Pour un futur départ du Tour en Italie

par Axel_Borg
vendredi 1er mars 2019

Depuis 1954 et son premier départ à l’étranger (Amsterdam), le Tour de France cycliste a fait honneur à tous ses voisins européens : les Pays-Bas donc, la Belgique (1958 à Bruxelles), l’Allemagne (1965 à Cologne), la Suisse (1982 à Bâle), le Luxembourg (1989 à Luxembourg), l’Espagne (1992 à San Sebastian) et enfin la Principauté de Monaco (2009 à Monaco) … Tous sauf deux, l’Italie et Andorre … Même des pays non limitrophes tels que l’Irlande (en 1998 à Dublin), la Grande-Bretagne (en 2007 à Londres) et le Danemark (en 2021 à Copenhague) ont obtenu le précieux sésame d’un départ de la Grande Boucle, qui offre une vitrine exceptionnelle à sa ville hôte …

Depuis le grand départ de Metz en 1951, le parcours totalement hexagonal épousant les frontières de France et de Navarre était révolu. Exception faite d’Evian en 1926, la Grande Boucle partait de Paris depuis 1903. L’organisation du Tour descendait de sa tour d’ivoire pour saisir l’opportunité de développer les recettes commerciales de l’épreuve. Le cabinet Deloitte a montré qu’en 2017, la ville allemande de Düsseldorf avait obtenu pas moins de 64 millions d’euros économiques. L’enjeu est énorme dans un monde géopolitique où la visibilité mondiale est un atout touristique majeur. Mis à part une Coupe du Monde de football, les Jeux Olympiques d’été, un Grand Prix de F1, un mariage princier ou une Exposition Universelle, peu d’évènements peuvent rivaliser avec le Tour de France cycliste en terme d’impact médiatique.

On est dans cette idée : repousser les frontières de la France, explique Christian Prud’homme, le directeur du Tour de France. Je repense toujours à ce que Jean-Marie Leblanc m’avait dit en partant, répétant ce que Jacques Goddet lui avait dit : « Le Tour de France, c’est un peu du prestige et du savoir-faire de la France, partout où il passe. Ne l’oublie jamais ». Quand on va à l’étranger, on va chercher la passion. Les quatre cinquièmes du Tour seront toujours courus en France, mais l’intérêt du Tour et du cyclisme, parce que le Tour est une locomotive, est de faire grandir encore la passion pour le cyclisme.

Invité à énumérer les piliers du rayonnement de la Grande Boucle, le directeur de l’épreuve explique : Des champions en 1. En 2, la télévision. Et en 3 : les grands départs. Pour les grands départs, la première chose, c’est le lien entre la bicyclette du quotidien et le vélo des champions. C’est ce qu’on développe depuis Londres 2007, maintenant. Londres, c’était la volonté du maire de l’époque, Ken Livingstone, d’avoir davantage de gens à bicyclette dans sa ville. Il venait d’installer des péages urbains.

Dans cette optique, la désignation de Copenhague comme ville hôte pour 2021 est d’une logique implacable, la capitale danoise devançant Utrecht, Amsterdam, Strasbourg et Malmö comme la Mecque du vélo en Europe. 62 % des habitants se déplacent à vélo. La capitale danoise compte plus de bicyclettes que d’habitants, et possède un réseau de 379 kilomètres de pistes cyclables. C’est l’Histoire d’une rencontre entre la plus grande course au monde et la ville la plus cyclable au monde. Le fait que le Danemark fasse partie, avec la Belgique et les Pays-Bas, des trois pays ayant une audience supérieure à celle de la France pour le Tour a clairement pesé dans la balance : 56 % de parts de marché pour le Tour dans le plus méridional des pays scandinaves … Le grand départ le plus septentrional de l’Histoire du Tour était de toute façon un secret de polichinelle depuis la visite officielle du président Macron à Copenhague en 2018, Christian Prud’homme l’accompagnant dans la délégation française.

Rappelons donc l’ensemble des départs du Tour à l’étranger depuis 1954, au nombre de 24 (contre 13 pour le Giro, 3 pour la Vuelta). L’idée sous-jacente de Jacques Goddet était de torpiller le Tour de l’Europe de Jean Leulliot …

L’Italie n’apparaît donc pas sur cette liste, le Giro étant lui parti de Nice en 1998, édition gagnée par Marco Pantani, qui allait ensuite réaliser le doublé Giro – Tour, dernier exploit en date du genre.

