Montgolfier : le plan de carrière, premier ennemi d’un magistrat
par Paul Villach
mardi 13 février 2007
L’injustice tragique commise par l’institution judiciaire à Outreau a eu au moins le mérite de délier les langues. Le travail de la commission parlementaire y a aidé, en confirmant ce que chacun redoutait en secret, pour peu qu’il ait eu déjà affaire au microcosme juridictionnel : nul ne saurait se dire à l’abri d’un système qui à tout moment peut devenir fou avec, en plus, le prestige de l’autorité.
Fini la formule rituelle de révérence :« J’ai confiance en la justice de mon pays » ! Seulement, quelle société démocratique peut survivre sans un organe de résolution des conflits qui doit d’abord être jugé lui-même au-dessus de tout soupçon ?
Une impossible table rase.
Pour expliquer ce naufrage, certains allèguent le manque de moyens dévolus à la Justice. C’est indéniable. Les délais pour obtenir un jugement, puis un arrêt, sont souvent déraisonnables : la Cour européenne des droits de l’homme condamne régulièrement la France pour ce grief. Mais un accroissement de moyens suffira-t-il à soigner le mal qui ronge cette institution ? L’ouvrage d’Éric de Montgolfier, procureur à Nice, « Le Devoir de déplaire », paru récemment aux éditions Lafon, livre un terrible état des lieux dont la réhabilitation ne dépend pas seulement d’un accroissement d’équipement, mais d’un changement radical du type de magistrat qu’on éduque aujourd’hui pour juger les autres. On serait tenté par la solution qu’avec humour, l’auteur dit avoir suggérée à un Garde des sceaux à propos de la juridiction de Nice dont il venait de découvrir à quel point elle était sinistrée : il faudrait « remplacer l’ensemble des magistrats de telle sorte qu’on provoque une nouvelle naissance ». Mais c’est impossible. On a la justice de la société dans laquelle on vit. Et un changement de société ne se décide ni par décret ni même par un vote.
« Une culture de soumission » avant tout
Quel est donc ce type de magistrat que cette société et sa justice produisent aujourd’hui ? C’est un individu dressé dans « une culture de soumission », selon le titre d’un chapitre. Recruté au terme d’épreuves « (mesurant) la conformité du candidat aux idées reçues », le magistrat apprend principalement à se soumettre en toutes circonstances aux ordres d’une hiérarchie omniprésente. L’auteur se rappelle encore avec une consternation amusée son unique cours reçu sur « l’éthique judiciaire » : il s’agissait de savoir se présenter au premier président de la cour d’appel et au procureur général... les gants à la main.
- En fait, un magistrat peut bien avoir de réels pouvoirs ; mais à quoi lui servent-ils, s’il ne veut pas s’en servir ? Le premier ennemi d’un magistrat, en somme, selon É. de Montgolfier, c’est lui-même et son plan de carrière ; or, celle-ci dépend de la courbe qu’il donne à son échine sans avoir jamais l’espoir de la redresser. Une formule enfantine mais symbolique revient souvent ; elle a raison de toute velléité de résistance : « M. le ministre ne sera pas content ! » ou alors c’est « le Cabinet » ou « M. le procureur général » qui « ne seront pas contents ! ». Cette formule magique, rappelant le père qui « fait les gros yeux » à son chenapan d’enfant, a le don d’écarter les poursuites malencontreusement engagées contre tout protégé hiérarchique. Parfois, tout de même, pour ménager l’amour-propre du magistrat, à genoux mais en toute indépendance, le ministère préfère user d’« une formule fleurie », écrit l’auteur, suggérant sans contraindre : « Votre projet n’appelle pas d’observations de ma part, lui est-il suavement signifié. Je ne puis toutefois que vous laisser le soin d’apprécier s’il ne conviendrait pas davantage de classer cette affaire sans suite. » Le magistrat indépendant sait tout de suite ce qu’il lui reste à faire. En somme, s’il veut avancer dans la carrière, il lui faut d’abord « savoir téléphoner » ou « faire des rapports », c’est-à-dire en référer à sa hiérarchie avant toute décision importante ou « sensible » à la classe dirigeante.
- Ce magistrat indépendant est donc sous la surveillance constante d’une hiérarchie qui forcément le note. L’événement se reproduit tous les deux ans « C’est l’heure terrible, écrit cruellement l’auteur, où tant de ceux qui font trembler les justiciables, tremblent à leur tour. » Il y a de quoi ! Une jeune magistrate, par exemple, peut être ainsi appréciée par un premier président de cour d’appel : « Bien que célibataire, elle mène une vie privée irréprochable. » « L’œil était dans la tombe, disait Victor Hugo, et regardait Caïn. » Ici, l’œil est dans l’alcove et regarde même ce qui ne le regarde pas.
