Explication et commentaire d’un texte de Claude Tresmontant sur la Morale et la Religion

par Robin Guilloux
lundi 6 février 2023

http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2023/02/claude-tresmontant-meme-si-dieu-n-existe-pas-tout-n-est-pas-permis.html

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La thèse que développe Claude Tresmontant dans ce texte est que la morale ou l'éthique sont fondées sur l'expérience commune et justifiables rationnellement et non sur une révélation religieuse.

Thèse :

a) Il existe des normes objectives et universelles :

b) L'ensemble de ces normes s'appellent la morale ou l'éthique.

c) Ces normes sont fondées sur la raison naturelle et sur l'expérience et non sur une révélation religieuse qui ne fait que les expliciter.

Arguments :

a) Si l'on enseigne qu'elles ne sont irrationnelles et ne sont pas fondées sur l'expérience, mais qu'elles dépendent de l'arbitraire d'un dieu tyrannique, on fera prendre ce dieu en horreur.

b) Tout n'est pas permis, même si Dieu n'existe pas car certaines choses comme détruire et abîmer l'homme resteront mauvaises.

c) Le fait de faire dépendre la morale de la religion reste un des moteurs les plus efficaces de l'athéisme moderne.

d) Le judaïsme et le christianisme ont formulé clairement et explicitement ces normes morales et éthiques, mais ne les ont pas vraiment "révélées" puisqu'elles existaient déjà dans la "morale naturelle".

e) Si l'on enseigne que les exigences éthiques n'ont pas de fondement dans la réalité objective et qu'elles dépendent de l'arbitraire d'un Dieu sadique, dont l'existence est invérifiable, la conscience moderne "vomira" à la fois cette éthique et ce Dieu.

Tresmontant donne comme exemples à l'appui de ses arguments : la première et la seconde guerre mondiales, la toxicomanie, l'autodestruction biologique et psychologique, la perversion qui relèvent avant tout de la transgression de normes naturelles.

Pour Tresmontant, la morale et l'éthique se définissent comme un ensemble de normes évidentes pour tous que les sciences de l'homme sont en mesure de dégager de mieux en mieux.

Par exemple René Girard a construit sa réflexion à partir d'observations sur le comportement animal et la différence entre le comportement animal qui est régulé par l'instinct et le comportement humain qui ne l'est pas.

Il n'y a pas de régulation instinctive de la violence et la sexualité dans l'espèce humaine. Elle repose sur les rituels (notamment le sacrifice) et les interdits.

Rituels et interdits existent dans toutes les sociétés humaines, sous des aspects différents, à commencer par les "sociétés premières" que l'on appelait jadis "sociétés primitives".

Les normes et les interdits ne sont pas propres à la culture judéo-chrétienne ; ils sont différents d'une culture à l'autre, mais ils sont universels et ils ont tous pour fonction de réguler les effet désastreux de la mimésis d'appropriation qui n'est pas propre à l'espèce humaine et de la rivalité mimétique qui lui est propre.

Même si les normes, les interdits et les rituels relèvent du sacré, ils ont bien été instaurés par les hommes.

Les normes morales sont fondées sur l'expérience et relèvent de l'analyse rationnelle. C'est la première thèse concernant l'origine de la morale.

Note : bien que les intéressés eux-mêmes ne puissent pas toujours justifier de la raison d'être de certains interdits (par exemple pourquoi on ne doit pas mélanger les produits lactés et la viande dans la religion juive), on peut toutefois rendre compte rationnellement de la notion d'interdit elle-même et de sa fonction régulatrice.

La seconde thèse affirme, au contraire que ces normes ne sont ni rationnelles, ni fondées sur l'expérience (pragmatiques), mais qu'elles dépendent de l'arbitraire d'un dieu tyrannique.

C'est cette seconde thèse qui est à l'origine de l'athéisme moderne et qui semble avoir triomphé de nos jours.

"Si Dieu n'existe pas, tout est permis." C'est l'écrivain russe Dostoïevski qui met cette parole dans la bouche du personnage de Kirilov dans Les Possédés : "Si Dieu existe, alors tout est Sa volonté, et je ne peux rien faire en dehors de Sa volonté. S'il n'y a pas de Dieu, alors tout est ma volonté, et je suis obligé d'exprimer ma volonté".

Cette théorie est toutefois réfutée par Dostoïevski à travers le narrateur de Crime et Châtiment. Raskolnikov, le héros tragique du roman de Dostoïevski est incapable de vivre avec lui-même après l’assassinat de l’usurière. Il est fondamentalement incapable d'effacer son sens du bien et le mal, de faire taire sa conscience morale. 

Claude Tresmontant est en désaccord avec l'affirmation de Kirilov. 

Même si Dieu ou les dieux n'existent pas, il reste un monde peuplé d'hommes vivants ; massacrer, opprimer, détruire ou abîmer l'homme qui existe, reste mauvais.

Judaïsme et christianisme ont formulé ces normes que tout le monde peut apercevoir dans la réalité objective : Tresmontant fait allusion aux Dix commandement (en hébreu, les "Dix Paroles") qui figurent dans le Livre de l'Exode. La Bible (Torah) n'a fait qu'expliciter ces normes, elle ne les a pas inventées.

Qu’elles soient formulées comme préceptes négatifs, ou comme commandements positifs, ces « dix paroles » indiquent les conditions d’une vie libérée de l’esclavage. C’est un chemin de vie qui sépare d’une pratique ambiante non éthique. Dans la foi chrétienne, les dix paroles s’articulent autour de l’unique et même commandement de l’amour de Dieu et du prochain.

