L’injustice du talent

par Philippe Bilger
mercredi 25 avril 2007

Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, la droite et la gauche, vont s’affronter le 2 mai sur les écrans de télévision, au cours d’un débat qui fera sans doute un record d’audience.
Sera-ce un débat de rêve, tel que le citoyen le plus exigeant et le moins démagogue pourrait le souhaiter ? Je n’en sais rien.
Entre la personnalité et le projet, il y a, peut-être, le talent. Pour la première, les psychologues ont déjà pu s’en donner à coeur joie. Pour le second, les analystes politiques continueront d’effectuer leur travail et noteront scrupuleusement les tendances lourdes, les variations et les constantes.


Mais pour le talent, qui s’en occupe à l’heure actuelle ? Qui ose en dire un mot ? Pourquoi cette retenue, cette réserve ? Pourtant elles sont essentielles, cette technique et cette disposition qui constituent la meilleure passerelle possible entre l’être et son message. Je devine qu’évoquer le talent dans une campagne présidentielle peut paraître insultant ou réactionnaire, une offense à la gauche ou une déviation de droite.
Pourtant, le talent s’est imposé et s’impose comme un partenaire incontournable du débat politique. Cette réflexion guère originale m’est venue en lisant les doléances des candidats défaits, notamment à l’extrême gauche, et en rapprochant les deux succès incontestables, sur le plan de la forme, de ce premier tour. Ceux de Nicolas Sarkozy et d’Olivier Besancenot.
Lorsque Marie-George Buffet ou José Bové cherchent désespérément les raisons à mon sens de leur bienfaisant fiasco, notamment dans Libération, ils mentionnent le vote utile, l’inégalité médiatique ou la diversité de l’offre altermondialiste mais oublient à dessein le principal, sinon leur absence de talent, du moins leur faible aptitude à l’expression et à l’incarnation drue, charnelle et sensible de leur parole dans l’espace.
Ce n’est pas tout que de savoir parler avec classicisme et dans un bon français. Les improvisations et les mots d’esprit de Philippe de Villiers ont semblé être préparés de si loin et de si longue date qu’ils perdaient l’impact que l’orateur prétendait leur donner. Lorsque tel ou telle énonçait avec une redoutable platitude un mensonge ou une absurdité, ceux-ci choquaient parce qu’aucun élan intime, aucune grâce - innée, acquise ou mixte - ne les embellissait, ne les transcendait, pour en rendre l’écoute acceptable même pour l’auditeur le plus rétif au fond de cette argumentation.
Si Olivier Besancenot a dominé à la fois l’extrême gauche, les écologistes, le sympathique Nihous ou la faconde glaçante d’un Schivardi, ce n’est pas que son projet était meilleur que le leur - il faisait froid dans l’esprit, notamment avec cette coupure scandaleuse de la France en deux  : nos vies et leurs profits ! - mais parce que le talent, cette étincelle qu’aucune bureaucratie ne peut éteindre, qu’aucune lutte des classes ne peut expliquer et aucune révolution abolir, irriguait ce que sa personne avait à dire, ce que le militant désirait transmettre.
De l’autre côté, si Nicolas Sarkozy a pris largement le dessus sur ses trois adversaires principaux, c’est d’abord, et peut-être même surtout, parce que la différence s’est faite sur une agilité intellectuelle, sur une dialectique, sur une capacité à rebondir sur ce qui devait déstabiliser, sur une aptitude à rendre le sulfureux banal, voire évident, sur un ton qui mêlait intimement la passion de convaincre et la densité forte du langage.
Ce ne sont pas seulement les facettes d’un talent d’avocat. Si Nicolas Sarkozy l’a été, Olivier Besancenot a abordé un autre chemin professionnel. Qu’on le veuille ou non, elle est là, la scandaleuse inégalité d’une campagne. C’est la dévastatrice inégalité des dons, des subjectivités ennuyeuses ou "qui ont de la présence", comme on le dirait d’un acteur. Des paroles existent quand d’autres coulent dans l’indifférence. Le talent, c’est ce qui vient bousculer avec un total arbitraire la vanité un tantinet compassée des justes causes ou conforter les argumentations déjà les plus solides. Aucun Conseil constitutionnel, aucun Conseil supérieur de l’audiovisuel n’y peut rien. C’est l’irruption de la nature dans la démocratie et de la royauté en République.
Le talent est injuste, le talent est élitiste. Olivier Besancenot, vous avez quelque chose en vous qui ne ressemble pas à votre idéologie. Une part d’inventivité libre, un "je" pour une fois délesté heureusement du "nous", un singulier échappant à toutes les séductions trop sérieuses du pluriel. Nicolas Sarkozy, vous savez depuis longtemps que vous possédez ce don et ce souffle qui anime. L’essentiel est que vous ne le sachiez pas trop et que ceux qui parlent à votre place ne nous découragent pas. Le talent n’est pas forcément contagieux. Il vient rappeler à ceux qui pourraient en douter que tout le monde ne se vaut pas, qu’il y a des miracles et des pesanteurs, quelques élus et beaucoup de recalés.
Nicolas Sarkozy, Olivier Besancenot, un rêve de débat. J’aurais voulu être au premier rang.
Le 2 mai, nous aurons enfin un débat. C’est déjà beaucoup.


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