Agoravox, théâtre de la pensée rugueuse – Petite sociologie d’une agora contemporaine
par La voix de Kali
mardi 8 juillet 2025
Agoravox n’est pas un simple média participatif. C’est un territoire à part, où s’entrechoquent les colères éclairées, les pensées sans drapeau, et les réflexes de meute. Voici une tentative de méta-analyse – entre lucidité et reconnaissance – sur ce que ce lieu dit de notre époque.
Écrire sur Agoravox, depuis Agoravox
Il faut une certaine dose d’inconscience, pour publier sur Agoravox un article… sur Agoravox.
J’ai longtemps aimé cet espace. J’y reviens aujourd’hui, non pas pour m’y battre, mais pour le regarder vivre. Parce que cette agora numérique est devenue, au fil du temps, un microcosme fascinant : une comédie humaine où se jouent tous les registres de la pensée contemporaine — ses éclairs et ses crispations.
L’utopie initiale : de la démocratie directe à un terrain mouvant
Fondé dans les années 2000 par Carlo Revelli, Agoravox ambitionnait de réinventer le journalisme par le bas, dans l’esprit du Web 2.0 : chacun pouvait devenir auteur, chacun pouvait commenter. Un rêve rousseauiste à l’heure des blogs et des forums libres.
Mais l’agora ouverte à tous reste encadrée par une modération, qui veille à la publication des articles sans censurer les débats. Ce n’est donc pas un espace sans portier, mais plutôt un espace sans filtre social, où les tensions ne sont pas lissées par les conventions habituelles. Les voix minoritaires, dissidentes, ou simplement périphériques y trouvent un exutoire. Avec le temps, la démocratie participative y a pris des allures de terrain mouvant : le dialogue y côtoie la confrontation, l’échange la mise en procès — selon les sujets, et surtout selon les auteurs.
Une sociologie implicite : qui parle ici ?
On y trouve :
- des retraités cultivés, issus des classes moyennes intellectuelles ou techniques, souvent désillusionnés du système
- des militants sans parti, entre anarchisme, souverainisme, mélenchonisme déçu (ou pas) et écologie radicale,
- des lecteurs de Michel Onfray, de Lordon, de Chomsky et parfois d’Alain de Benoist,
- des penseurs autodidactes férus de symboles, d’ésotérisme, de géopolitique ou de collapsologie.
On parle ici volontiers de Jung, de Spengler, de Marx, de Baudrillard ou de René Girard, mais aussi de géo-ingénierie, d’oligarchie, de CIA, de Davos, du Bilderberg. Les archétypes – cela va faire réagir- sont partout, comme dans les rêves, et les références fusent — souvent justes, parfois floues, mais jamais anodines.
L’idéologie souterraine : radicalité sans drapeau
Agoravox ne suit ni la gauche ni la droite, mais une logique de délégitimation du centre.
Le centriste y est vu comme l’idiot utile d’un système corrompu. L’auteur "de bon sens" s’y oppose frontalement à l’hypocrisie du discours dominant — qu’il s’agisse du politiquement correct, du féminisme mainstream, de la presse subventionnée ou de l’européisme dogmatique.
On pourrait dire, pour reprendre Gramsci, que c’est un lieu de contre-hégémonie sauvage.
Mais cette radicalité s’exprime souvent sans réelle solidarité politique : chacun défend sa critique, sa posture. Ce n’est pas une communauté d’idées, mais un archipel d’insurrections individuelles.
L’arène des commentaires : style et rapports de pouvoir
Ce qui frappe, quand on publie, c’est la vigueur — parfois l’agressivité — des retours.
La critique n’est pas mauvaise, mais elle est ici rarement bienveillante. Car sur Agoravox, répondre, c’est exister dans l’arène. L’article devient un prétexte pour exposer sa propre lucidité. Le commentaire n’est plus un prolongement du texte, mais une prise de parole contre l’auteur.
Ce fonctionnement évoque plus la joute sophistique antique que le débat rationnel au sens habermassien.
Règles implicites de l’agora :
- L’auteur est suspect par défaut.
- La nuance est mollesse.
- La citation est preuve de valeur, mais surtout outil de légitimation.
- La posture d’extériorité critique (être au-dessus du débat) est une arme stratégique.
Il existe aussi sur Agoravox un code invisible, mais très puissant : un commentaire trop gentil, trop lisse ou trop flatteur vous fait immédiatement perdre en crédibilité.
Ici, la légitimité se gagne par la confrontation, la critique acérée, l’ironie maîtrisée. Le compliment doit être déguisé, souvent glissé dans une réserve pour passer pour sincère.
C’est une forme de virilité symbolique : mieux vaut cogner subtilement que caresser franchement.
Pourquoi continuer à publier ici ?
Parce que l’intelligence y circule, malgré tout.
Parce que, dans le chaos des formes, quelque chose d’essentiel se joue : la lutte pour le sens, en dehors des circuits officiels.
Parce que cette agora vivante est aussi un miroir brut de notre époque, où la confiance s’est effondrée, où chacun parle depuis sa faille.
Conclusion : une vitalité brute, indomptée
Agoravox n’est pas un média comme les autres. C’est un espace ouvert, exigeant, parfois rugueux — mais fondamentalement libre.
Il accueille ce que d’autres écartent, il donne la parole à ceux qu’on n’invite plus. Ce n’est pas une plateforme de consensus : c’est une agora d’essais, de frictions et d’éveil.
Ses règles sont celles de l’arène : ici, on pense à haute voix, on s’oppose frontalement, on se lit avec distance ou passion. Et cela a une valeur immense, à condition d’en comprendre les codes.
Ce support mérite reconnaissance : malgré ses tensions, ses débordements, ses angles vifs, Agoravox reste un lieu rare — un espace de parole non alignée, où l’écrit garde encore sa force d’impact et d’émancipation.