« Comment le Peuple Juif fut inventé. De la Bible au Sionisme » par Shlomo Sand (Historien Israélien) – Fayard – 2008

par JPCiron
lundi 25 octobre 2021

La ''Mythistoire'' décrite par Shlomo Sand dans son livre a fourni les 'briques' qui ont permis ''l'invention de l'Exil du Peuple Juif'', lequel a ouvert la voie pour l'émergence du concept de ''Sionisme'' Juif.

Le texte de présentation du livre synthétise parfaitement les aspects traités dans l'ouvrage qui ont le plus capté mon attention : « Quand le peuple juif fut-il créé ? Est-ce il y a quatre mille ans, ou bien sous la plume d'historiens juifs du XIXe siècle qui ont reconstitué rétrospectivement un peuple imaginé afin de façonner une nation future ? »

 

Cet Article essaie de synthétiser quelques-uns des nombreux thèmes que l'historien Israélien décortique dans cet imposant ouvrage de 435 pages.

 

 

Le concept pré-nationaliste

 

Ces derniers siècles, en Europe, la Bible était un livre marginal pour la communauté juive ; la Mishna et le Talmud étant les textes en usage principal. Mais les choses allaient changer. En 1853, l'historien & théologien prussien Heinrich Graetz, publie un essai fondamental, qui marquera le programme de l'enseignement dans toutes les écoles d' Israël. Ecoles israéliennes dont beaucoup portent aujourd'hui son nom.

La téléologie pré-nationaliste de Graetz assigne au ''peuple juif éternel'' la tâche d'apporter la rédemption au monde. « A ses yeux, les peuples naissent de la terre mère, de l'antique territoire national, plus que de l'exil, de l'errance ou du don de la Torah. » Et sa réflexion l'amène à finalement adhérer au ''judaïsme exclusif'' rigide de Esdras et Néhémie (race sainte/ souillure du mélange/ expulsion des femmes non-juives et de leurs enfants).

 

 

Race et Nation

 

Vers la fin du XIX s. en Europe occidentale, le rapide développement économique nourrit un sentiment d'arrogance européenne qui a induit un sentiment de supériorité biologique et morale... C'est alors que le philosophe allemand Moses Hess soutient que la source du conflit entre juifs et non-juifs vient du fait que les juifs forment depuis toujours un groupe héréditaire différent  : « Ce n'est pas le dogme mais la race qui organise la vie. »

 

Graetz ''répond'' à Hess dans un mémoire intitulé « La nouvelle jeunesse de la race juive ». Graetz se demande alors quels éléments peuvent donner à un groupe humain le droit de constituer une nation. Il écarte successivement l'origine raciale, la langue, un territoire unique, les souvenirs historiques, une haute culture... pour conclure qu'il existe des peuples mortels et d'autres qui sont immortels. La nation est en fait un ''peuple-race'' qui vient de loin et dont le poids fixe et détermine les frontières des identités collectives dans le présent.

 

« L'existence de la race juive était exceptionnelle dès le début, et par conséquent son histoire est également miraculeuse. C'est en fait un ''peuple-messie'' qui, le jour venu, sauvera l'humanité tout entière. »

 

Et les échanges se poursuivirent avec d'autres historiens et philosophes (en fait jusqu'à nos jours...) : certains affirmant l'impossibilité pour deux nations de coexister dans le même État ; d'autres soutenant par contre que les Juifs ne sont pas un peuple-race étranger mais une des communautés de la patrie allemande.

 

 

L'idée de proto-nation 'orientale'

 

Graetz, considère que « le Pentateuque avait été rédigé peu après les événements qu'il décrivait, et que tous les épisodes historiques qu'il relatait étaient véridiques. »

A la même époque, le célèbre érudit Julius Wellhausen émit l'hypothèse inverse : « des passages centraux de l'Ancien Testament avaient été rédigés longtemps après les événements qu'ils décrivaient. Cela signifiait que la reconstitution de l'ancienne histoire des juifs n'était pas le fait culturel d'un peuple splendide et puissant, mais celui d'une secte restreinte et, selon son expression, ''anémique'' à son retour de Babylone »

 

Au final, l'idée de l'histoire juive qui surnagea dans l'esprit du public fut celle du Pentateuque, « celle d'un peuple qui naquit nomade à une époque très reculée et continua d'exister, de façon miraculeuse et mystérieuse, tout au long de l'histoire. »

 

 

La ''récupération'' Sioniste

 

