Norodom Sihanouk, prisonnier des Khmers rouges : un prince dans la tempête révolutionnaire
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
jeudi 29 mai 2025
Septembre 1975. Norodom Sihanouk pose le pied sur le tarmac de l'aéroport international de Phnom Penh, de retour d’un long exil à Pékin. Son élégant costume de soie tranche avec l’austérité des cadres khmers rouges, dont les regards froids cachent une révolution impitoyable. Prince, roi, exilé, il revient en président d’un Kampuchéa démocratique naissant mais bientôt prisonnier de ses propres alliés.
Sous le joug des Khmers rouges
La chute de Phnom Penh, le 17 avril 1975, consacre la victoire des Khmers rouges sur la République khmère de Lon Nol. Exilé à Pékin depuis le coup d’État de 1970, Norodom Sihanouk, jadis roi et désormais leader charismatique, est rappelé par les nouveaux maîtres du Cambodge pour servir de figure de proue. Les Khmers rouges, sous l’égide de Pol Pot, misent sur son aura royale – bien qu’il ait abdiqué en 1955, afin de devenir Premier ministre puis chef de l'État – pour légitimer leur projet radical auprès des paysans et de la communauté internationale. Sihanouk, fin stratège habitué à naviguer les eaux troubles de la politique, croit pouvoir influencer la révolution. Dans une lettre adressée au Premier ministre chinois Zhou Enlai en août 1975, il confie : "Je retourne dans ma patrie non en conquérant, mais en serviteur de son unité, espérant tempérer le feu du changement par la raison". Ces mots, écrits avec une lueur d’espoir, reflètent l’illusion d’un homme qui pense encore pouvoir guider son pays, ignorant l’ampleur de la terreur qui l’attend.
À son arrivée en septembre 1975, l’accueil est soigneusement chorégraphié : des banderoles rouges claquent au vent, des foules encadrées scandent son nom. Mais Phnom Penh, jadis vibrant des klaxons des cyclos et des rires des marchés, est une ville fantôme, vidée par l’évacuation forcée de ses habitants. Le titre de chef d’État du Gouvernement d’union nationale royale du Kampuchéa (GRUNK) n’est qu’un vernis. Le véritable pouvoir réside dans l’Angkar, l’"Organisation" opaque des Khmers rouges, qui dicte ses ordres depuis l’ombre. En octobre 1975, Sihanouk s’exprime à l’Assemblée générale des Nations unies, défendant la souveraineté du Kampuchéa démocratique : Je parle pour un Cambodge renaissant", proclame-t-il, mais à son aide, il murmure : "Cette renaissance ressemble à un linceul". Ces mots, chuchotés dans l’intimité d’un couloir sombre, trahissent le désespoir d’un homme qui voit son pays glisser dans l’horreur, impuissant face à la machine infernale des Khmers rouges.
L’illusion d’influence s’effrite rapidement. Les purges frappent les proches de Sihanouk, accusés de tiédeur révolutionnaire. Dans une note manuscrite de novembre 1975, conservée dans ses archives personnelles, il écrit : "La révolution que je croyais guider est une bête que je ne puis dompter". Ce cri du cœur, griffonné à la lueur d’une lampe vacillante, révèle un roi déchiré entre son patriotisme et l’horreur de ce qu’il a contribué à légitimer par son alliance initiale avec les Khmers rouges.
Une cage dorée
Au printemps 1976, la position de Sihanouk devient intenable. Les Khmers rouges, ayant consolidé leur emprise, n’ont plus besoin de sa légitimité symbolique. Le 2 avril 1976, il annonce sa démission de chef d’État, invoquant officiellement des "raisons personnelles" dans un message diffusé par Radio Phnom Penh. En réalité, il déclare à son époue, Monique : "Je suis un roi sans couronne, un chef sans voix. Rester, c’est risquer la mort". Cette confession, murmurée dans l’intimité de leur chambre, montre un homme brisé par son impuissance face à la tragédie qui engloutit son peuple, un roi réduit à un symbole vidé de sens. Les Khmers rouges acceptent sa démission, mais refusent son départ. Il est confiné au palais royal, une cage dorée où l’odeur des frangipanis se mêle à celle de la peur. Les fenêtres sont obturées, les domestiques remplacés par des gardes au regard vide. Chaque pas dans les couloirs du palais résonne comme un rappel de sa captivité, et le parfum des fleurs, jadis source de réconfort, devient un cruel contraste avec l’angoisse qui l’étreint.
