Kenya : vers l’horreur d’un génocide ou une grave crise structurelle ?
par Frédéric B
mardi 29 janvier 2008
L’étoile montante de l’économie libérale version africaine, le Kenya est le théâtre tragique et effrayant d’une violence soudaine. Récemment encore, ses paysages constellés de savanes, d’étendues verdoyantes s’exposaient aux voyageurs émerveillés. Sa discrétion dans les médias internationaux ne faisait que mettre en exergue les tensions et les conflits guerriers de ses voisins (Somalie, Soudan, entre autres.) Le 27 décembre 2007, jour de l’annonce de la victoire du président sortant, Mwai Kibaki puis le 30 décembre, soir des premières émeutes d’une jeunesse issue de l’opposition dénonçant les fraudes dans le scrutin, furent les étincelles d’un feu de colère qui jamais ne s’était éteint. Nairobi fut envahie d’une foule révoltée armée de pierres et autres instruments de fortune, rapidement encerclée par la force policière du gouvernement. Premiers morts, des blessés, le terme de « déplacés » n’est pas encore prononcé. De nombreuses voix officielles et internationales susurrent une forte probabilité dans l’inexactitude du scrutin. Les opposants de Kibaki demandent l’annulation de l’élection. Ils sont guidés par le perdant, Odinga. Quelque 5 jours de violences se poursuivent et soudainement tout semble s’apaiser. Il est avant tout demandé que les deux hommes apaisent leurs sympathisants respectifs. Des conciliabules s’opèrent, des transactions chimériques piétinent. Kibaki, arrivé au pouvoir en 2002, s’obstine, il veut garder le précieux siège ; les partisans d’Odinga et Odinga lui-même sont ouverts à la négociation à la seule condition que les élections soient annulées. Voici donc le terreau de l’injustice dans lequel les violences les plus atroces explosent avec véhémence, alimentées par le cercle vicieux du pouvoir et de la propagande.
Aujourd’hui, plus de 900 personnes sont officiellement mortes, 250 000 déplacés et la crise semble avoir pris un tournant ethnique enrobé dans une réalité économique déséquilibrée. Kikuyu (partisans de Kibaki) contre Kalenjin (partisans d’Odinga). Le conflit qui s’est propagé vers le Nord-Ouest, dans la douce vallée du Rift, se pare de toutes les spécificités d’un génocide. Maisons de Kibaki pillées, puis brûlées, des femmes et des enfants brûlés dans une église, des populations fuyant car se sentant en grand danger ; des bâtons, des machettes, des armes viennent anéantir les corps, des voisins, des amis qu’ils appartiennent à telle ou telle ethnie s’entretuent... Le génocide rwandais a commencé avec les mêmes effroyables ingrédients. Toutefois, une telle violence que l’on peut qualifier de tribale pose toujours des questions dubitatives. Quelle force profonde pousse à tuer des personnes avec lesquelles on partageait un quotidien de voisinage ? D’où vient cette capacité subite à tuer sans réfléchir ? Comment le regard peut-il ainsi changer au point qu’on puisse tuer des enfants ? Tout simplement d’où vient cette violence spontanée ? Une certitude est que la haine doit couver depuis des décennies pour qu’un jour coulent de telles attaques meurtrières et sauvages.
Ainsi, sans faire de rapprochements hâtifs qui n’auraient aucune légitimité analytique n’étant pas un spécialiste des questions géopolitiques, il est intéressant d’autopsier rapidement l’économie de ce pays, ancienne colonie anglaise indépendante depuis 1963. Le Kenya a connu une croissance spectaculaire, locomotive de l’Afrique, presque un exemple à suivre (5,5 % de croissance encore en 2007). L’ombre de cette lumineuse ascension a été une explosion des inégalités. Selon le Sunday Nation, 60 % des habitants de Nairobi vivent dans des bidonvilles, le Kenya est le 10e pays au monde à observer les écarts les plus indécents entre les pauvres et les riches. L’étalage de richesses snobe les bidonvilles et s’est accompagné d’une inflation assassine induisant une augmentation des loyers (même dans les bidonvilles) et des produits de premières nécessités. L’économie a été d’un dynamisme surprenant essentiellement dans les domaines des services (immobiliers, banques, tourisme). En sachant que l’analphabétisme est encore prégnant dans ce pays, l’accessibilité à cette bouffée d’oxygène s’est concentrée sur une population ayant accès à l’école. Certains rajoutent que l’ethnie des Kikuyu (la tribu la plus importante au Kenya) a été favorisée durant ces cinq années étant donné que le président en est issu.
L’exemple du Kenya illustre deux points qui me paraissent essentiels :
· La fin de la colonisation qui finalement est récente (qu’est-ce que 44 ans dans l’histoire d’un pays ?), laisse les pays concernés dans des marasmes politiques et identitaires désastreux. En effet, comment retrouver une autonomie et des capacités démocratiques quand l’ensemble d’un peuple a été dominé sur plusieurs générations puis mis sous perfusion à coup de subventions, laissant encore croire à ces mêmes peuples qu’ils n’ont effectivement aucune propension à pouvoir s’assumer ? La colonisation non plus politique et idéologique, mais financière ! L’obséquieux cercle vicieux du dominant exigeant des ordres et donnant quelques offrandes, et du dominé quémandant son dû par habitude. Cette hypothèse est renchérie quant à l’appropriation du pouvoir par des hommes aux comportements plus dictatoriaux que démocratiques, s’accaparant les subventions distribuées, en toute impunité.
· Le libéralisme économique n’est pas pourvoyeur d’équilibre économique, social et culturel et ne permet que l’écrasement de la majorité d’une population par une frange ridicule de nantis. Les pays dits développés s’obstinent depuis des siècles à imposer leur doctrine économique, basée sur la consommation et la croissance en refusant toutes autres alternatives ; en effet, que cela soit dans les Amériques ou en Afrique, les populations ont toujours été nommées « sauvages ». Derrière ce terme se cache l’impossible acceptation d’autres règles économiques, sociales, humaines, culturelles.
Ces deux constats démontrent qu’une inévitable tension est persistante et latente dans le cœur de tous ces peuples. Que se sont transmis toutes ces générations d’individus vis-à-vis du colon et des autres tribus (il y en a plus de 40 au Kenya) ? Quel système structurel existait avant la colonisation ? Quelles places ont-elles eues, chacune, lorsque l’Angleterre dirigeait le pays ?
L’humiliation est un sentiment qui, je pense, se nourrit de frustrations personnelles et intergénérationnelles et qui souvent provoque un besoin viscéral de vengeance. Malheureusement, au fil des années, quand celui qui est à l’origine de l’humiliation n’a plus de visage et que les motifs primaires sont troubles et déformés par le temps, les actes de vengeance peuvent être totalement aveugles et s’adresser à des inconnus. Cette spécificité comportementale humaine est dérangeante surtout quand elle a un caractère non plus intime, mais collectif. L’absence de perspective est le sel qui vient piquer les plaies béantes.
Il est important de regarder notre propre histoire européenne pour ne pas glisser vers une trop naïve et facile conclusion en affirmant que les violences au Kenya sont un simple conflit tribal.