Deux belles occasions ont été ratées récemment : en 2014 pour le centenaire de la naissance du grimpeur toscan Gino Bartali (Florence, sa ville natale, avait déposé une candidature, étant battue par Leeds), et en 2019 pour celui de la naissance de son grand rival Fausto Coppi, Piémontais d‘origine.

Christian Prud’homme revient sur l’échec de la cité des Médicis pour le 101e Tour de France. Clin d’œil du destin en cette année 2014, c’est un Sicilien, le Requin de Messine Vincenzo Nibali, qui sera le seul maillot jaune non britannique de la période 2012-2018 dominée outrageusement par le Team Sky des Bradley Wiggins, Chris Froome et autres Geraint Thomas …

Le coup de gong c’est celui de Wiggins lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Londres. Il arrive avec son maillot jaune, et là, tu vois la reine d’Angleterre, James Bond et le maillot jaune … Florence, c’était magnifique. A l’époque, c’était Matteo Renzi le maire, il n’a pas voulu bouger la date, il y avait un lien, en 2014, avec le centenaire de la naissance de Gino Bartali, le président du CRIF m’avait écrit en me parlant de Gino Bartali, « Juste parmi les Nations ». J’aurais aimé qu’on puisse faire les deux. Je voulais pour un départ du Royaume-Uni qu’on soit au plus près de la première victoire d’un Britannique dans le Tour de France. Le Yorkshire, cela a été 3 millions de spectateurs sur les trois jours. Et des images qui existent encore. Kate Middleton coupe le ruban devant celui qui sera demain roi d’Angleterre et son frère, à Harewood House, une résidence appartenant à un membre de la famille royale. Cela avait une certaine allure. C’est une exposition mondiale phénoménale.

Bartali – Coppi, la madeleine de Proust du cyclisme d’antan, contre la ferveur british du Yorkshire pour un cyclisme de la Perfide Albion qui n’avait connu comme gloires que feu Tom Simpson, Sean Yates ou encore Chris Boardman, sans oublier les Ecossais Robert et David Millar (sans lien de parenté). Mais la real politik et le marketing l’ont emporté sur la nostalgie et le doux parfum du romantisme transalpin.

A propos de la mythique rivalité Coppi / Bartali, l’écrivain italien Curzio Malaparte a écrit : Dans le corps de Bartali coule du sang, dans celui de Coppi coule de l’essence […] Bartali appartient à tous ceux qui croient aux traditions et à leur immuabilité, à ceux qui acceptent le dogme. Il est un homme métaphysique protégé par les saints. Coppi n’a personne au ciel pour s’occuper de lui. Son manager, son masseur n’ont pas d’ailes. Il est seul, seul sur sa bicyclette. Il ne pédale pas avec un ange perché sur son épaule droite. Bartali prie en pédalant. Coppi, rationaliste, cartésien, sceptique, et pétri de doute, ne croit qu’au moteur qu’on lui a confié : c’est-à-dire son corps.

Une version étonnamment proche, attribuée au journaliste italien Dino Buzzati (célèbre suiveur du Giro 1949 pour le Corriere della Sera), est la suivante : Bartali est un homme dans le sens ancien, classique, métaphysique aussi, du mot. C’est un ascète qui méprise et oublie à tout instant son corps, un mystique qui ne croit qu’à son esprit et au Saint-Esprit. Il sait qu’un seul raté dans le moteur de la Providence peut lui valoir une défaite. Il prie en pédalant. Il ne lève la tête que pour regarder le ciel. Il sourit à des anges invisibles. Fausto Coppi, au contraire, est un mécanicien. Il ne croit qu’au moteur qu’on lui a confié, c’est-à-dire son corps.

L’écrivain et journaliste faisait même du duel suprême du cyclisme un prolongement de l’Iliade d’Homère : Bien sûr, Fausto Coppi n’a pas la cruauté glacée d’Achille : c’est même au contraire … Des deux champions, il est sans doute le plus cordial, le plus aimable. Mais Bartali même s’il est le plus distant, le plus bourru,- tout en n’en étant pas conscient – vit le même drame qu’Hector : le drame d’un homme vaincu par les dieux. C’est contre Minerve elle-même que le héros troyen eut à combattre : il était fatal qu’il succombât. C’est contre une puissance surhumaine que Bartali a lutté, et il ne pouvait que perdre : il s’agissait de la puissance maléfique des ans.

