L’humanité ne surplombe pas la nature

par Orélien Péréol
jeudi 19 mars 2020

En 1820, Goya peint un tableau, duel au gourdin, à la signification simple et claire, lourde comme notre oubli permanent, notre déni du réel, constitutif de nos comportements : nous ne nous intéressons qu’aux relations des humains entre eux, qu’à leurs luttes ; nous tenons pour quantité négligeable, pour un décor, le lieu dans lequel les humains se battent. Dans une campagne espagnole, Goya peint deux paysans, en habits de l’époque se battant. L’un, dont le bâton est levé, a le visage en sang. Qui va gagner le pugilat ? Cette question térébrante est la question politique par excellence, celle dont la réponse dépend d’humains, dépend, dans notre esprit, exclusivement d’humains. Et là, soudain, dans cette peinture le duo devient trio : On ne voit pas leurs pieds car ils s’enfoncent dans la boue ou dans les sables mouvants. Plus les combattants vont s’activer l’un contre l’autre, plus ils vont s’enfoncer et peut-être disparaître. Ce tableau fait apparaître un tiers, toujours tu : le réel, la nature, le monde, on peut lui donner plusieurs noms. Nous nous voyons toujours entre nous, nous, les humains. Si nos combats changent, c’est dû à notre technique, qui est une relation à ladite nature, soi dit en passant, mais cette relation technique, dans notre pensée, est en autonomie par rapport à nos combats. Elle est interprétée comme un effort de l’intelligence et de l’expérimentation toujours victorieux, et indépendant de nos conditions politiques. D’où il ressort que se battre à l’épée correspond à une certaine époque et se battre à la kalachnikov à une autre époque. L’essentiel (la lutte, la politique) en étant, en gros, inchangé, sauf peut-être chez Marx, qui voit une association quasi-nécessaire entre un niveau technique et une certaine organisation sociale, mais qui voit, comme tout le monde, l’autonomie intellectuelle de l’évolution technique.

Et voici qu’un virus nous rappelle, à l’échelle qui est devenue celle de nos vies, la Terre, que nous sommes des animaux, que le lieu de nos combats n’est pas une scène de théâtre, neutre, immobile, inerte, disponible et insensible à ce qui se passe sur elle. Notre nature humaine, qui est aussi pour une part une nature animale, se rappelle à nous et nous contraint à nous terrer dans nos tanières, afin, non pas de réduire la cause du mal, mais de laisser le virus mourir par manque de nourriture. En fait, c’est le virus que nous isolons en nous isolant. Ce qui nous dit et que nous devrions entendre : Nous sommes de la même espèce, lui et nous, embarqués sur le même vaisseau et ce qui arrive à l’un est quasiment l’inverse de ce qui arrive à l’autre. Nos destins liés.

Brecht a une histoire similaire dans Turandot : un aéropage de philosophes et savants s’est réuni au bord du fleuve Jaune pour dire si le réel dépend de nous ou s’il existe indépendamment de nous ; or pendant le congrès, le fleuve a débordé et noyé tous les participants, de telle sorte que la réponse à la question n’a jamais été produite. Evidemment, elle a été produite par les faits mais nous ne croyons qu’en nos paroles.

Nous tenons le réel, la nature pour une pâte molle, plus ou moins difficile à modeler mais qui finira bien toujours par se laisser faire et nous servir.

Cela paraît vrai au niveau local : on maitrise un cheval, il fait ce que nous voulons qu’il fasse ; on maitrise, avec des aléas, un moulin à vent, ou à eau… un bateau à voiles, qui ont atteint des tailles énormes à certaines époques. On maitrise l’extraction du pétrole, son raffinage… jusqu’aux moteurs qui nous permettent d’aller vite là où nous voulons aller. Les humains savent faire voler les avions, ils n’ont pas calculé encore ce que fait au ciel tant d’avions qui volent. Ils savent faire rouler des voitures et des camions mais n’ont pas calculé l’effet sur l’atmosphère de millions de véhicules à moteur. Ça, ils ne le maitrisent pas et peinent à le prendre en compte comme problème.

Le politique, c’est-à-dire la gestion de nos affaires communes, doit intégrer la totalité de la nature dont nous sommes un élément. Nous n’en devenons pas un élément aujourd’hui par l’intensité de notre développement, nous l’avons toujours été ; l’humanité qui vit depuis quelque temps, longtemps en fait, à la taille de la planète le voit dans l’urgence globale de la pandémie du coronavirus. Elle ne le voyait pas, en tout cas pas assez pour agir, dans tant de signes tout aussi clairs : le réchauffement atmosphérique, le réchauffement et l’acidification des océans, la disparition des espèces animales… Ici, chacun est en danger, nos proches sont en danger, il ne nous reste que nos maisons pour nous calfeutrer en attendant que ça passe, et en provoquant l’extinction de l’alerte par la famine du virus-agresseur.

L’humanité devrait agir comme un seul homme, cesser tous les combats, pratiquer une entraide totale. Les combattants devraient cesser le combat pour ne pas l’enliser dans la terre qui n’est pas si ferme qu’elle en a l’air. Ce n’est pas encore le cas !

Mais d’autres nouveautés absolues apparaitront : des virus sortiront peut-être du permafrost qui dégèle par exemple, des cumuls de phénomènes connus créeront des phénomènes inconnus… et gouverner, c’est prévoir. La sécurité consiste à prévoir le pire pour ne pas être surpris dans le cas, improbable, ou ce pire arrive. Nous devons intégrer à nos esprits cette nouvelle mentalité : nous n’avons jamais dominé le monde, nous l’avons fait travailler pour nous là où c’était possible, nous sommes le même monde que celui dont on se sert en prenant tout sans cesse et sans jamais rien rendre… Le sol s’effondre sous nos pieds, nous devons cesser les combats pour lui permettre de se reconstituer… c’est dans cette mentalité que nous pourrons accepter et valoriser de nouvelles contraintes dont nous avons un exemple actuellement et que l’humanité pourra sortir de cette très mauvaise ornière.


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