Mai 1945 : quand les Russes en uniforme nazi trouvèrent refuge au Liechtenstein
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 28 mars 2025
En mai 1945, alors que l’Europe titube sous les décombres de la Seconde Guerre mondiale, une étrange caravane de 494 âmes – soldats russes en uniformes allemands, femmes et enfants – franchit la frontière de la principauté du Liechtenstein. Fuyant l’Armée rouge et un destin funeste, ces survivants de la 1ère Armée nationale russe, dirigés par le général Boris Smyslovski, écrivent une page méconnue de l’histoire. Dans ce micro-État neutre, leur épopée soulève des questions brûlantes : qui étaient-ils, ces combattants pris entre deux feux ? Pourquoi le Liechtenstein, îlot de paix, les a-t-il sauvés ?
Les origines d’une armée paradoxale
Au cœur de l’été 1941, l’opération Barbarossa déferle sur l’Union soviétique, semant chaos et désolation. Adolf Hitler, dans sa quête de "Lebensraum", voit des millions de soldats soviétiques tomber entre les mains de la Wehrmacht. Parmi eux, des prisonniers affamés, maltraités, prêts à tout pour survivre. C’est dans ce vivier de désespoir que naît l’idée d’enrôler des Russes sous la bannière nazie. Le comte Boris Smyslovski, un Russe blanc exilé, ancien officier de l’Armée impériale et farouche adversaire du bolchevisme, devient l’architecte de cette unité atypique. À 47 ans, cet homme au regard d’acier, qui a combattu les bolcheviks dès la guerre civile russe, voit dans cette alliance une chance de renverser le tyran communiste Joseph Staline, quitte à pactiser avec l’ennemi de son peuple.
La 1ère Armée nationale russe, créée officiellement le 10 mars 1945, n’est pas une armée au sens classique. Ses 6 000 hommes initiaux – recrutés parmi des prisonniers, des déserteurs et des émigrés anticommunistes – forment une mosaïque ethnique : Russes, Lituaniens, Cosaques, Kazakhs. Vêtus de l’uniforme feldgrau de la Wehrmacht, orné d’une patte d’épaule aux couleurs tsaristes, ils incarnent un paradoxe vivant : des Slaves combattant pour Hitler contre leur propre patrie. Smyslovski, surnommé "Holmston" par les Allemands, les mène avec une discipline de fer, mais leur rôle reste limité : opérations de renseignement, combats secondaires sur le front de l’Est. Pourtant, à mesure que la guerre tourne au désastre pour le Reich, leur destin bascule.
Le printemps 1945 les trouve exsangues. Réduite à 462 hommes, 30 femmes et deux enfants après des mois de combats, l’unité comprend que la capitulation allemande signe leur arrêt de mort. Pour l’Armée rouge, ils sont des traîtres, passibles de l’exécution ou du goulag, conformément à l’ordre n° 227 de Joseph Staline, "Pas un pas en arrière !". Smyslovski, lucide, refuse de se rendre. Il ordonne une marche désespérée vers l’Ouest, loin des griffes soviétiques. Ce périple, semé de dangers et de doutes, les conduit vers un refuge improbable : la principauté du Liechtenstein, un confetti alpin de 160 km², neutre depuis 1868.
Un îlot de compassion
Le 2 mai 1945, une colonne épuisée franchit la frontière austro-liechtensteinoise près de Hinterschellenberg. Pour les habitants de ce petit pays, l’arrivée de ces soldats hagards, portant l’uniforme allemand, est une véritable énigme. Eduard von Falz-Fein, diplomate d’origine russe mandaté par le chef du gouvernement Joseph Hoop, tente de communiquer avec eux. Mais la barrière linguistique complique les échanges : ces hommes ne parlent pas tous russe, reflet de leur diversité ethnique. Désarmés sans résistance, ils posent leurs fusils, leurs visages creusés par la faim et la peur. Smyslovski, charismatique malgré l’épuisement, plaide leur cause : ils ne sont pas des nazis, mais des combattants antibolcheviques cherchant l’asile.
Le Liechtenstein, pauvre et rural à l'époque, n’est pas préparé à accueillir 494 réfugiés. Pourtant, une solidarité spontanée s’organise. Les paysans locaux, touchés par la détresse de ces âmes perdues, les emploient comme valets de ferme. Anna, une fermière de Vaduz, racontera des années plus tard : "Ils étaient maigres comme des clous, mais travaillaient dur. On ne comprenait pas leur langue, mais leurs yeux disaient tout". Le prince François-Joseph II, premier souverain à résider en permanence dans la principauté depuis 1938, voit en Smyslovski un homme de valeur et d'honneur, un héritier de l’ancienne Russie impériale. Sa décision est claire : pas question de livrer ces hommes à la vengeance soviétique.