Derrière la France (36 succès entre 1903 et 1985), la Belgique (18 succès entre 1912 et 1976) et l’Espagne (12 succès entre 1959 et 2009), l’Italie est le pays le plus souvent vainqueur du Tour de France avec 10 succès acquis entre 1924 et 2014 : Ottavio Bottecchia en 1924 et 1925, Gino Bartali en 1938 et 1948, Fausto Coppi en 1949 et 1952, Gastone Nencini en 1960, Felice Gimondi en 1965, Marco Pantani en 1998 et enfin Vincenzo Nibali en 2014.

En dehors de ces sept lauréats du prestigieux maillot jaune, faut-il rappeler ce que la péninsule italienne a apporté comme champions d’envergure : Costante Girardengo, Alfredo Binda, Learco Guerra, Fiorenzo Magni, Ercole Baldini, Vittorio Adorni, Francesco Moser, Giuseppe Saronni, Moreno Argentin, Gianni Bugno, Claudio Chiappucci, Maurizio Fondriest, Andrea Tafi, Mario Cipollini, Michele Bartoli, Paolo Bettini, Alessandro Petacchi, Ivan Basso, Damiano Cunego ou encore Fabio Aru.

Faut-il également rappeler que Maurice Garin, le premier lauréat du Tour en 1903, était d’origine italienne ? né dans le val d’Aoste en 1875, le Petit Ramoneur ne fut naturalisé qu’en 1901, deux ans avant cette première édition créée dans le climat de l’affaire Dreyfus, le comte de Dion Bouton et le baron de Zuylen ne supportant pas les positions dreyfusardes de Pierre Giffard, le journaliste du Vélo, quotidien qu’ils subventionnaient.

Anti-dreyfusards, le comte et le baron avaient alors fait appel à Henri Desgrange et Victor Goddet pour lancer un média rival, L’Auto-Vélo, devenu l’Auto sur demande de Giffard après un procès. L’ultime banderille, la création du Tour en 1903, porterait l’estocade au Vélo. Mais Pierre Giffard laisse une trace dans l’Histoire du vélo : on lui doit la classique Paris-Brest-Paris qui inspirera les Audax, et la célèbre pâtisserie Paris-Brest créée en son honneur par un artisan de Maisons-Laffitte … En 1909, le Giro imite le Tour, la Gazzetta dello Sport étant dans l’ombre de l’épreuve. De la même manière que le maillot jaune du Tour renvoyait aux pages jaunes du quotidien L’Auto, la maglia rosa du Giro renvoie inévitablement au papier rose sur lequel on tire les différentes éditions de la Gazzetta dello Sport.

Comme Andorre, autre pays ignoré par le Tour pour ses grands départs, la Botte souffre cependant d’un handicap majeur : la proximité avec la montagne. Voilà qui pourrait faire reprendre la fameuse citation d’Antonio Gramsci aux partisans d’un départ en Italie : Je suis pessimiste par l'intelligence mais optimiste par la volonté. Certes, les Tours de France 1981, 2009 et 2013, respectivement débutés à Nice, Monaco et en Corse (et celui de 2020 à Nice) avaient fait en sorte d’éviter les Alpes pour débuter les choses sérieuses via les cols pyrénéens.

Mais le souvenir de l’édition 1992 reste vivace, ce fameux Tour de France dédié à la construction européenne qui valut tant d’opprobre à Jean-Marie Leblanc. Il avait franchi le Rubicon en visitant six pays (l’Espagne à San Sebastian, les Pays-Bas à Valkenburg, la Belgique à Bruxelles, le Luxembourg, l’Allemagne à Coblence et enfin l’Italie à Sestrières), mais surtout en escamotant les Pyrénées …

Les réactions à cet atypique parcours de l’édition 1992 n’avaient pas tardé, mais Jean-Marie Leblanc les avaient anticipé dès la présentation en octobre 1991 au Siège de la Société du Tour, à Issy-les-Moulineaux : La carte du Tour 1992 va surprendre à coup sûr, mais le Tour ne serait pas cet évènement s’il ne vivait avec son temps et s’il restait figé dans le conformisme …

Certes, on ne peut pas plaire à tout le monde, et le plébiscite semble utopique en matière de parcours du Tour. Sauf que là, ce 79e opus avait fait l’unanimité contre lui dans l’aréopage journalistique ! Amoureux de ses cols pyrénéens, Bernard Pratviel avait été le premier à dégainer dans le landerneau de la presse écrite : Puis on fit l’obscurité et le Tour apparut sur grand écran. Un grand blanc au Sud-Est, un trait d’avion sur l’Ouest, et puis, surtout, ce grand coup de crayon noir qui file en plein Nord à la sortie de Pau.

