Et Dieu déprima

par Danjou
vendredi 10 octobre 2008

Cette "petite fable" ne constitue qu’une très libre interprétation de faits contemporains. Les personnages sont toutefois bien réels et les citations rigoureusement exactes. Sa seule ambition est d’apporter un peu de fantaisie à notre époque morose et agitée.

Rien que l’infini. Rien que l’invariable rotation d’un globe au cœur du céleste infini. Cependant... juste un détail troublant, comme une vision prophétique. Juste l’ombre d’une main qui jour après jour s’élargissait en enveloppant un peu plus la sphère de ténèbres. L’ombre couvrait maintenant les mers et presque tous les continents. Quelques-uns, mais à vrai dire bien peu y voyaient le signe certain d’une divine providence alors que le vulgum pecus, désemparé, s’interrogeait : "Cette main invisible désormais familière évoquée par ailleurs dans le texte sacré est-elle douce et caressante ? N’est-ce qu’une vulgaire paluche prompte à la taloche ? L’exégète a-t-il inconsciemment ou volontairement omis de nous le préciser ?" En l’absence de spécification la parabole, tel un quatrain de Nostradamus, était en effet par un grand nombre interprétée avec fantaisie et légèreté. Car il n’y avait en fait qu’une seule version autorisée : "Cette année la récolte a été très mauvaise, alors il faut payer le double. Les riches c’est fait pour être très riches et les pauvres très pauvres." (Don Salluste, La Folie des grandeurs et plus récemment Henry Paulson).

Milton Hermès, arrière-petit-fils d’Hermès et d’Aphrodite, omnipotent et très redouté Dieu du Marché et accessoirement protecteur des voleurs (selon les Saintes Ecritures, il aurait établi sa demeure terrestre sur les rives verdoyantes du lac Michigan où il vécu de longues années avant de regagner définitivement l’Olympe à l’âge de 94 ans), qui craignait plus que tout que le quiproquo ne dégénéra et que par quelques déséquilibres la rotation de la sphère ne se dérégla, considéra qu’il était temps d’éduquer le troupeau. Mais l’Olympe n’était pas la porte à côté et il était déjà fort occupé. Cette salutaire mise à niveau serait par conséquent confiée à de fervents et de zélés disciples, éducateurs en la matière spécialisés. Il fit rapidement l’inventaire de ses ressources humaines. Pour l’alchimie et les effets spéciaux Alan, illusionniste certifié, était de très loin le plus qualifié. Ronald et Margaret, serviles adorateurs, feraient tel un Bernard Gui ou un Torquemada d’implacables exécuteurs. Avec une telle dream team, pensa-t-il, même les plus écervelés retrouveront prestissimo le chemin du paternel foyer. "... pain merveilleux qu’un Dieu (Milton Hermès pardi !) partage et multiplie, table toujours servie au..." (Pardon à Victor Hugo).

Après les formalités d’usage, primes de bienvenue, super salaires, super bonus, stock-options et parachutes dorés, règles de bienséance élémentaires, les élus se collèrent au chantier et reprirent les quatre divins décrets :

- créer la devise universelle ;

- rédiger les tables de la loi ;

- construire le temple ;

- ramener dans le droit chemin les brebis égarées.

La devise fut vite expédiée. Mettre un bon coup de pied au cul à toutes ces excentricités, liberté, égalité, fraternité, toutes ces sottises socialo-communistes, était une nécessité. La devise devait être bien comprise par tous, sans ambiguïté, empreinte d’éternité, en un mot optimale. Ils étaient réunis chez Ronald, à Washington, quand Margaret dotée d’une remarquable capacité de synthèse fit une tentative qui avait fière allure : "There is no alternative  !" Ce fut le choc ! Hypnotisés par l’absolue beauté de la lumineuse formule, par son absolue pureté, ils demeurèrent un long moment prostrés. Milton Hermès sut immédiatement que le boulot serait de qualité. Il enleva ses lunettes, sortit son mouchoir et se laissa aller. L’émotion passée, Ronald sortit les serpentins, les confettis, les sarbacanes et les boulettes, son whisky supérieur, une vieille réserve de shit, ses vieux vinyles de twist, Chubby Checker, Joey Dee and the Starlighters, Danny and the Juniors, The Marcels et ferma les portes et les volets... La nuit fut paraît-il torride !