Loin d’être un système d’interdits qui tombent du Mont Sinaï ou du Vatican, ce qu’on appelle improprement la « morale » selon Tresmontant est inscrit dans le réel et l’expérience : « Il n'est pas du tout nécessaire d'être chrétien pour comprendre que brûler un enfant au napalm est mauvais pour cet enfant. C'est dire que les exigences humanistes de l'ordre politique relèvent en droit de la raison et de l'expérience. Il n'est pas nécessaire de connaître la finalité ultime de la Création pour comprendre qu'il faut laisser vivre l'enfant qui commence d'exister et qu'il convient de consacrer nos efforts et notre intelligence à autre chose qu'à préparer le massacre général de l'humanité. » (« Christianisme et politique », in Problèmes de notre temps, p.232.)

Tresmontant explique que le rejet de Dieu provient d'une erreur infantile, d'une conception demeurée infantile du Dieu du judaïsme et du christianisme venu apporter un ensemble d'interdits qui entravent la liberté de faire ce que nous voulons dans tous les domaines.

Il s'agit donc de changer une conception infantile de Dieu qui nous empêcherait de vivre, contre une conception mûrie et adulte d'un Dieu qui nous indique ce qu'il convient de faire et ce qu'il convient d'éviter dans notre relation à Dieu et à notre prochain pour que la vie soit possible sur cette terre. Les "Dix Paroles" sont des paroles de vie, non de mort ; leur énumération s'achève par "Fais cela et tu vivras".

Tresmontant s’indignait quand on traduisait "Torah" par "Loi" ; le mot reprenait le grec "nomos" alors qu’il fallait revenir à l’original hébraïque qui signifiait "Instruction" ou "Normative".

Tresmontant impute au fidéisme et à l'irrationalisme la responsabilité d'être à l'origine de la crise de conscience moderne et de sa "révolte" contre la judaïsme et le christianisme. 

Note : Le fidéisme, du latin fides : confiance, crédit, loyauté, engagement est une doctrine philosophique qui fonde la certitudes des vérités essentielles (notamment la morale) sur la révélation et sur la foi. Cette doctrine religieuse qui fut condamnée par l'Eglise catholique en 1838 disqualifie le rôle de la raison dans la connaissance au bénéfice de la seule révélation. Selon cette doctrine, la foi dépend du sentiment et non de la raison. Dans le domaine religieux, la raison perd ses droits. 

Le fidéisme est la "bête noire" de Claude Tresmontant, disciple de saint Thomas d'Aquin pour qui la raison humaine est capable à elle seule de découvrir certaines vérités, notamment en matière de morale. Thomas d'Aquin se fait une haute opinion de la raison humaine, Il y a continuité et non hiatus entre la raison et la foi, la foi n'est pas contraire à la raison, bien que la philosophie (il s'agit de la philosophie d'Aristote) doive rester subordonnée à la théologie. 

Note : Thomas d'Aquin a proposé, au XIIIème siècle, une œuvre théologique qui repose sur un essai de synthèse de la raison et de la foi, notamment lorsqu'il tente de concilier la pensée chrétienne et la philosophie d'Aristote, redécouverte par les scolastiques à la suite des traductions latines du XIIème siècle. Il distingue les vérités accessibles à la seule raison, de celles de la foi, définies comme une adhésion inconditionnelle à la Parole de Dieu. Il qualifie la philosophie de servante de la théologie ("philosophia ancilla theologiæ") afin d'exprimer comment les deux disciplines collaborent de manière "subalternée" à la recherche de la connaissance de la vérité, chemin vers la vision béatifique.

Dans une perspective thomiste et non fidéiste, il existe une morale naturelle, partagée par tous les hommes quelle que soit leur nationalité et leur religion, "des normes que tout homme raisonnable peut apercevoir dans la réalité objective puisque précisément elles s'y trouvent, et que tout homme raisonnable peut les y découvrir".

Tresmontant associe ce divorce de la raison et de la foi opérée par le fidéisme avec l'irrationalisme.

Note : L'irrationalisme est une vision du monde ou une attitude qui se fonde sur le refus ou la relativisation de l'usage de la raison. Il accorde un rôle secondaire à la rationalité par rapport à l'intuition, ou se montre hostile au rationalisme. L'irrationalisme est associé à une relativisation des connaissances scientifiques interprétées comme des croyances produites par une société ou une civilisation donnée.

Pour Tresmontant au contraire et pour tout homme doué de raison, les exigences éthiques ont un fondement dans la réalité objective, elles sont induites de l'expérience scientifiquement explorée et leur légitimité et leur excellence est vérifiable expérimentalement par la raison humaine puisque le respect des normes morales et éthiques est la condition de la survie de l'humanité, tandis que leur transgression pourrait aboutir à sa disparition : "Fais cela et tu vivras".

La conscience moderne se fait une idée infantile de Dieu, celle d'un "préfet de police qui s'amuserait à imposer des ukases arbitraires et tyranniques, pour frustrer l'homme qu'il est supposé avoir crée, et le mutiler dans ses instincts et dans sa nature".

Mais comme l'a dit Nicolas Berdiaev : "Dieu comme force, comme toute-puissance et pouvoir, je ne puis absolument l'accepter. Dieu ne possède nulle puissance. Il est moins puissant qu'un agent de police."

 


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