La vie au palais est un mélange de privilège et de terreur. Sihanouk et Monique échappent à la famine et au travail forcé qui déciment le pays, mais leur univers se réduit à quelques pièces ornées de soieries fanées. Les repas – gruau de riz, parfois un poisson maigre – sont servis sur de la porcelaine ébréchée, vestige d’un faste révolu. Ces repas, pris dans un silence oppressant, sont un rappel constant de la misère qui frappe au-delà des murs, où des millions luttent pour survivre. Dans ses mémoires, Sihanouk décrit l’atmosphère : "Le silence pesait plus lourd que la chaleur, seulement troublé par le bourdonnement des insectes et les murmures de l’angoisse". Il confie aussi son désespoir de ne pouvoir agir, ses nuits hantées par les visages de ses enfants et de son peuple, dont il ne peut que deviner le sort. Plusieurs de ses enfants, restés au Cambodge, disparaissent dans les purges. La princesse Norodom Sorya Roeungsy, par exemple, est présumée morte dans un camp en 1976, bien que les détails restent flous. Cette perte, comme un poignard dans le cœur, amplifie son sentiment d’impuissance, le laissant seul avec ses souvenirs d’un Cambodge qu’il rêvait d’unir.
Le poids psychologique est écrasant. Jadis maître des discours flamboyants et des films qu’il réalisait lui-même, Sihanouk est réduit à arpenter les couloirs du palais, griffonnant poèmes et lettres qu’il ne peut envoyer. Ses carnets deviennent un refuge, un espace où il peut encore rêver d’un Cambodge libre, même si ses mots restent prisonniers comme lui. Une missive de 1977, adressée à des alliés chinois et exfiltrée par un aide de camp fidèle, implore : "Mon peuple se noie dans le sang, et je suis impuissant. Sauvez-nous, ou nous sommes perdus". Ce cri désespéré, risqué au péril de sa vie, montre un homme qui, même captif, refuse d’abandonner l’espoir de sauver son peuple. Sa survie dépend du soutien de la Chine, qui dissuade Pol Pot de l’éliminer. Un ancien garde du palais, dans un témoignage rare, confie : "On gardait le prince en vie parce que Pékin l’exigeait. Le tuer, c’eût été cracher au visage de Mao". Cette protection, fragile comme une toile d’araignée, est tout ce qui sépare Sihanouk d’un sort funeste, mais elle ne peut apaiser la douleur de voir son pays s’effondrer.
Le génocide : une tragédie au-delà des murs
Pendant que Sihanouk est enfermé dans sa prison dorée, le Cambodge sombre dans une tragédie d’une ampleur inimaginable. Entre 1975 et 1979, les Khmers rouges orchestrent un génocide qui tue entre 2 et 3 millions de personnes, soit près d’un quart de la population. Exécutions sommaires, famines provoquées par des politiques agricoles absurdes, maladies non soignées et travaux forcés dans les rizières déciment le peuple. La prison de Tuol Sleng, un ancien lycée transformé en centre de torture, devient un symbole de l’horreur : sur 14 000 à 20 000 prisonniers, seuls une poignée survivent. Les "killing fields", comme celui de Choeung Ek, sont jonchés de charniers, des milliers de crânes et d’ossements témoignant de la barbarie. Sihanouk, isolé dans son palais, perçoit les échos de cette catastrophe à travers les murmures des gardes et les rumeurs qui filtrent, chaque nouvelle de massacre ajoutant à son fardeau. Dans une note de 1975, conservée dans ses archives, il écrit : "Je suis prisonnier non seulement de ces murs mais du malheur de mon peuple".
Les Khmers rouges, dans leur quête d’une société agraire pure, abolissent tout : écoles, hôpitaux, temples, même la monnaie. Les villes sont vidées, les intellectuels, moines et minorités comme les Chams ou les Vietnamiens sont systématiquement ciblés. Sihanouk, malgré sa réclusion, entend les grondements des camions emportant les "ennemis" vers des camps comme Tuol Sleng. Chaque bruit dans la nuit est une blessure, un écho des vies fauchées qu’il ne peut sauver, et ses nuits sont hantées par des cauchemars où il entend les cris de son peuple. Une anecdote prétend que Sihanouk aurait tenté une évasion déguisé en paysan, trahi par son port aristocratique. Bien fantaisiste, cette histoire reflète son désespoir face à l’étau khmer rouge. Dans ses carnets, he notes : "Je vis comme un fantôme dans mon propre palais, hanté par les cris que je n’entends qu’en rêve". Ces mots, écrits dans la solitude, capturent l’angoisse d’un prince qui se sent disparaître avec son pays, prisonnier non seulement de ses murs, mais de sa propre impuissance.