Cette mansuétude tranche avec le climat de l’époque. Les accords de Yalta, signés en février 1945, exigent le rapatriement des ressortissants soviétiques vers l’URSS, souvent vers une mort certaine. Mais le Liechtenstein, fort de sa neutralité absolue, n’est pas tenu par ces engagements. Lorsque des émissaires soviétiques frappent à sa porte en août 1945, promettant clémence, environ 200 soldats, las ou trompés, acceptent de rentrer. Leur sort est tragique : beaucoup sont exécutés ou déportés, victimes de la monstrueuse machine stalinienne. Pour les autres, le prince François-Joseph II et le comte Boris Smyslovski tiennent bon, défiant les pressions internationales avec une audace rare.
Les enjeux d’un choix moral
L’accueil de la 1ère Armée russe par le Liechtenstein soulève des dilemmes profonds. Pour les Alliés, ces soldats sont des collaborateurs, complices des crimes nazis. Leur passé militaire sous l’uniforme allemand est indéniable : certains ont participé à des opérations contre les partisans soviétiques, d’autres ont assisté à des exactions. Pourtant, Smyslovski insiste sur leur mobile : la lutte contre le communisme, non l’adhésion à l’idéologie hitlérienne. Cette distinction, ténue, divise les historiens. Étaient-ils des opportunistes, des idéalistes ou des victimes d’un choix impossible ? La vérité, comme souvent, échappe aux jugements tranchés.
Pour le Liechtenstein, la décision est un pari risqué. Accorder l’asile à ces hommes, c’est défier l’URSS, une superpuissance naissante, et s’exposer à des représailles diplomatiques. Joseph Hoop, conscient des limites de son pays – pas d’armée, une économie fragile –, mise sur la neutralité comme bouclier. Le prince, lui, y voit une question d’honneur : protéger des vies, même celles de soldats controversés, face à une parodie de justice expéditive et inhumaine. Ce choix humanitaire, rare dans une Europe déchirée par la vengeance, forge une identité singulière au Liechtenstein, souvent éclipsée par sa petite taille.
Sur le plan international, l’affaire embarrasse. Les États-Unis et le Royaume-Uni, liés par Yalta, ferment les yeux, peu désireux d’affronter Moscou pour un micro-État. L’URSS, furieuse, accuse le Liechtenstein de protéger des criminels de guerre, mais n’ose pas agir contre un pays neutre. Cette tension illustre les fractures de l’après-guerre : d’un côté, la realpolitik des grandes puissances ; de l’autre, un petit État qui, par compassion, défie les règles du jeu. L’histoire des 494 réfugiés devient un miroir des ambiguïtés morales nées du conflit.
Une diaspora et un héritage
Pour les survivants, le refuge liechtensteinois n’est qu’une étape. Smyslovski, infatigable, orchestre leur exode vers l’Argentine, terre d’accueil pour nombre d’exilés russes blancs. En 1948, la plupart s’y installent, fondant des communautés comme le "quartier cosaque" d’Ingeniero Maschwitz. Là, ils rebâtissent leurs vies : Ivan, un ancien cosaque, achète une ferme ; Maria, qui a suivi son mari dans la fuite, élève ses enfants loin des souvenirs de guerre. Smyslovski, lui, reste au Liechtenstein jusqu’à sa mort en 1988, enterré à Vaduz. Militant jusqu’au bout contre le régime soviétique, il donne des conférences, rêve d’une Russie libérée, mais son combat s’essouffle dans l’indifférence totale.
Le Liechtenstein porte encore les traces de cette épopée. À Hinterschellenberg, un monument discret commémore l’arrivée des Russes, tandis que l’asile accordé inspire fierté aux habitants. En 1974, Alexandre Soljenitsyne, expulsé d’URSS après L’Archipel du Goulag, choisit le Liechtenstein pour sa première visite à l’Ouest, remettant une lettre de gratitude au prince. Ce geste symbolique ancre l’épisode dans la mémoire collective, témoignage d’un humanisme inattendu. Pourtant, des questions persistent : le pays a-t-il aussi refusé l’entrée à des réfugiés juifs, comme certains l’affirment ? Les archives, lacunaires, laissent place au débat.
Sur le plan historique, l’aventure de la 1ère Armée russe éclaire les zones grises de la collaboration. Ces hommes, ni héros ni monstres, incarnent les choix désespérés d’une guerre totale. Leur salut, dû à la ténacité de Smyslovski et à la clémence d’un petit pays, rappelle que l’humanité peut surgir là où on l’attend le moins. Aujourd’hui, leurs descendants, dispersés de Vaduz à Buenos Aires, portent en silence cette mémoire complexe, faite de courage et de contradictions.