La rédaction des tables de la loi, acte ô combien solennel, requérait le concours d’un professionnel hautement qualifié expérimenté en écritures sacrées. Un certain Williamson, John Williamson, leur fit ses offres de service. Il se disait spécialiste en interprétation de la pensée divine. D’emblée, ils furent conquis par l’entrain et l’assurance du bonhomme qui, quelques semaines plus tard, leur présenta un plan d’une grande ambition, pas moins qu’une version "up to date" des Dix Commandements :

- à toutes tes méprisables croyances tu renonceras et seuls le libre marché et sa main invisible tu vénéreras ;

- le boulet du patrimoine national chaque jour tu maudiras et pour sa privatisation sans réserve tu militeras ;



- n’importe quel boulot tu accepteras et à l’endettement tu te griseras car la croissance du PIB sans relâche tu alimenteras ;

- l’Etat providence tu honniras et à tous ses immondes avantages tu renonceras ;

- la modération salariale tu imploreras car contre l’inflation garant tu te porteras ;

- ton syndicat tu quitteras car toute activité blasphématoire tu rejetteras ;

- le bouclier fiscal tu exigeras car la fuite des capitaux plus que tout tu redouteras ;

- de respecter la loi l’élite tu exempteras et son enrichissement sans limite tu glorifieras ;

- jamais tu ne te plaindras et à plus malheureux que toi (vaste choix !) toujours tu te compareras ;

- à ta descendance ce trésor précieusement tu légueras.

Le travail de John enthousiasma les trois compères qui considérèrent, à l’unanimité, que c’était un véritable chef-d’œuvre. John reçut, au-delà des éloges, une rondelette dotation de stocks-options encaissables aux îles Caïman comme juste récompense. Ne restait plus qu’à trouver une appellation à cet inestimable patrimoine. Et puisqu’ils étaient réunis à Washington et qu’il y avait consensus pourquoi ne pas l’intituler Consensus de Washington  ? Milton salua le raffinement conceptuel de ses envoyés.

Après quelques jours de RTT bien mérités (ce fait historique est antérieur à 2008) une grande entreprise les attendait : édifier le temple. On leur proposa une grande bâtisse inoccupée de 25 étages, un peu délabrée, qui convenait cependant fort bien. Les frères Lehman, les derniers occupants, avaient, selon la légende, fait faillite pour avoir prêté de l’argent aux pauvres inconsidérément. Quelle idée de faire confiance à la gueusaille ! Une bulle immobilière paraît-il qui avait éclaté ! Etrange cette histoire, mais par bonheur ils n’étaient guère superstitieux. Après de grands travaux, ils s’installèrent donc à New York entre Broadway et l’East River, au numéro 11, Wall Street. Le quartier était par ailleurs fort bien fréquenté. Leur plus proche voisin, un certain JP Morgan, qui se languissait tant de voir la bicoque inoccupée retroussa les manches et donna un coup de main. Milton trouva le temple divin et complimenta les compères pour leur nouveau copain.

Il ne restait plus qu’à récupérer les brebis égarées ! Ils se dirigèrent tout d’abord vers les terres fertiles d’Amérique et d’Angleterre. Ronald bon comédien était chargé d’haranguer les foules. Il commençait toujours ses prêches par de bonnes blagues : "Je suis du gouvernement et je viens vous aider", toujours suivi par : "je plaisante !... Ce sont les neuf mots les plus terrifiants de la langue." Ouf ! L’auditoire était soulagé. Ou bien : "Il y a trop de gens qui ne peuvent pas voir un gros assis à côté d’un petit sans en conclure... que le gros a exploité le petit." Alan parfois le remplaçait et lui aussi blaguait : "Si vous m’avez compris... c’est que je me suis mal exprimé !" L’assemblée était morte de rire ! "Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés." (La Fontaine) Les Chiliens, les Argentins, les Russes, les Thaïlandais, les Coréens, les Indonésiens étaient pliés en deux. Quelle crise ! La conquête fut rondement menée et Milton aurait dû exulter. Mais il était grognon car une contrée hexagonale refusait de plier.