Le bilan humain du génocide pèse lourd sur Sihanouk. Les rares informations qui lui parviennent – chuchotées par un aide de camp ou auprès des gardes – dessinent un tableau de désolation : des villages entiers vidés, des familles déchirées, des enfants affamés. Dans l’ombre de sa captivité, il déploie une diplomatie de l’esquive. Il rédige des lettres aux dirigeants communistes pour plaider la cause du Cambodge sans jamais critiquer ouvertement l’Angkar. Une missive adressée à Tito en 1977, retrouvée dans les archives yougoslaves, illustre son habileté : "Le Kampuchéa démocratique est une expérience audacieuse, mais je crains que son zèle ne dévore ses propres enfants". Ces mots, soigneusement pesés, sont un appel voilé à l’aide extérieure, un cri lancé dans l’espoir que quelqu’un, quelque part, entendra. Ces messages, souvent interceptés, sont des appels désespérés, lancés dans l’espoir d’une intervention extérieure. Sihanouk sait que chaque mot est un pas sur un fil tendu au-dessus d’un abîme.
Un face-à-face avec l’inhumanité
Un épisode méconnu, tiré des archives chinoises, éclaire une confrontation rare. En 1977, lors d’une entrevue avec Pol Pot, Sihanouk plaide pour un assouplissement des politiques agricoles, invoquant les famines qui ravagent le pays. "Le peuple meurt, et avec lui, l’âme du Cambodge", aurait-il dit. Pol Pot, impassible, répond : "Le peuple est une glaise que nous modelons pour l’avenir". Cet échange, rapporté par un interprète, révèle l’abîme entre les deux hommes : Sihanouk, un roi attaché à son peuple, face à un idéologue froid, prêt à sacrifier des millions pour un rêve fanatique. Sihanouk, malgré sa réclusion, reste un observateur aigu, consignant les rumeurs de massacres et les échos des charniers. Dans son carnet, il note après cette rencontre : "Cet homme n’a pas de cœur, seulement un dogme", une phrase qui capture son horreur face à l’inhumanité de Pol Pot.
Les conditions au palais se dégradent. Les rations, déjà frugales, rappellent celles des paysans astreints aux travaux forcés dans les rizières. Sihanouk et Monique, affamés eux-mêmes, partagent des repas maigres dans un silence oppressant, chaque bouchée un rappel de la souffrance extérieure. Les nuits résonnent du grondement des camions emportant les "ennemis" vers des camps comme Tuol Sleng. Chaque bruit est une blessure, un écho des vies fauchées que Sihanouk ne peut sauver et ses nuits sont hantées par des cauchemars où il entend les cris de son peuple. Sihanouk, dans sa prison dorée, tente de préserver un semblant d’espoir. Il griffonne des poèmes, des souvenirs d’un Cambodge d’avant, où les pagodes scintillaient sous le soleil et où son peuple riait librement. Ces moments d’écriture sont son seul refuge, une façon de garder une part de lui-même intacte face à l’horreur.
Sihanouk déploie une diplomatie subtile pour survivre. Il rédige des lettres avec une prudence extrême, pesant chaque mot comme s’il marchait sur des éclats de verre. Une autre missive, adressée à des diplomates chinois en 1978, implore : "Le Cambodge saigne, et je suis enchaîné. Agissez avant qu’il ne soit trop tard". Ces mots, risqués au péril de sa vie, montrent un homme qui, même prisonnier, refuse de se taire complètement. Sa survie reste précaire, suspendue à la volonté de Pékin, who sees him as a diplomatic asset. Un garde, des années plus tard, confiera : "Sihanouk était un otage précieux, un pion dans un jeu plus grand entre la Chine et les Khmers rouges".
L’exfiltration : une libération amère
L’invasion vietnamienne de décembre 1978 bouleverse l’équilibre précaire du Kampuchéa démocratique. Alors que les chars de Hanoï approchent de Phnom Penh, les Khmers rouges, aux abois, envisagent un temps d’exécuter Sihanouk pour empêcher qu’il ne devienne un atout pour leurs ennemis. La peur s’intensifie dans le palais, où chaque bruit de moteur fait craindre le pire. Pourtant, dans un ultime calcul stratégique, Pol Pot, sous la pression de Pékin, décide de l’exfiltrer vers la Chine, espérant l’utiliser comme levier diplomatique. Le 6 janvier 1979, sous une pluie battante, Sihanouk et sa famille sont embarqués dans un avion, quittant un palais devenu tombeau. Dans une lettre écrite à la hâte, he notes : "Je pars non en roi, mais en captif libéré, portant le poids d’un peuple brisé". Ce départ, sous un ciel gris et lourd, est une délivrance teintée de douleur, car Sihanouk sait qu’il laisse derrière lui un pays en ruines.