Les Pyrénées avaient été escamotées pour ne pas ruiner le suspense d’entrée, du fait du départ de San Sebastian, au Pays Basque espagnol … Les coureurs avaient juste escalade l’Alto de Jaizkibel. Le passage par six européens est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

Aux yeux de beaucoup, c’est un crime de lèse-majesté, on a franchi le Rubicon une deuxième fois, dans cette France si partagée sur le Traité de Maastricht. Le « oui » ne sera adopté par référendum qu’à 51.04 % le dimanche 20 septembre 1992, après une joute verbale mémorable entre François Mitterrand et Philippe Seguin dans l’amphithéâtre de la Sorbonne le jeudi 3 septembre, sous l’œil de l’académicien Jean d’Ormesson …

Il ne faudra pas s’étonner si cette carte provoque un choc au cœur du bon peuple de France, eu égard à cette spectaculaire dérive européenne, écrivait Jean-Pierre Oyarsabal dans Sud-Ouest.

Dans le Courrier de l’Ouest, un article Orphelin du Tour rédigé sous la plume de Didier Paillat va plus loin dans la critique : Le sympathique omnibus qui visitait naguère tous les coins de l’Hexagone est devenu un froid et lointain Trans-Europe-Express. Et nous osons dire, c’est un sale tour qu’on nous fait. Le Tour n’est plus le tour de la France, il n’est plus qu’une marque de fabrique, un label de voyage exportable à volonté.

Dans le Parisien, Jean-Luc Gatellier dénonce lui une entorse faite au pied gauche de la France. Gilles Le Roch estime quant à lui dans les colonnes de France-Soir que le Tour sans les Pyrénées, c’est niais et ce n’est plus vraiment le Tour, c’est un chef-d’œuvre en péril.

L’inévitable Bernard Pratviel en remet une couche : Même si l’oubli des Pyrénées n’a duré qu’un an, il est indéniable qu’on s’en souviendra longtemps comme d’un crime contre l’esprit de la plus grande course du monde, comme d’une trahison que l’on ne devra pas renouveler.

Dans L’Equipe du lundi 6 juillet 1992, le maire de Gourette se faisait d’ailleurs le porte-parole de la population mécontente de ce tracé si spécifique : En tant que maire, je regrette, je trouve curieux que l’on appelle Tour de France un Tour d’Europe. La moitié de la France est privée du Tour, je ne sais pas si c’est très adroit de montrer en France qu’on nous enlève du plaisir pour devenir européen. En tant qu’hôtelier, le passage du Tour correspond aux 36 heures qui valent autant qu’une semaine de travail en pleine saison, vous pouvez multiplier le chiffre par cinq. Enfin, personnellement, le col de Marie-Blanque c’est de la rigolade, il faut que le tracé soit exceptionnel, je crois qu’ils ont tout loupé cette année.

Dans le même numéro de L’Equipe, le directeur du Tour, Jean-Marie Leblanc, répondait à ces critiques : Je l’ai dit, d’abord nous nous sommes heurtés à l’impossibilité de revenir dans les Pyrénées après avoir décidé de ne pas les franchir d’entrée pour des raisons sportives évidentes. Nous savions que c’était une première, que ce serait mal perçu par les tenantes de l’orthodoxie du Tour mais qu’on ne nous fasse pas le procès de la méconnaissance de ce que les Pyrénées ont apporté au Tour. On connaît tout ça ! Simplement, j’avais sous-estimé la profondeur de la cicatrice affective. J’avais sous-estimé la profondeur de la cicatrice affective. J’avais sous-estimé aussi le poids économique que représentait le Tour pour ces régions. Mais je l’ai dit aussi, c’est une décision de caractère exceptionnel … Non, le Tour n’a pas vocation à rituel européen. Il a vocation d’aller saluer, d’une année sur l’autre, les publics et les cyclismes des pays voisins. Dès lors que les canons sportifs sont préservés, il doit parfois faire un pas en direction d’une avancée sociale, ou technique, ou même politique, au sens large. Le Tour, pendant cinquante ans encore, doit-il s’en tenir à la grande question suivante : dans quel sens va-t-il tourner ?

