Les droits de l’homme ne sont pas universels

par Bernard Dugué
mardi 29 avril 2008

La Chine s’éveille, les JO nous émerveillent et nous interpellent. Un grand débat doit s’ouvrir en 2008. La croissance, la démocratie, la liberté, qu’en est-il du monde qui avance à pas masqués ?

Une vision de l’Histoire orientée mais sensée affirme que le XXe siècle a été l’époque où, en Occident, la démocratie a dû batailler ferme pour l’emporter sur les totalitarismes, fascisme italien, nazisme, communisme. Cette vision est simplifiée. Elle n’épuise pas la complexité des processus économiques et politiques qui se sont déroulés dans les différents pays, à l’intérieur, mais aussi entre pays, sous forme de conflits dont les ressorts et les enjeux furent complexes. Une fois la question nazie réglée, les grandes nations du monde se sont affrontées sur les pôles essentiels que sont la technique, l’économie et le politique. Il est évident que ces trois volets se complètent. Le politique détermine l’homme et réciproquement (mais un peu moins). L’homme crée la technique, l’homme travaille avec la technique, l’économie assure les échanges. Dans ce contexte, les Etats-Unis ont vaincu économiquement le Japon à la fin des années 1980, en même temps qu’ils ont gagné politiquement contre les Soviétiques, mais pas seul, car Jean Paul II a joué le rôle que l’on sait. Mais c’est surtout économiquement que l’Union soviétique a joué sa défaite. Et ce triomphe des Etats-Unis, qu’il faut modérer car ils ont été aidés, a été interprété comme la victoire d’un tandem, celui de l’économie de marché et de la démocratie. D’ailleurs, beaucoup d’intellectuels ont associé, pour de bonnes raisons, la démocratie et l’économie privée avec le marché. En fin de compte, le monde était plus simple, idéologiquement parlant, dans les années 1980. D’un côté, la démocratie et l’économie de marché, de l’autre, la dictature et l’économie planifiée. Et, un soir de décembre 1989, les Allemands de l’Est franchissant le mur et recevant en guise de bienvenue quelques billets libellés en marks pour les dépenser dans les centres commerciaux de Berlin Ouest.

On va dire pour faire simple qu’un round de l’Histoire moderne s’est achevé et qu’un autre commence, avec des contours visibles en 2008. L’économie de marché, la démocratie (alliée à l’Etat de droit), la croissance et la prospérité ont été un peu vite associées comme les quatre points cardinaux du destin des hommes dans un monde de commerce, d’échanges et de réalisations individuelles. Bref, quand les hommes sont libres, dans un Etat de droit, libres d’entreprendre, de s’exprimer dans la rue et les médias, dans les limites des règles de droit servant à garantir les libertés individuelles, eh bien, l’économie prospère et le niveau matériel des gens s’accroît. Les gens sont-ils plus heureux pour autant ? Nous n’en savons rien. Nous sommes certains d’une chose, les inégalités prospèrent également. De 1989 à 2008, deux décennies de progression économique, d’innovations technologiques disparates, mais tangibles dans certains domaines, notamment le numérique. Des inégalités en augmentation et des profits aussi, papillonnant dans ce chaos dynamique des placements à risque.

2008. La donne est nouvelle. Cette fois, une nation fait douter l’Occident. La Chine est en passe de devenir un géant mondial et de réaliser la synthèse entre le communisme soviétique et le dynamisme japonais. Bref, les deux armes qui ont été vaincues en 1990 et qui, cette fois, prennent une autre dimension. Les Américains, l’Europe et l’Asie jouent des parties géopolitiques avec des moyens jamais atteints. Alors que cette fausse martingale entre économie de marché et démocratie est déjouée par la Chine qui, contrairement à l’Union soviétique, affiche une croissance fulgurante et peut maintenant jouer dans la cour des grands. Pour preuve, les officiels français obligés de se coucher face au géant chinois après les insurrections anti-chinoises contre cette flamme flamboyante et arrogante promenée dans les nations sans qu’elle serve le sport. Juste la fierté du pays organisateur. Les sportifs ont été instrumentalisés dans un affrontement qui ne les concerne pas. Et les affaires continuent. Raffarin en Chine, c’était pour maintenir les bonnes relations économiques. Et rien d’autre. Raffarin, le symbole de l’économie qui ne rechigne pas à prospérer indépendamment des conséquences. Raffarin, qui a donné des subventions pour les industries des jeux en ligne, qui abrutissent la jeunesse, mais peu importe les résultats, seule compte la croissance. Raffarin, le plus Chinois de nos politiciens.

De fil en aiguille, nous parvenons à la conclusion de cette parabole. Le précédent round a montré que la démocratie était indissociablement liée à l’économie de marché et à la croissance. La Chine montre que cette équation n’a rien de téléologique. Une fin de l’Histoire non démocratique est envisageable compte tenu du progrès et de la nature humaine. Ce qui signifie une chose pour nous, Occidentaux. C’est que la démocratie et les droits de l’homme ne sont pas la condition sine qua non pour faire des affaires et de la croissance. Nos dirigeants l’avaient saisi depuis les conclusions de la Trilatérale. Il se peut même qu’un peu d’autorité, de propagande populiste et de dictature puissent améliorer la croissance. Cette question n’est pas à l’ordre du jour, mais elle peut le devenir, au gré de quelques évolutions d’ici cinq ans. La Chine, quant à elle, a montré que le progrès économique ne repose en rien sur une nécessité démocratique et qu’une dictature raisonnable peut maintenant rivaliser avec les économies occidentales.