Le trio était à ce propos bien désemparé : "Toujours les mêmes qui font chier !" répétaient-ils en chœur. Milton Hermès compris bien vite qu’il fallait du renfort car c’était un pays de râleurs prompts à dégainer. Grèves, manifs, blocages, rien ne les arrêtait. Jamais contents, jamais d’accord, toujours prêts à blasphémer. Il en voyait bien un pour réussir là où les trois avaient échoué. Un petit teigneux, un comédien hors pair, un bonimenteur de première, capable d’enlever le morceau avec les dents si les circonstances l’exigeaient. La rumeur ne disait-elle pas qu’il avait cinq ou six cerveaux parfaitement irrigués ! Il était temps d’exploiter sa virtuosité. Il le convoqua, lui présenta la mission et valida qu’il était bien l’homme de la situation :

- Puis-je compter sur ta loyauté ?

- Seigneur, mon bon Seigneur, comment pourriez-vous douter ? Je ne vous mentirai pas, je ne vous trahirai pas, je ne vous décevrai pas.

- Quel est ton plan ?

- Si j’ai bien compris avec eux c’est du sérieux. Je vais les assommer avec tout un arsenal de promesses et un traité simplifié. Donnez-moi cinq ans et ce sera plié.

- Et pour la propagande comment comptes-tu t’y prendre ?

- Ensemble tout devient possible, voilà ce que je clamerais.

Conquis par tant de fougue et d’habileté, il l’expédia donc au Palais de l’Elysée (en grec ancien : lieu frappé par la foudre).

Le petit teigneux (celui-là n’a ni tresses ni moustaches. Dommage ça aurait pu être divertissant) s’entoura bien sûr de conseillers certifiés, tous de très haute volée : un certain Nanard écornifleur de métier aux Finances et à la Justice, un dénommé Jacouille à la Sécurité. Il s’offrit même les services d’un Gourou particulier, Dr Omniscience, un expert cosmique, qu’il chargea de rédiger l’ouvrage fondateur : "Guide du réformateur rusé ou mode d’emploi pour ingurgiter 300 pilules amères sans avoir le hoquet." Ce guide deviendrait rapidement, le petit teigneux n’en doutait pas, le livre de chevet préféré de ses administrés. Dans le cas contraire, la loi d’exception, la loi TEPA (Transition vers l’équité, le partage et l’avenir radieux) serait immédiatement promulguée car le bonheur ne se refuse pas. Milton Hermès s’en délectait déjà...

Margaret l’avait proclamée : "There is no alternative !" Vous ne pouvez donc pas être surpris, si, bien entendu durant votre lecture vous n’avez pas été distraits, de la force du destin ou de l’implacable fatalité. D’après le dictionnaire fatalité signifie : "Puissance occulte qui selon certaines doctrines déterminerait le cours des événements d’une façon irrévocable." Mais aussi pour les non-croyants : "Série persistante de malheurs." A toi de choisir ami lecteur selon tes convictions, mais va sans crainte car Milton Hermès, sans ostracisme, veille sur toi.*

* Sous réserve, car selon le Wall Street Journal, édition de l’Olympe datée du 3 octobre, il souffrirait d’une très grave et très profonde dépression et, malencontreusement, aurait été orienté vers le service de soins intensifs du Pr Keynes. Toujours d’après le communiqué, il aurait très mal réagi au traitement administré et serait dans un coma profond. S’en sortira-t-il et, si oui, les lésions seront-elles irrémédiables ?
Ainsi va l’Olympe.


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