Quand on relit, près de trente ans plus tard, cette véritable levée de boucliers face au parcours du 79e Tour de France, on comprend mieux pourquoi l’Italie est donc ignorée … La Corse, elle, a attendu 2013 pour une étape, en décrochant trois d’un coup dont le grand départ (Porto Vecchio – Bastia, Bastia – Ajaccio, Ajaccio - Calvi).

Ayant reçu maintes fois le Tour (1948 San Remo, 1949 Aoste, 1952 Sestrières, 1956 Turin, 1959 Aoste et Saint-Vincent, 1961 Turin, 1966 Turin, 1992 Sestrières, 1996 Sestrières, 1999 Sestrières, 2008 Prato Nevoso et Cuneo, 2011 Pignerol, 2018 Espace San Bernardo), le voisin transalpin a pourtant des atouts à l’heure où la Grande Boucle, stade gratuit à ciel ouvert, dépend cruellement des sponsors et des donations des villes choisies.

Après le scandale Festina de 1998, Jean-Marie Leblanc avait laissé passer trois éditions partant du territoire hexagonal : en 1999 au Puy-du-Fou (négocié avant que la boîte de Pandore n’explose), en 2000 au Futuroscope de Poitiers, loin des rêves new-yorkais des Jacques Goddet (en 1997, le fondateur de L’Equipe avait imaginé un parcours utopique partant de Central Park vers Boston, le Québec puis Londres et le Vieux Continent via le Concorde et l’Eurostar) et enfin en 2001 à Dunkerque.

En 2002 cependant, la Grande Boucle repart hors de ses frontières, au Luxembourg. L’édition du Centenaire, en 2003, était logiquement partie de la capitale, avec un prologue 100 % parisien allant de la Tour Eiffel jusqu’ à l’Ecole Militaire.

De 2004 à 2021 cependant, la tendance de l’internalisation du grand départ s’est accélérée brutalement sur 18 éditions, avec deux doublés (2009-2010 et 2014-2015) jusqu’alors inédits dans l’Histoire de l’épreuve :

Entre 1954 et 2003, sur 60 éditions, les départs hors du territoire français ne représentaient que 13 occurrences, soit seulement 21.67 % des cas.

La relation franco-italienne, sur le Tour, fut marquée par deux gros incidents. Au contraire des Espagnols qui claquèrent la porte de la Grande Boucle en 1998 avec les propos injurieux de Manolo Saiz, les Italiens virent une tension avec le voisin hexagonal en 1950 et en 1954.

En 1950, dans les Pyrénées, Gino Bartali est agressé par des spectateurs lui reprochant d’avoir fait tomber Jean Robic. La scène se déroule dans le col d’Aspin, où deux spectateurs se précipitent sur l’Homme de Fer, couteau et saucisson à la main… Si l’homme décrit comme menaçant avait bien un couteau à la main droite, il tenait un saucisson dans la main gauche, bien loin d’un agresseur potentiel ! Pourtant, cet épisode malheureux n’empêche pas le grimpeur toscan d’enlever la victoire ce jour là. A l’arrivée de l’étape, à Saint-Gaudens, Bartali décrète que l’équipe d’Italie se retire, ce qui provoque le retrait des cadetti Italiens, où évolue le maillot jaune du Tour, Fiorenzo Magni (vainqueur du Giro en 1948). Gino Bartali, déjà humilié sur le Giro par la victoire d’Hugo Koblet, premier étranger à conquérir le maillot rose, ne voulait pas souffrir d’une nouvelle vexation en voyant Magni triompher sur le Tour ... La fausse affaire du couteau du col d’Aspin fut un prétexte pour Il Vecchio pour éviter une défaite cuisante et préserver son aura. Par peur des représailles, Jacques Goddet décide alors de raccourcir la quinzième étape Toulon-San Remo, qui s’arrêtera finalement à Menton, juste avant la frontière italienne.