2008 pourrait bien symboliser une année charnière. Et la flamme des JO incarner la flamme de nos libertés. Car le profit n’ayant aucune préférence, il sait maintenant que la démocratie n’est pas l’unique système où il peut prospérer. La Chine ayant démontré le contraire. Les Occidentaux veulent imposer les droits de l’homme à une Chine qui n’en a pas besoin alors que les élites occidentales pourraient très bien convenir que la prospérité économique n’est plus garantie par les droits de l’homme, les grands principes ayant guidé les démocraties. Introduire une dose de coercition ne les rebuterait pas. On voit bien ce qui se passe aux Etats-Unis, au Royaume-Uni. Si on lit les événements, on s’aperçoit que l’objectif n’est pas tant d’imposer les droits de l’homme à la Chine que d’éviter que nos libertés soient rognées et que nos dirigeants se prennent à trouver quelque légitimité dans la gouvernance chinoise. Prenons garde, nous pourrions prendre quelques plis chinois plus vite que nous ne le pensons et sans y prendre garde ! Alors, soyons vigilants et admettons une bonne fois pour toutes que les droits de l’homme ne sont nullement la garantie de l’efficacité matérielle d’un pays et encore moins une universalité garantie par un absolu ou une transcendance. Les pragmatiques ne voient que l’universalité de l’efficace et c’est la seule qui se teste, sur le terrain de la concurrence et des résultats chiffrés. Et cette divine liberté ? Si tel est le cas, la martingale n’a pas encore été révélée par quelque prophète. Alors, en l’absence de Dieu, faisons nôtre le sort des droits de l’homme qui, maintenant, s’imposent comme un choix et qu’on peut défendre selon plusieurs ressorts car c’est par conviction et par choix que nous optons pour un régime avec des droits, une démocratie et des partis, car la liberté nous l’aimons (ou pas) ; ou bien le régime du parti unique comme en Chine, un régime qui monte en croissance, mieux que l’ancienne URSS. Le pire étant l’obsession droit-de-l’hommiste, un dogmatisme stupide qui dessert la cause, comme les intégristes desservent les religions sincères. Le plus raisonnable étant une défense raisonnée, mettant en avant les avantages et les valeurs qu’on peut trouver dans la liberté. Etre digne, homme, responsable, rester droit, penser droit, même si notre action vacille. Le reste sera une affaire d’initiés et de mystère. Dieu pousse vers la Liberté, mais nul ne le sait et ceux qui le savent ne peuvent le dire sans risquer d’être moqués ou pire, desservis !

Le miroir de la Chine doit nous faire prendre conscience que la partie n’est pas jouée et qu’il faut défendre les libertés. Quoi qu’il se passe, la Chine vacillera comme l’Union soviétique. Nul ne peut savoir si elle s’effondrera. Le plus certain étant qu’elle se stabilise après une période de croissance soutenue. Mais nous, Occidentaux, devons choisir vers quel horizon nous voulons tendre, sachant que, maintenant, la démocratie n’est plus radicalement liée au confort matériel et à la croissance. Alors la question de la liberté est entre nos mains et nos pensées. On ne le répétera jamais assez. Le rapport entre le politique et le profit est un jeu (une articulation). Dans une certaine mesure, le tandem démocratie et capitalisme, jugé gagnant gagnant, a été imposé par les élites et les intellectuels comme une évidence presque naturelle, du reste empiriquement prouvée par la chute du Mur. Mais, au vu du succès de la Chine, un contre-modèle apparaît. Alors, au lieu de harceler ce pays pour l’infléchir et lui imposer un devenir démocratique, nous ferions mieux d’être vigilants chez nous et observer si quelques éléments démocratiques ne vont pas être retirés. Parce que le capital juge que la croissance et le profit ne sont plus associés dans un tandem gagnant gagnant avec la « démocratie étendue », enfin, plus comme dans les années 1970-90. Et parce que les médias savent aussi y faire pour égarer les citoyens et imposer quelques entorses aux libertés, surtout loin de nos côtes atlantiques, chez nos amis qu’on déteste tant. Le plus inquiétant, c’est que les Etats-Unis finissent par ressembler à la Chine avec, comme le dit malicieusement le « grand écrivain » Gore Vidal, un seul parti doté de deux ailes, l’une démocrate l’autre républicaine. Vivre dans un pays de libertés, ce n’est pas vivre avec de l’eau et des moyens naturels, c’est opter pour un choix qui n’a rien d’évident, pas comme l’eau qui coule sous les ponts. On ne naît pas libre, on le devient. On ne vit pas libre spontanément, on le décide !


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