Les Sionistes politiques retranscrivent la ''Mythistoire'' biblique dans l'histoire officielle : « En partant vers la diaspora, notre peuple a été arraché de la terre sur laquelle la Bible a germé, et extrait du cadre de la réalité politique et spirituelle dans lequel il s'est développé [...]. En exil, l'image de notre peuple a été distordue, déformée comme celle de la Bible. Les chercheurs bibliques chrétiens, dans leur parti pris chrétien et antisémite, ont fait de la Bible le marchepied du christianisme, et les commentateurs juifs eux-mêmes, retirés de l'environnement biblique et de son climat spirituel et matériel, ne pouvaient plus comprendre le Livre des livres comme il le méritait. C'est maintenant seulement que, redevenus libres dans notre pays, nous respirons de nouveau l'air qui environnait la Bible. Le temps, il me semble, est venu d'appréhender son essence et sa fiabilité, sur le plan tant historique et géographique que religieux et culturel. » David Ben Gourion, Lectures de la Bible (en hébreu), Tel-Aviv, Am Oved, 1969.

 

La Bible est ainsi devenue la justification suprême de la colonisation à l'époque moderne.

 

 

L'archéologie parle...

 

Shlomo Sand décrit par le menu, sur nombre de pages, la longue liste des impossibilités et incongruités présentes dans le Pentateuque, que les travaux archéologiques ont mis à jour. Ces découvertes archéologiques se trouvent tant en Palestine que dans les grandes civilisations qui ont successivement dominé le pays de Canaan.

Le glorieux royaume unifié n'a jamais existé ; il n'a d'ailleurs pas de nom dand la Bible.

Toutes choses qui valident l'hypothèse de Wellhausen, et vont bien au-delà.

 

Il ressort par ailleurs que la population cananéenne est à l'origine de la formation graduelle des royaumes d'Israël et de Judée. On retrouve chez ces derniers le culte de tous les dieux et déesses de Canaan. Un seul aspect diffère : on n'a pas retrouvé d'os de porc. [note JPCiron : c'est un point commun avec l'Arabie]

 

Mais le refus de reconnaître les avancées archéologiques a été « massif et acharné ».

 

« Les mythes centraux sur l'origine antique d'un peuple prodigieux venu du désert, qui conquit par la force un vaste pays et y construisit un royaume fastueux, ont fidèlement servi l'essor de l'idée nationale juive et l'entreprise pionnière sioniste. Ils ont constitué pendant un siècle une sorte de carburant textuel au parfum canonique fournissant son énergie spirituelle à une politique identitaire très complexe et à une colonisation territoriale qui exigeait une autojustification permanente. »

 

 

L'épisode du Roi Josias

 

La plupart des chercheurs israéliens considèrent que le noyau historique de la Bible a été écrit vers l'époque du roi Josias. Et beaucoup considèrent que ce roi, par ''l'invention'' du livre de la Torah, cherche à s'attacher tant son peuple de Judée que celui d'Israël au nord. Cependant, dans une société paysanne analphabète, sans système éducatif ni langue unique standardisée, les quelques copies de la Bible qui auraient pu circuler n'auraient pas pu remplir la fonction de lien commun. Shlomo Sand souligne que cette démarche historique est très peu convaincante. [Note JPCiron : autres analyses connexes proposées en (*)]

 

Shlomo Sand souligne en particulier que l'idée monothéiste qui imprègne la Bible est née de la rencontre des élites exilées à Babylone avec les ''abstraites religions perses''. Et l'idée monothéiste a été incorporée aux Textes, après Josias, au 'retour' de l'exil à Babylone. « Ce n'est pas par hasard si le mot 'dat' (religion) en hébreu vient du perse . »

La Bible doit se lire comme un système multistrate de débats philosophico-religieux.

 

 

L'invention de l'Exil ''hors de la patrie''

 

Après la grande révolte juive et la destruction du Temple qui lui a répondu, les populations de Judée et de Samarie ont continué à constituer la majorité de la population, et à prospérer durant plusieurs générations. La foule de documents que Rome nous a légué ne contient aucun document qui suggère une quelconque expulsion de Judée.

 

En fait, le Christianisme devenant religion d'Empire au début du IV siècle, les Chrétiens en profitèrent pour consolider leur avantage en diffusant le mythe de l'expulsion des Juifs comme punition suite à la crucifixion de Jésus et de leur rejet de l’Évangile... et les Juifs ont progressivement intégré l'idée de volonté divine... qui s'est alors infiltrée dans la tradition juive... pour se graver dans ''l'histoire nationale'' ?

 

Mais, pour les Juifs, « l'Exil ne signifiait pas un lieu en dehors de la patrie mais un état en dehors de la rédemption » Un sens donc essentiellement métaphysique, détaché de toute contingence d'être ou ne pas être en dehors d'une patrie.