À Pékin, Sihanouk retrouve sa voix d’opposant en exil. Il dénonce les Khmers rouges, qu’il avait initialement soutenus, tout en s’opposant à l’occupation vietnamienne. Lors d’une conférence de presse en février 1979, il déclare : "J’ai été le complice involontaire d’un cauchemar. Mon peuple a payé le prix de mes illusions". Sa voix tremble, ses yeux brillent de larmes contenues, révélant un roi brisé mais déterminé à se battre pour son peuple. Cette autocritique, rare pour un homme de son orgueil, révèle une introspection douloureuse face à la tragédie cambodgienne. Ses années de captivité, marquées par la perte de nombreux proches et l’effondrement de son rêve d’unité nationale, le transforment en une figure de résilience, mais aussi de controverse. À Pékin, il passe des nuits à écrire, à parler, à tenter de rallier le monde à la cause de son peuple, un roi sans trône mais toujours animé par l’amour de son pays.
L’héritage de Sihanouk sous les Khmers rouges reste un paradoxe. Il fut à la fois un pion manipulé, un prisonnier impuissant et un survivant rusé. Son alliance initiale avec les Khmers rouges, motivée par un désir de protéger l’indépendance du Cambodge, a contribué à leur légitimation mais sa captivité a révélé leur barbarie au monde. Un poème inédit, retrouvé dans ses archives, captures his despair : "Dans l’ombre d’un trône effacé, / J’entends les pleurs d’un Cambodge en cendres". Ces vers, écrits dans la solitude de sa prison dorée, sont un testament de sa douleur et de son amour indéfectible pour son peuple.
Le retour et l’amour d’un peuple
Dans les années 1990, Sihanouk revient au cœur de la reconstruction du Cambodge, porté par l’amour profond de son peuple. Après les accords de paix de Paris en 1991, signés sous l’égide de l’ONU, il retrouve un rôle central. En 1993, il est restauré sur le trône en tant que roi constitutionnel, symbole d’unité pour un pays fracturé par des décennies de guerre. Les Cambodgiens l’accueillent avec une ferveur presque sacrée, voyant en lui le "Samdech Euv" ("Monseigneur Papa"), celui qui a libéré le pays de la colonisation française en 1953 et incarné l’espoir malgré les tragédies. Les foules se pressent pour l’apercevoir, des moines psalmodient son nom et des portraits de Sihanouk ornent les foyers. Un paysan de Battambang, les larmes aux yeux, confie en 1994 : "Sihanouk, c’est notre lumière. Sans lui, nous serions encore perdus".
Sihanouk, conscient de son aura, parcourt les campagnes, inaugure des écoles et des pagodes et s’adresse à son peuple avec des discours mêlant charisme et émotion. Lors d’une allocution radiophonique en 1993, il déclare : "Je ne suis qu’un homme, mais je porte en moi les espoirs d’un peuple qui refuse de mourir". Cette phrase, prononcée avec une voix tremblante d’émotion, résonne dans le cœur des Cambodgiens, qui pardonnent ses erreurs passées, voyant en lui un survivant qui a partagé leurs souffrances. Malgré les critiques sur son alliance passée avec les Khmers rouges, son peuple lui voue une admiration quasi mystique, le considérant comme le gardien de l’identité khmère. Les jeunes, qui n’ont pas connu son premier règne, grandissent avec des histoires de son courage, de son charisme, de sa capacité à parler au cœur des gens.
En 2004, affaibli par la maladie, Sihanouk abdique et le Conseil du trône, chargé de choisir le nouveau roi selon la tradition khmère, désigne son fils, Norodom Sihamoni, comme successeur. Sihanouk reste une figure révérée jusqu’à sa mort en 2012. Lors de ses funérailles, des centaines de milliers de Cambodgiens défilent à Phnom Penh, pleurant celui qu’ils considéraient comme le père de la nation. Aujourd’hui, Sihanouk reste pour les Cambodgiens le symbole de l’indépendance et de la résilience, un roi qui, malgré ses années dans une prison dorée, a su incarner les espoirs d’un peuple brisé mais jamais vaincu.