Quelques perles dans le jardin du travail salarié

par Michel J. Cuny
vendredi 28 février 2025

Après avoir rappelé que nous ne sommes ici que du côté des revenus, et non pas encore de celui des patrimoines, intéressons-nous à ce que Thomas Piketty nous dit des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes toujours en France :

« […] les inégalités de revenus progressent fortement de 1945 à 1966-1967 (la part du décile supérieur passe de moins de 30 % du revenu national à environ 36 %-37 %), puis diminuent fortement de 1968 à 1982-1983 (la part du décile supérieur retombe à tout juste 30 %) ; et enfin les inégalités augmentent régulièrement depuis 1983, si bien que la part du décile supérieur atteint environ 33 % dans les années 2000-2010). » (Idem, page 454.)

Comme on le sait, la période qui commence en 1945 a été fortement marquée par la présence de Charles de Gaulle à la tête de l’État, et par l’ensemble des ordonnances qu’il a pu prendre sans aucun contrôle et dans toutes sortes de domaines ; schéma qui s’est reproduit, à peu près à l’identique, en 1958 et au-delà. Le résultat sur les inégalités de revenu est criant… Il y a eu ensuite la secousse de 1968 et, tout spécialement, la grève générale. Et puis le tournant socialiste de 1983…

Pour la période qu’on pourrait dire "gaullienne", Thomas Piketty résume ainsi l’évolution :
« La forte hausse des inégalités françaises entre 1945 et 1967 conjugue à la fois une forte hausse de la part du capital dans le revenu national et des inégalités salariales, tout cela dans un contexte de forte croissance économique. » (Idem, page 455.)

Or, en régime capitaliste, croissance veut tout d’abord dire élargissement de l’extorsion de plus-value, et donc travail de production dûment soumis à la technologie ambiante et à la hiérarchie qui la gouverne :
« Les salaires des cadres, ingénieurs et autres personnels qualifiés progressent structurellement plus vite que les salaires bas et moyens dans les années 1950-1960, et dans un premier temps personne ne semble s’en émouvoir. » (Idem, page 455.)

Un peu plus loin, Thomas Piketty ajoute ceci :
« […] le pouvoir d’achat du salaire minimum avait progressé d’à peine 25 % entre 1950 et 1968, alors que le salaire moyen avait plus que doublé. » (Idem, page 456.)

Arrive, alors, mai 1968, qui fait découvrir à la France entière la modicité du salaire minimum…
« […] pour sortir de la crise, le gouvernement du général de Gaulle signe les accords de Matignon, qui comprennent notamment une hausse de 20 % du salaire minimum. » (Idem, page 456.)

Il semble alors que la pyramide des revenus - et tout spécialement des salaires - ait été travaillée depuis sa base par un mouvement apparemment irrépressible :


« Le salaire minimum sera officiellement indexé - partiellement - sur le salaire moyen en 1970, et surtout tous les gouvernements successifs de 1968 à 1983 se sentiront tenus d’accorder presque chaque année de très forts "coups de pouce", dans un climat social et politique en pleine ébullition. » (Idem, page 456.)

Négligeant de faire le lien avec la situation très basse du salaire minimum au moment où éclate la grève générale de mai 1968, Thomas Piketty peut nous donner une impression d’amélioration plus que spectaculaire :
« C’est ainsi que le pouvoir d’achat du salaire minimum progresse au total de plus de 130 % entre 1968 et 1983, alors que dans le même temps le salaire moyen ne progresse que d’environ 50 %, d’où une très forte compression des inégalités salariales. » (Idem, page 456.)

Tout est évidemment relatif…

Mais ensuite Thomas Piketty nous promène dans les sables, et sans nous le dire :
« Tirée par la forte hausse des bas salaires, la masse salariale dans son ensemble progresse sensiblement plus vite que la production au cours des années 1968-1983, d’où la baisse considérable de la part du capital dans le revenu national étudiée dans la deuxième partie et la compression particulièrement forte des inégalités de revenus. » (Idem, pages 456-457.)

Or, il ne s’agit plus, là, du seul salaire minimum, mais d’une masse où figurent les enfants du baby-boom et… les hauts salaires. De quoi faire du chiffre.

Deux mots pour situer le début des années Mitterrand survenu au lendemain d’un accroissement prolongé de la masse salariale…
« Le mouvement s’inverse de nouveau en 1982-1983. » (Idem, page 457.)

Élargissement des inégalités de revenus donc, et de façon apparemment très conséquente :
« La rupture est tout aussi nette que celle de 1968, mais dans l’autre sens. » (Idem, page 457.)

Ayant esquissé, à grands traits et sans véritable précaution de méthode, l’évolution des revenus du travail (c’est son vocabulaire), Thomas Piketty s’enquiert de ce qu’il présente comme une sorte d’alter ego - les revenus du capital :
« […] la part des profits n’a finalement fait que retrouver autour de 1990 le niveau qui était le sien à la veille de Mai 1968. » (Idem, page 457.)

Dans ce cas, Thomas Piketty traite directement du capital occupé à extraire les fruits de l’exploitation, mais ensuite il étend la problématique à l’ensemble du patrimoine pour évaluer la totalité des revenus de ce qu’il appelle - de façon toujours aussi erronée - le capital :

« Si l’on prend en compte les loyers (et non seulement les profits) dans les revenus du capital, ainsi qu’on doit le faire, alors on constate que cette remontée de la part du capital dans le revenu national s’est en réalité poursuivie dans les années 1990-2000. » (Idem, page 458.)

Or, la part des revenus du "capital" est sans doute sous-évaluée, nous dit-il, pour la raison que…
« […] la sous-déclaration des revenus du capital conduit à sous-estimer légèrement la hausse des hauts revenus […]. » (Idem, page 458.)

Mais également pour une autre raison qu’il indique un peu plus loin :
« Il faut ajouter à cela qu’un phénomène nouveau a débuté en France à partir de la fin des années 1990, à savoir un fort frémissement à la hausse des très hauts salaires, et en particulier des rémunérations des cadres dirigeants des grandes entreprises, et des rémunérations pratiquées dans la finance. » (Idem, page 458.)

C’est-à-dire que, pendant que le salaire minimum a subi les avatars que nous savons depuis sa création au début des années 1950, un élément qui fait lui aussi partie des "revenus du travail" a pris une ampleur encore jamais vue :
« La part du centile supérieur de la hiérarchie des salaires, qui était inférieure à 6 % de la masse salariale totale pendant les années 1980-1990, s’est mise à progresser régulièrement à partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000, et est en passe d’atteindre 7,5 %-8 % de la masse salariale à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Il s’agit d’une progression de près de 30 % en une dizaine d’années, ce qui est loin d’être négligeable. » (Idem, pages 458-459.)

Mais il y a, là aussi, mieux encore :
« Si l’on monte plus haut encore dans la hiérarchie des salaires et des bonus, et si l’on étudie les 0,1 % ou les 0,01 % des salaires les plus élevés, on trouve des progressions plus fortes encore, avec des hausses de pouvoir d’achat supérieures à 50 % en dix ans. » (Idem, page 459.)

C’est donc dans cette tonalité tout à fait attrayante qu’a été donné le coup d’envoi du troisième millénaire en France. Ça promet.

Michel J. Cuny


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