révolutionnaires de préparer celle de 1917 avec les suites que l’on connaît.

Le problème fut le même en Irak, en Afghanistan, où faute d’analyse empêchât de réussir la stabilisation de ces pays. Il en va de même avec la guerre en Ukraine, où, rappelons-nous, nous devions mettre à genoux l’économie du pays.

Avant de parler d’incompétence, il y a bien sûr l’enjeu de la corruption : Où le complexe militaro-industriel finance les élus en contrepartie de conflits, gages de chiffres d’affaires en progression. En ce sens, les peuples occidentaux ont perdu le contrôle de leurs destins au profit de cercles d’affairistes et d’administrations dévoyées (Qui relaient les affairistes en contrepartie de postes rémunérateurs.).

Mais, il existe une seconde raison, rappelez-vous Emmanuel Macron parlant à Poutine avant la guerre en Ukraine : Ce n’est pas à des séparatistes de faire la loi. Plus exactement, les dirigeants ne croient pas à l’intérêt d’écouter les peuples. Là encore, l’hubris frappe : on prédit, on décrète. L’esprit critique est remplacé par l’entre-soi et on n’écoute plus le monde.

Nos dirigeants connaissent la vérité et peuvent seuls guider les populations vers un avenir glorieux. Pardonnez cette lourde ironie, nous avons vu la Russie terrifiée par l’injonction de Bruno Lemaire, se placer à genoux depuis le début de la guerre en Ukraine.

La Russie avait-elle d’ailleurs le choix au moment où un ministre français proclamait la vérité, la déclaration était forcément autoréalisante. Seul détail, ce petit vers de Jean Ferrat toujours fin observateur de la politique française :

Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige

Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige

Elle répond toujours du nom de Robespierre

Autant pour les compétences de Bruno Lemaire, il ne suffit pas d’être ministre français pour être Talleyrand et les faits furent cruels : L’analyse, faussée depuis le début sous évalua la compétence des Russes et leur capacité à se préparer, nous l’avons payé par l’inflation !

Une faute parmi de multiples autres, et seule la solidarité d’auteur m’interdit de jeter le dolmen dans la face de ce collègueiv. À sa décharge, il ne fut pas un cas unique. En réalité, l’entre-soi, le refus d’écouter le reste du monde révèle les conséquences de ces siècles de succès sur la psyché de nos dirigeants. Après trop de succès, trop de supériorité et de morgue non corrigée, ceux-ci semblent désormais incapables de corriger leur mode de pensée.

L’occident est ainsi sur la pente descendante, car resté trop longtemps sans correction. Alors, chaque résistance du réel, au lieu de conduire à une correction : Par exemple, faire la paix en Ukraine, lancer une initiative diplomatique en Palestine, conduit au contraire à une nouvelle fuite en avant.

Faute de vaincre Gaza, où le Hamas continue à tenir dans les ruines, Netanyahou se lance dans une nouvelle opération contre l’Iran. En ce sens, la fuite en avant est une nécessité pour les dirigeants occidentaux/Israéliens, car il faut éviter de rendre des comptes aux peuples pour les échecs précédents.

En ce sens, l’occident est engagé dans une course vers l’abîme dont il rien n’indique qu’il puisse en sortir.

 

Plus grave, ces échecs servent nos dirigeants, car ces désastres permettent de réallouer les ressources. La COVID servit ainsi d’excuse à Bruno Lemaire pour justifier le dérapage des comptes publics français au lieu de poser la question de la perte de compétitivité causée par l’Euro.

Demain, l’Iran, Gaza, l’Ukraine permettront de justifier des dépenses en armements (Pardon en dividendes vers les entreprises d’armement, des armes commandées par Macron ne saurait être mortelle). Il le faudra bien d’ailleurs, qui croit encore que l’homme influence significativement le réchauffement climatique ? (Si oui, j’ai du terrain à vous vendre dans la préfecture du Sendai, avec une décote significative [5%] par rapport au m² à Paris.)

Dés lors, il faut réorienter les transferts sur des options socialement acceptables pour ruiner les peuples et continuer à transférer les ressources vers nos soi-disant élites. En ce sens, l’échec n’a pas encore de coûts pour eux, car il est encore possible de tondre un peu. Seulement, à force de délocalisations, d’affaiblissement de l’enseignement, les mesures qui permettent de maintenir les peuples sous contrôle à court terme ruinent le cœur de la richesse occidentale.

Chaque mesure conduit une baisse de l’efficience de nos peuples et même si beaucoup s’illusionnent sur la Silicon Valley, sur l’IA et autres moyens d’augmenter la productivité fondamentalement, les raffinements informatiques ne remplacent pas les usines et les hauts-fourneaux. La guerre en Ukraine a servi de révélateur (Et là, écoutez bien la propagande russe : La guerre est un révélateur de réel) de la faillite de notre outil industriel. Impossible désormais de dissimuler la réalité de notre faillite.

L’élite occidentale peut-elle pourtant changer de pied ? Reconstruire des usines, exigerait de lourds investissements, puis de reconstituer une main d’œuvre bien formée. Pas des tik tockeurs de seconde zone. Un tel choix imposerait à celle-ci de sacrifier son niveau de vie, de rendre des comptes et de reconstituer un monde ouvrier puissant (Et peut-être revendicatif).

Tel est le danger, les anciennes civilisations ayant connu une régression, ont toute été bien au-delà de ce qu’exigeait la pure gestion. Les terres, ont perdues en qualité, faute d’entretien et la population a souvent diminué faute de pouvoir enrayer le cycle négatif en cours. Rappelons-nous, un cycle, dans le passé durait environ 500 ans.

Avons-nous envie de perpétuer la situation actuelle pendant une telle durée ? Avec en prime le risque d’une guerre nucléaire, car chaque pas en avant conduit nos dirigeants plus loin sur le chemin de la guerre nucléaire.

Nos dirigeants ne sont pas plus stupides que les diadoques qui dilapidèrent l’héritage d’Alexandre, mais ils vivent dans un monde où les énergies à l’œuvre rendent la situation plus dangereuse.

 

En ce sens, l’occident a mangé son pain blanc, il pourrait reprendre sa route, croître avec les autres peuples. Dans la paix ou la guerre, impossible de le savoir, mais dans une forme de respect mutuel.

Il a décidé d’en faire autrement, nos "élites" à l’esprit empoisonné d’hubris, envoient au monde un ultimatum : soumettez-vous à tous nos caprices ou, nous vous feront une guerre victorieuse et brêve et nos peuples suivent.

Il nous revient d’analyser le processus, pour la première fois dans l’histoire (ou la seconde, si vous comptez les Romains) nous connaissons la décadence que nous affrontons et de renverser la table. Faute d’y parvenir nous laisserons un héritage de cendres et de désespérance à nos enfants.

iLes comptes de la Nation en 2024 - Insee Première - 2053

iiLa croissance est calculée par différence entre l’augmentation de l’activité économique brute défalquée de l’inflation. Si l’inflation est sous évaluée, la croissance est surévaluée.

iiiPuisse l’auteur me pardonner d’avoir cité son excellent livre qui critiquait les motivations économiques de la guerre du vietnam : La Guerre éternelle — Wikipédia

ivEnfin, s’il écrit lui même.


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