Aussi, les Juifs n'ont jamais tenté de retourner dans leur ''patrie ancestrale''. Shlomo Sand mentionne le Talmud de Babylone qui le précise d'ailleurs : « À quelles [actions] ces trois serments seront-ils [appliqués] ? L'un dicte aux Juifs qu'ils ne doivent pas converger vers [Sion] en un mur [par la force] ; et l'un est que le très Saint, béni soit-il, commande aux Juifs de ne pas se révolter contre les nations du monde ; et l'un est que le très Saint, béni soit-il, commande aux idolâtres de ne pas subjuguer les Juifs plus que nécessaire » (Ketouvot).

 

 

L'origine des Juifs de la Diaspora

 

La brillante thèse de doctorat de Uriel Rappaport (1965) synthétise bien le processus : « la consolidation du judaïsme dans le monde de l'Antiquité ne peut s'expliquer - du fait de l'ampleur de son étendue - par la croissance démographique naturelle, l'émigration de leur patrie ou tout autre élément qui ne prendrait pas en ligne de compte l'adhésion d'origine extérieure  ». Les conversions donc.

 

Le roi Perse Cyrus avait promis de permettre aux Israélites exilés par les babyloniens de retourner -s'il le souhaitaient- dans le pays d'origine de leurs ancêtres (la province perse de Jehud). Cette promesse a été tenue par un de ses successeurs. Il est de notoriété publique que la plupart ont préféré rester.

 

Dès avant l'an 70 de notre ère, de nombreuses communautés juives avaient quitté la Judée pour essaimer ailleurs, dans un peu toutes les directions. « Si la diffusion de la religion débuta dès la fin de la période perse [IV et III s. av. JC] ; avec l'ascension de la dynastie des Hasmonéens [II et I s. av JC] cet objectif fut promu au rang de politique officielle. Les Hasmonéens furent véritablement les premiers à ''produire'' des juifs en masse et du « peuple » en quantité. » Parfois avec conversion forcée, comme ce fut le cas en Idumée.

 

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Au final, les travaux et livres de l'historien Israélien Shlomo Sand questionnent et rénovent les fondements de nombre de concepts à travers ses écrits sur des thèmes tels ''l'invention du Peuple Juif'', ''la Mythistoire'', ''le mythe de Exil hors de Judée'', ''l'invention de la terre d'Istaël'', ''une race imaginaire'', …

Questionnement qui font apparaître un réel différent de celui auquel nous sommes accoutumés.

 

Cependant, ces travaux pourtant probants ont été (et continuent à être) reçus avec un « refus massif et acharné ». Comment est-ce possible dans des contrées civilisées, cultivées, et alors que les argumentations semblent bien étayées et font appel à l'intelligence plutôt qu'aux sentiments ?

C'est un autre érudit Israélien, Yuval Noah Harari, qui a semble-t-il trouvé la clef de l'énigme : « La plupart de nos opinions sont façonnées par la pensée collective plutôt que par la rationalité individuelle, et notre attachement à ces opinions tient à la loyauté envers le groupe. » (…) « Dès lors que des identités personnelles et des systèmes sociaux entiers sont construits sur un récit, il devient impensable d'en douter, non du fait des preuves qui l'étaieraient, mais parce que son effondrement déclencherait un cataclysme personnel et social ! »

 

 

JPCiron

 

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(*) - Autres analyses touchant des thèmes connexes :

 

« L' énigme des Hébreux : d'où viennent-ils ? Comment sont-ils apparus ? Que leur devons-nous ? »

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/etonnant/article/l-enigme-des-hebreux-d-ou-viennent-225205

 

« L' énigme des Hébreux (Ancienneté ? Habirous ? Shasous ? »

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/etonnant/article/l-enigme-des-hebreux-sont-ils-un-225148

 

« Le mythe du Peuple élu »

https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/le-mythe-du-peuple-elu-231678

 

« La Femme : victime di Patriarcat de la Bible ? »

https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/la-femme-victime-du-patriarcat-de-228795

 

« Le Sionisme ? … une histoire d' Enfer !! »

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/etonnant/article/le-sionisme-une-histoire-d-enfer-227731

 

« Vaincre l'Antisémitisme par le Sionisme, c'est la Vision de Theodor Herzl. Le Sionisme a aujourd'hui plusieurs visages. »

https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/vaincre-l-antisemitisme-par-le-213131

 

« L'Arbre de Vie : son extraordinaire épopée Syncrétique de Sumer à Canaan et à la Ménorah. »

https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/l-arbre-de-vie-son-extra-ordinaire-214692

 

« L'Au-delà et la Cosmologie de Nos Anciens ; la Morale, la Résurrection, et la Vie éternelle. »

https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/l-au-dela-et-la-cosmologie-de-nos-218440

 

« Qu'est-ce qu'une nation ? » par Ernest Renan (1882)

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/qu-est-ce-qu-une-nation-par-ernest-209190#commentaires

 

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