« Selon que vous serez puissant ou misérable... »
L’autre maître mot, qui fait florès à Nice, mais sans doute aussi partout où règnent des féodaux, c’est le mot « arrangement » : entre magistrats et politiques dont les pratiques s’affranchissent de la loi, on est invité à « s’arranger ». Autant dire que la morale des « animaux malades de la peste » de La Fontaine n’a pas pris une ride : « Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. » Le fameux principe de « l’opportunité des poursuites » dont le magistrat est seul juge, laisse, en effet, une large marge de manoeuvre où l’intérêt collectif n’est qu’un critère parmi d’autres. La machine juridictionnelle est ainsi conçue pour pouvoir tordre le droit à sa convenance, et du coup, le cou à la Justice.
Des pressions constantes.
Seule, par extraordinaire, la conscience de quelques hommes peut parfois parvenir à l’enrayer. Mais à quel prix ?
- Dans l’affaire de corruption du match de football Marseille/Valenciennes, n’a-t-on pas entendu, le 14 juillet 1994, le président de la République, lui-même, dire publiquement toute l’estime qu’il portait à Tapie, le délinquant poursuivi et tenter ainsi d’entraver une justice qui, pour cette fois, fonctionnait selon la loi et parce que des magistrats en avaient la volonté ? De même, en 2003, dans l’affaire « Vo / Smet », où le chanteur Halliday était accusé de viol, c’est l’épouse du chef de l’État, souligne l’auteur, « sans autre légitimité que celle qu’engendre son statut conjugal » qui a menacé devant les caméras de télévision : « ceux qui s’en prendraient à Johnny le paieraient, les Français n’aiment pas ça. ». « Dans aucun dossier de cette sorte, s’indigne É. de Mongolfier, je n’ai vu la plaignante aussi maltraitée par l’institution judiciaire, avant même qu’il ait été établi quoi que ce soit contre elle qui se posait en victime. »
- Quant au procureur qu’il est, É. de Montgolfier n’a pas été épargné : tantôt c’est sa note administrative baissée qui est jetée en pâture à la presse pour discréditer son action, tantôt c’est un rapport confidentiel de l’inspection des services du ministère de la Justice sur la juridiction niçoise où il exerce, qui est publié aussitôt sur Internet pour dénoncer ses comportements hasardeux, voire partisans, quand on ne l’accuse pas de se fonder sur des ragots.
« Des juges jaunes » ?
La mise à l’écart d’un magistrat indélicat prouvera pourtant le contraire. Le procureur et les magistrats qui travaillent à ses côtés n’ont pas affabulé.
- Il sera reproché par l’instance disciplinaire au juge Renard d’avoir « perdu les repères éthiques indispensables à l’exercice des fonctions de magistrat en même temps que tout crédit juridictionnel à l’égard des auxiliaires de justice et des justiciables. » Peut-on être assuré que tous ceux qui sont en poste aujourd’hui conservent précieusement ces repères et ce crédit ? L’affaire d’Outreau incline-t-elle à le croire et avec elle, nombre de procédures obscures vécues comme des injustices flagrantes ?
- On a souvent entendu dans le passé « fustiger ces juges que l’on dit ‘’rouges’’ » ; c’est, écrit l’auteur, « le grand air du complot qu’entonnent volontiers ceux qui prétendent échapper aux règles ordinaires ». « Pourtant, ajoute-t-il, les mêmes restent muets quand des magistrats complaisants démontrent à l’envie que la pauvreté vient plus volontiers encore au secours du pouvoir quelque forme qu’il adopte ». Or ces « juges jaunes » ne sont-il pas plus dangereux par leur discrétion même ? Il n’est pire eau que l’eau qui dort. « Les gens sans bruit sont dangereux. dit encore La Fontaine. Il n’en est pas ainsi des autres ».
Le livre d’Éric de Montgolfier montre à l’évidence que la crise de la justice ne sera pas résolue par une simple augmentation de moyens humains et matériels, même s’ils sont nécessaires. Elle ne le sera pas davantage par de simples améliorations de procédures pour éviter l’erreur. Il faudrait en fait pouvoir protéger le magistrat contre ses propres appétits qui le poussent à une soumission aveugle à l’autorité hiérarchique s’il veut faire carrière ! Mais comment y parvenir ? Une chose est sûre, une société démocratique ne peut survivre si sa Justice doit dépendre de la seule rencontre fortuite d’un magistrat honnête ? Combien de magistrats sortent indemnes du laminoir par où ils doivent passer, puisque pour faire carrière il leur faut plaire ? Sont-ils si nombreux à préférer rendre justice plutôt qu’ à faire carrière ? Quant aux autres, même La Fontaine n’a plus le dernier mot : "D’un magistrat ignorant, c’est la robe qu’on salue, disait-il". Mais de celui qui sait très bien ce qu’il fait, que reste-t-il à saluer ?