Un tribunal populaire ?
par Philippe Bilger
lundi 16 octobre 2006
Le 12 octobre, dans un discours à Périgueux, Nicolas Sarkozy a proposé,
pour les affaires les plus importantes en correctionnelle, qu’on
"introduise le jury aux côtés des magistrats, comme c’est déjà le cas aux
assises". Seul Le Figaro, à ma connaissance, a fait un sort à cette
suggestion, sous la signature de Stéphane Durand-Souffland.
Elle mérite d’être examinée avec le plus grand sérieux. Son caractère apparemment jeté comme une idée "sur la soupe" laisse croire que la provocation qu’elle représente vaut plus que la qualité de son fond. Et ce n’est pas la présence sur la tribune de Pascal Sevran, avec certains ministres, qui me convaincra de sa validité !
En effet, je ne suis pas persuadé que cette proposition, le bilan correctement établi, constitue une avancée pertinente en l’état. Certes, deux arguments peuvent être avancés qui semblent donner tort à mon opposition. D’une part, placer le peuple au coeur de la juridiction pénale de droit commun - le tribunal correctionnel -, en soi s’accorde tellement à mon souci de lier le plus possible le citoyen à la justice, que le principe est frappé d’une sorte d’évidence. D’autre part, pour répondre à la crise quantitative - à supposer qu’elle concerne au premier chef les magistrats -, éliminer deux juges professionnels sur trois pour les remplacer par des jurés permettrait de dégager un volant de magistrats qui pourraient être utiles pour d’autres tâches.
Tout de même, en face de ces apparents avantages, que d’interrogations ! On ne peut pas se contenter de plaquer le débat criminel sur l’audience correctionnelle parce que l’un et l’autre correspondent à des logiques différentes.
Si le jury est irremplaçable dans les cours d’assises, c’est d’abord parce qu’il est naturel - même si le citoyen ne le comprend pas toujours - que les crimes suscitant en général une forte indignation sociale soient appréhendés par le peuple. Celui-ci donne aux arrêts rendus une légitimité incontestable, que la possibilité d’appel n’a pas altérée, puisque les jurés sont plus nombreux qu’en première instance. C’est ensuite parce que l’absence de motivation due à la plénitude de l’intime conviction et à l’impossibilité de la résumer collectivement dans un écrit se trouve en totale correspondance avec la tâche du jury criminel. Autrement dit, on n’a pas décidé de jeter les citoyens au beau milieu de la procédure. On a élaboré une procédure qui justifiait la présence des citoyens lors du procès.
Pour l’audience correctionnelle, à l’évidence la situation est inverse. Le tribunal a la charge de rendre un jugement dont j’admets que parfois, la motivation est sommaire, mais le plus souvent, dans les affaires significatives, soignée et dense. Le président, si on se réfère exactement au jury criminel, connaîtrait le dossier, tandis que les deux citoyens à ses côtés en ignoreraient la teneur. C’est le magistrat, donc, qui à l’évidence effectuera le travail d’argumentation et d’écriture, après un délibéré où sa présence sera forcément hégémonique sur le plan intellectuel et juridique, contrairement aux assises, où le nombre des jurés empêche de fait toute vélléité de pression des professionnels sur eux.
Les inconvénients auxquels je fais allusion et qui résulteraient inéluctablement de l’incarnation d’une telle proposition, formulée à la va-vite, seraient aggravés d’ailleurs par le fait que Nicolas Sarkozy suggère que ces jurés ne devraient sièger en correctionnelle que "pour les affaires les plus importantes". Il y aurait par conséquent une justice pénale à double vitesse et à composition différente. On imagine aisément les difficultés et le désordre qui en découleraient sur le plan de l’administration de la justice.
Si on voulait à toute force conserver l’idée, la seule manière de la rendre acceptable, avec encore des objections, serait de mettre en oeuvre une procédure totalement accusatoire. La fonction de juge d’instruction serait supprimée, et après une enquête d’une courte durée et couverte par un secret absolu, on parviendrait au débat public et contradictoire de l’audience. Le magistrat qui présiderait, entouré par les deux juges non professionnels, deviendrait plutôt un arbitre "à l’américaine", laissant la défense et l’accusation exposer leurs thèses et confronter leurs arguments. La décision serait élaborée par la suite dans des conditions qui n’effaceraient pas les mauvais effets du système précédent mais les atténueraient. Apparemment, il est hors de question de s’avancer dans la réforme au point que le juge d’instruction et sa surfaite mythologie passeraient à la trappe.
On voit bien qu’on ne peut pas, au nom d’une philosophie bienfaisante de restauration de la confiance entre les citoyens et l’institution judiciaire, introduire le peuple n’importe comment dans les rouages de celle-ci. Tout est concevable. C’est même l’infinie liberté de la pensée et de l’imagination que de permettre à l’esprit d’emprunter les chemins les plus débridés. Mais il convient de voir de près et attentivement si la mesure projetée est d’abord possible, et d’examiner ensuite les incidences négatives ou positives qu’elle ne manquerait pas d’avoir sur l’architecture générale de la justice.
Au fond, pour satisfaire cet objectif légitime, dont la réalisation verrait la démocratie et la justice rassemblées et solidaires, il ne me semble pas que les changements procéduraux soient le meilleur outil. Je crois davantage dans la capacité et la prise de conscience d’une justice qui comprendrait, enfin, que le citoyen est à la fois son but exclusif et son juge légitime. Pour qu’on la considère, qu’elle en offre au peuple les moyens !
En dépit de tous les mauvais augures, mille signes montrent qu’on avance sur ce chemin.