IA, la condition artificielle

par lephénix
samedi 24 mai 2025

Le piège informatique global se referme avec la fétichisation de l’IA. Sans que les possédés de l’artificialisation ou autres techno-prophètes de l’avènement d’une conscience machinique n’aient jamais posé la question de son utilité réelle, de son coût écologique insoutenable et du consentement des populations concernées : à qui profite la folle course énergivore à l’IA ? Le philosophe Mathieu Corteel invite à s’échapper du « vide du non-sens bien ordonné de la combinatoire artificielle ».

 

La condition artificielle sera-t-elle la condition planétaire à venir ? La technologisation du monde aboutit à la « combinatoire générative des IA qui propage ex machina des myriades d’images, d’écrits, de musiques et de vidéos ». Cette combinatoire poussée à l’infini se solde par une surproduction jusqu’à l’absurde de simulacres d’informations ou d’oeuvres à une vitesse de création qui « dévalue la part créative du travail humain » - quand cette masse exponentielle de contenus ne menace pas les moyens d’existence de l’espèce présumée laborieuse ou n’attente à sa survie élémentaire.

L’historien des sciences Mathieu Corteel tient cette surproduction par l’IA pour « l’événement philosophique majeur de notre temps ». Car le dit événement « engage le jugement dans les abîmes de la combinatoire ». Aujourd’hui, la question engage pour le moins l’avenir résiduel de l’espèce qui s’en laisse exproprier en creusant son abyssale facture environnementale : « est-il encore possible de distinguer le vrai du faux ? » Par quelle projection anthropomorphique ou quel envoûtement peut-il être possible de faire croire à « l’intelligence » des machines ? Par quelle duperie peut-il être possible d’asséner le fatalisme du « remplacement » de l’intelligence naturelle par la dite IA ? Et dans quel but, pour quel « profit » ?

 

Un saut dans l’absurde

 

Le neurobiologiste Francisco Varela distinguait deux types de machines, « celles produisant autre chose qu’elles-mêmes, qu’il appelle allopoïétiques, et celles qui ajustent leur propre organisation interne en fonction d’un environnement externe, qu’il nomme autopoïétiques  ». Ainsi, une IA est « une machine allopoïétique qui produit des contenus ayant un sens dans le système de représentation humain, mais aucun pour elle-même ». Quant aux dignes spécimen de l’espèce présumée pensante, calculante et prévoyante, ils peuvent être définis comme des « machines autopoïétiques, vivantes,biologiques, des sacs de viande et de neurones » aux prises avec l’entropie par un « ajustement perpétuel de leur organisation interne avec le milieu externe ».

Chercheur associé au département d’hitoire des sciences de Harvard, Mathieu Corteel analyse l’agencement humain-IA procèdant de « la captation et de l’exploitation de la création humaine au profit du Béhémoth du capitalisme cogntif, ce régime d’accumulation dans lequel l’objet de l’accumulation est pincipalement constitué par la connaissance  ». C’est là l’apparent paradoxe de l’actuelle dissociété d’exploitation généralisée, présumée fondée sur la propriété privée : «  pourtant on nous exproprie en permanence de nos productions sous la forme de données a-signifiantes  »...

Derrière « les interfaces, les écrans, les tablettes où nous projetons nos émotions se cache le vide du non-sens bien ordonné  ». La « nature même » de toute machine est abstraite, « elle code de l’immatériel, c’est-à-dire des potentiels d’interaction et d’information  ». Alors, l’IA se résumerait-elle à un « composé de connaissances mécanisées codant des immatériels  » ?

Mais comment ne pas s’y perdre, dans ce « double jeu machinique d’imitation et de connexion » ? L’ « intelligence » fallacieusement prêtée aux machines exproprie l’humanité de son intelligence naturelle et collective. Cette fuite en avant vers l’artificialisation fait vaciller les fondamentaux anthropologiques des populations aliénées et les mène vers le « précipice du non-sens ».

