Ronds de cuir et petits trous
par Jules Elysard
samedi 12 avril 2014
On parle parfois des suicides en entreprises. On parle de harcèlement moral, de burn-out, de karochi. Le monde du travail n’est pas sans danger. La presse a rappelé avec raison que des chômeurs mettent fin à leur jour pour mettre fin à leurs ennuis. Des cultivateurs isolés et endettés. Des petits patrons qui croulent sous les charges.
Mais les suicides les plus emblématiques sont ceux qui ont lieu dans de grandes entreprises comme Renault ; des services publics comme Pôle Emploi (qu’en disent les chômeurs ?) ; et Orange qui tient des deux univers public et privé, puisque son nom était encore récemment France Télécom et naguère le T final des PTT (ou des P&T).
En effet, cette société Orange, dont l’Etat n’est plus qu’un des actionnaires, est encore infestée de « fonctionnaires » (qui sont tous actionnaires puisque, ceux qui n’avaient pas souhaité le devenir dans des conditions pourtant avantageuses, le sont devenus lorsque l’entreprise leur a offert des actions, il y a quelques années, afin d’acheter leur adhésion au projet et à la culture de la dite entreprise).
Ces « fonctionnaires » ont pour caractéristique principale d’avoir la « garantie de l’emploi », garantie saugrenue dans un monde qui change et dont la morale, l’idéologie et la religion sont la « prise de risque ». De mauvais esprits, qui ne savent pas l’économie, et notamment le management des affaires et des ressources humaines (« l’économie du travail d’autrui », disait Jean Pierre Voyer), parleront des parachutes dorés et des retraites chapeau de ces dirigeants particulièrement brillants que s’arrachent les chasseurs de têtes. Mais là n’est pas le propos. Les « fonctionnaires » n’ont pas le goût du risque et du changement. Leur statut de privilégiés les mettant à l’abri d’un plan social qui aurait pu accroître la productivité de leur entreprise, les dirigeants de cette entreprise n’ont pas eu d’autre choix que de mettre en œuvre des processus d’incitation à quitter volontairement leurs fonctions. Hélas, certains, plutôt que de prendre la porte dignement, ont préféré se jeter par la fenêtre. Tout cela a débouché sur cette « mode des suicides » que déplorait fort opprtunément Didier Lombard, le prédécesseur de Stéphane Richard.
Mais on connaît la psychologie fragile des « fonctionnaires », qu’ils soient enseignants ou employés de bureau. Déjà, au milieu du siècle dernier, le chanteur Serge Gainsbourg moquait le poinçonneur des Lilas qui faisait des trous avant de s’en faire un. Et si on remonte plus loin dans le temps, on trouve ces lignes de Georges Courteline :
Étendu au milieu de la pièce, le dos dans une mare de sang, gisait M. de La Hourmerie que venait d’égorger Letondu.
Ce gaillard-là n’avait pas cané devant l’ouvrage. Il avait tapé comme un sourd, de haut en bas, avec une telle autorité que la pointe du couteau de cuisine dont le cadavre était traversé de part en part entamait une lame du parquet. Le manche seul apparaissait hors du plastron écarlate de la chemise : de quoi Letondu semblait fort satisfait d’ailleurs, chantonnant une petite chanson et jetant des coups d’œil de biais sur son chef-d’œuvre pendant qu’il s’essuyait les mains à la mousseline des rideaux.
Il faut savoir que M. de La Hourmerie était le supérieur hiérarchique de M. Letondu ; que l’auteur dit de lui qu’il « avait l’agacement facile » ; et qu’il tentait de se débarrasser de son subordonné qu’il jugeait fou en suggérant à son directeur (le N+2) « une demande de mise à la retraite en faveur de M. Letondu ».
Le texte de Courteline est paru en 1883. Il est titré Messieurs les ronds de cuir et sous-titré TABLEAU-ROMAN DE LA VIE DE BUREAU.
Quatre ans plus tard, Emile Durkheim publiera son fameux livre sur Le suicide. Mais dans le texte de Courteline, la violence du fonctionnaire est dirigée, non pas contre lui-même, mais contre son manager (son N+1) dont le harcèlement pourtant n’atteignait pas le niveau que l’on peut connaître de nos jours.
De tels incidents pourraient donc se reproduire. A la mode des suicides succéderait celle d’un nouveau type d’homicide. Au temps des rois, on avait créé le néologisme de régicide. Au temps des managers…