En 1954, dans la foulée du scandale du divorce de Fausto Coppi et de son libertinage avec la Dame Blanche Giulia Occhini, Jacques Goddet fustige le toboggan déclin pris par le virtuose coureur piémontais, pourtant champion du monde fin 1953 à Lugano. L’ancien commis-charcutier de Novi Ligure subit l’inexorable érosion du temps …

Ainsi en 1954 Fausto Coppi s’était attiré les foudres du directeur de la Grande Boucle après sa défaite au Giro face au Suisse Carlo Clerici. Si, Fausto, vous n’avez même pas pris la peine de chercher à ravir, sur cette altière Bernina, aux très modeste Assirelli, la place de premier Italien, si vous êtes entré dans ce jeu ragoûtant de la grève des mollets, si vous avez trompé le public installé à 2300 mètres pour vous voir achever votre revanche si nécessaire, c’est que, pauvre campionissimo, près de la déchéance, vous aviez peur. Peur de souffrir, peur de de ne pas dominer, sinon de défaillir, peur de décevoir […]. Vous n’êtes plus apte, mentalement et physiquement, à supporter l’effort, la répétition de l’effort, l’idée même de la bagarre. Vous êtes devenu un personnage hanté où les fantômes de vos exploits passés se bousculent affreusement.

Qu’on ne s’y trompe pas, Jacques Goddet faisait cependant de Coppi son n°1 de tous les temps de vant Eddy Merckx. Le palmarès pour le Cannibale belge, le rayonnement unique pour le Héron italien. Le numéro un dans les résultats, c'est Eddy Merckx. Mais il y a pour moi quelqu'un qui est au-dessus de ce numéro un, c'est Fausto Coppi, parce qu'il s'est manifesté dans des conditions qui atteignaient le divin, [...] par sa morphologie, par sa nature physique.

Avec des villes d’éclat mondial comme Florence, Venise, Milan, Gênes ou Turin, des lacs sublimes (lac de Côme, lac Majeur, lac de Garde), des cités touristiques à la beauté sublime comme Vérone, Pise, Bologne, Sienne, Bergame, Lucques, Ravenne, Arezzo ou encore Parme, des stations balnéaires de premier plan telles que Portofino, San Remo, Imperia, Santa Margherita Ligure, Rapallo, Savonne ou encore Bordighera, le Nord de l’Italie regorge de candidats potentiels pour un grand départ inoubliable, sachant que les décors de carte postale, de la Corse au Mont Saint-Michel en passant par Londres ou Monaco, ont nourri les choix récents de grands départs ...

Comment oublier les nombreux cols partagés par les deux pays ? Le Petit Saint-Bernard, le col de Larche (alias de la Maddalena), le col de Tende, celui d’Agnel, le col du Mont-Cenis …

2022 sera l’année du trentième anniversaire de la médaille d’or obtenue par feu Fabio Casartelli lors de la course en ligne des Jeux Olympiques de Barcelone, les derniers courus en amateur. Pourquoi ne pas saisir l’opportunité en partant de sa ville natale de Côme ? Le coureur de Motorola, décédé en 1995 dans le col du Portet d’Aspet, mériterait cet hommage, bien plus fort que les doigts levé de Lance Armstrong à Limoges (1995) ou à Saint-Lary Soulan (2001). Les centenaires des naissances des mythes Gino Bartali et Fausto Coppi ayant été oubliés, Marco Pantani étant né à Cesenatico sur la Côte Adriatique soit trop loin de la frontière franco-italienne, pourquoi ne pas honorer Casartelli ?

Les deux pays ont partagés tant de joutes sportives mémorables : finale de la Ligue des Champions 1993 remportée par l’Olympique de Marseille de Bernard Tapie devant l’AC Milan de son modèle italien Silvio Berlusconi six avant une cuisante défaite du club phocéen face à Parme en finale de la Coupe UEFA 1999, finale de l’Euro 2000 gagnée par la France de Zidane, avant la revanche de la Coupe du Monde 2006 gagnée par l’Italie en football, Championnat du Monde de cyclisme sur route 1992 gagné par Gianni Bugno devant Laurent Jalabert sur le circuit espagnol de Benidorm, deux avant la revanche française face aux Azzurri sur leur fief sicilien d’Agrigente en août 1994 (Luc Leblanc l’emportant devant Massimo Ghirotto et Richard Virenque).

Si la relation politique franco-italienne actuelle (abîmée depuis l’intervention en Libye de 2011, bien avant l’arrivée de Matteo Salvini et Luigi Di Maio au pouvoir) ne favorisera pas un tel projet, n’oublions pas que les deux pays sont liés par bien plus que le statut commun de membre fondateur de l’Europe, le Tunnel du Mont-Blanc et celui de Fréjus, la langue latine ou le jumelage Paris / Rome … mais par une culture commune, comme disait Jean Cocteau par cette formule à la fois magnifique et assassine : Les Italiens sont des Français de bonne humeur.


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