Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve...

par rosemar
samedi 15 janvier 2022

Nous commémorons, en ce 15 janvier, les 400 ans de la naissance de Molière, l'occasion de lire et de relire son oeuvre, notamment la fameuse tirade de Dom Juan, célébrant l'inconstance : un chef d'oeuvre d'élégance, de poésie et de cruauté.

 Dom Juan apparaît sur scène à l'Acte I, scène 2, après avoir été décrit par son valet, Sganarelle dans la première scène de la pièce : il s’exprime longuement dans une tirade. On passe d’une vision populaire, d’une esquisse caricaturale, celle de Sganarelle, à une peinture plus approfondie du personnage.

Au début de la scène, Dom Juan confirme qu’il n’aime plus Done Elvire et exprime son intention d’enlever une jeune fiancée, il envisage donc une nouvelle conquête. Sganarelle ose émettre une critique : c’est là que se situe la tirade.
Dom Juan y expose sa propre conception de l’amour : une théorie mûrement réfléchie, il développe sa philosophie et celle des libertins de son temps.

 
I) L’ART DE CONVAINCRE : APPEL A LA LOGIQUE (LE LOGOS), UN DISCOURS A VALEUR GENERALE

 1)On peut d'abord étudier l’énonciation : dans la première phrase : les pronoms « on » «  nous » l’emportent.
Plus loin : « pour moi, la beauté me ravit … » on trouve l'emploi de la première personne.
Plus loin « on goûte une douceur extrême… »
Constamment Dom Juan alterne « je » et « nous » : il généralise donc son discours et lui donne ainsi une valeur de théorie.
  

2)Dom Juan parle sous forme de maximes ou de proverbes : « la constance n’est bonne que pour les ridicules » « tout le plaisir de l’amour est dans le changement ». On note l'emploi du présent à valeur intemporelle : un présent de vérité générale et l'utilisation du pluriel à valeur généralisante.

 3)Ce discours bien construit vise à convaincre :

- 1ère partie : « Quoi…….sur nos coeurs » La fidélité est ridiculisée.

- 2ème partie :« Pour moi…je les donnerais tous » Eloge de l’inconstance.

- 3ème partie : Les inclinations naissantes…conquêtes amoureuses » Le thème de la conquête.
Ce plan est habile : il va du négatif au positif, de la défensive à l’offensive. Dom Juan renverse les valeurs traditionnelles : il valorise l’infidélité et discrédite la fidélité : c’est un éloge paradoxal de l’inconstance.

 

II) LA CRUAUTE ET LA DUPLUCITE DU PERSONNAGE

 

1) La stratégie de séduction passe par la tromperie : il s'agit de flatter par "cent hommages", de jouer un rôle avec des "larmes, des soupirs".

 

2) Dom Juan s'attache à séduire des femmes jeunes, naïves : "l'innocente pudeur d'une âme".

 

3) La femme devient un objet entre les mains de Dom Juan, un objet qu'il "mène" et manipule à sa guise...

 

 

III) L’ART DE PERSUADER : APPEL AUX SENTIMENTS (LE PATHOS) APPEL A 
L’AFFECTIVITE, AUX EMOTIONS

   1)Dans la dénonciation de la fidélité, Dom Juan caricature la constance.
      -il utilise un ton interrogateur et ironique, au début de la tirade « Quoi tu veux qu’on se lie.. » : c'est une fausse question qui contient en elle-même la réponse : Sganarelle n’est même pas invité à répondre. On remarque dans la première phrase un rythme ternaire insistant.
 

Plus loin, on trouve l’expression « la constance n’est bonne que pour les ridicules ». Ainsi, la fidélité est associée au rire et à des termes péjoratifs « ridicules …. faux honneur ».

- la fidélité est aussi représentée par une succession d’images : « se lier…nous prend…renoncer au monde….s’ensevelir …être mort ». Celles-ci évoquent toutes l’idée d’enfermement, le manque de liberté : elles sont classées dans un ordre croissant. On passe du verbe « lier » à la claustration religieuse(« renoncer au monde ») plus loin à la mort, avec le tombeau, symbole ultime de l’enfermement.
Ces images de prison et de mort ont pour but de susciter la peur. La fidélité est aussi associée à l’immobilité et l’infidélité au mouvement (« demeurer #entraîne …changement »)

C'est un discours habile qui trouble l’auditeur d’autant que la morale traditionnelle est renversée : l’infidélité devient morale, elle est valorisée : Dom Juan parle en termes de droit : « les justes prétentions ». Ainsi la constance est une "injustice" faite aux autres femmes. Dom Juan substitue une morale naturelle à la morale traditionnelle, comme le suggère l’expression : « la nature nous oblige ». Dom Juan semble défendre la liberté, une idée séduisante.

  2)dans l’éloge de l’inconstance : là encore, Dom Juan sait se montrer persuasif.

- il use d’un langage poétique : « la beauté me ravit partout où je la trouve » : un bel alexandrin suivi de deux octosyllabes. On relève un autre procédé poétique, un oxymore : « douce violence ». Plus loin des sonorités très douces sont mises en jeu dans la phrase : « les inclinations naissantes ont des charmes inexplicables… » 
des sifflantes « s z », une chuintante « ch », des voyelles nasalisées « an  on » qui ralentissent le rythme. Dom Juan sait donner à ses idées une force irrésistible, une grâce poétique : la douceur des sonorités correspond bien à l’idée énoncée : le plaisir l’emporte.
  -le champ lexical du plaisir domine : « charmes, plaisir, goûter, extrême douceur ».
On perçoit la sensualité du personnage, son goût du plaisir.

  3)dans le thème de la conquête : la quête amoureuse devient une entreprise périlleuse et glorieuse. Ce thème est perceptible à travers différents procédés :

- une longue phrase suggère les étapes successives de cette quête : « combattre par des transports…larmes, soupirs » : la réussite doit être lente, progressive. De nombreuses relatives permettent de ralentir le rythme dans cette phrase.

- le procédé de l’énumération de verbes : « voir …combattre …forcer.. vaincre »

- le vocabulaire du combat, de la guerre : « combattre forcer vaincre être maître triompher, conquérants victoire ». Ce champ lexical traduit une volonté de domination et de puissance implacable.

- le registre épique a pour but de provoquer l ‘admiration de l’auditeur : des hyperboles avec de nombreux pluriels « toutes les autres beautés, toutes les belles. aux autres etc. »
Des nombres : « dix mille, cent hommages ».

- la dernière partie de la tirade est significative avec la référence à « Alexandre ».
On perçoit l’orgueil démesuré de Dom Juan : il se compare au plus grand des conquérants.

Dom Juan a le goût de l’absolu : il refuse les limites. Cet absolu s’exprime à travers une antithèse : « rien…toute la terre ». La phrase mime la démesure de Dom Juan : les membres de phrase deviennent de plus en plus longs, le rythme s’amplifie...

 

On perçoit dans cette tirade la force et le pouvoir de persuasion du discours de Dom Juan : il fascine, il subjugue Sganarelle mais aussi l'ensemble de l'auditoire.
 
 

Le texte :

 

Dom Juan
Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

 

Le blog :

http://rosemar.over-blog.com/2022/01/pour-moi-la-beaute-me-ravit-partout-ou-je-la-trouve.html

 

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