Le philosophe et historien des sciences propose sa « boussole anthropotechnique » sur l’échelle de nos croyances en guise d’instrument de navigation. Les déboussolés de la numérisation ont sans doute pu constater à leurs dépens que les algorithmes « génèrent des externalités négatives à haute fréquence qui impactent le monde depuis l’immatériel vers le matériel : marchandisation à outrance, désubstantialisation du travail, saccage de l’écosystème  ». Et il interpelle : « Sommes-nous condamnés à assister les bras croisés au spectacle algorithmique de notre naufrage civilisationnel ? »

Le néolibéralisme a fait émerger un nouveau type de société autour du contrôle, avec sa boîte noire algorithmique : « Le contrôle est toujours le contrôle de l’avenir dans le présent  ». La preuve par les transactions financières, massivement automatisées et virtualisées : elles sont opérées par algorithmes sur des «  plateformes de négociations virtuelles qui gèrent la richesse du monde à la vitesse de l’éclair  ».

Que signifie une telle automatisation du capitalisme ? Le remplacement des traders, décideurs ou autres « responsables » de... rien ? Le «  totémisme connexionniste du capitalisme cognitif pourrait-il donc tout automatiser, même les dirigeants  » ? D’évidence, « la seule chose qui compte c’est le chiffre pris dans la vitesse des algorithmes  » - le constat clinique est illustré par le roman Cosmopolis de Don de Lilo : « Il s’agit de précipiter le futur à partir de nombres abstraits qui donnent l’illusion de ne pas impacter le monde matériel (...) Le temps est désormais une valeur d’entreprise. Le présent est aspiré du monde pour laisser place au futur des marchés incontrôlés et à un énorme potentiel d’investissement. Le futur devient instant. Ce futur-instant de la finance à haute fréquence c’est l’acmé du processus technologique d’accélération qui nous prive de la résonance avec le monde et nous-mêmes. De l’accélération des moyens de transport jusqu’à l’accélération de l’information c’est le mouvement du capital immatériel qui s’achemine vers un accroissement indéfini  ».

C’est le mouvement perpétuel du pire des cybermondes vers sa mortifère accumulation terminale. Pourquoi ne pas faire bénéficier, pendant qu’il en est encore temps, la société humaine de ce « jeu d’optimisation des marchés financiers en instaurant une taxe minimale automatique qui s’appliquerait à tous les ordres émis, qu’ils aboutissent ou non à l’obtention d’un titre » ? Il y aurait de quoi financer un revenu universel et « redistribuer une part de la richesse de la finance pour favoriser la justice sociale et l’écologie  »... Et pourquoi pas une taxe qui « porterait sur l’utilisation par les technologies de l’information et de la communication des données que nous générons massivement et qui sont exploitées, stockées et vendues à notre insu  » ?

 

L’artificialisation de l’humain

 

L’idée d’un traitement physique de l’information à partir de l’hybridation de la logique et de la mécanique prend corps avec Ada Lovelace (1815-1852), la fille du poète Byron (1788-1824). Elle aurait conçu le premier algorithme de l’histoire en travaillant sur le principe de la « machine analytique » du mathématicien Charles Babbage (1791-1871), inspirée du fonctionnement des métiers à tisser.

Depuis, l’excroissance de la « civilisation » technicienne prospère aux dépens de l’humanité jusqu’à l’infiltration machinique de nos existences, hybridées de force à des gadgets connectés, jusqu’à la délégation de nos pouvoirs d’action, de création et de décision à des interfaces auxquels ertains prétendent attribuer une « pensée » - et jusqu’à l’expropriation massive de l’activité cognitive humaine avant l’autodestruction de la dite « civilisation » technicienne... Un bon usage de l’IA est possible – si l’ « on » s’en tient là... Ainsi, en médecine, l’identification des mélanomes par des IA à réseau de neurones s’avère plus performante que celle effectuée par le meilleur des dermatologues : « Ce savoir-faire ne relève pas d’une induction clinique, car la maladie n’a pas la moindre signification pour la machine. Il s’agit pour elle de reconnaître l’image de élsions cutanées. La machine ne voit pas une maladie, et encore moins un malade ou de la douleur : elle répond à des seuils d’activation  » pour le moins indifférents à la réalité humaine.

Si l’écoute, la parole et l’écriture humaines relèvent d’un travail vivant et incarné, la combinatoire par l’IA « n’est qu’un travail mort ». Le langage humain permet une profondeur de significations : « Il n’existe pas de seuil de saturation du langage. A chaque époque, l’écriture et la parole s’inventent et se réinventent ». Une IA ne vit ni ne meurt mais elle « est toujours et déjà le résultat d’un travail mort ».

La voracité énergétique de la mégamachine numérique consume toujours plus de ressources – à commencer par le foncier car il faut toujours plus de terres à bétonner pour les datas centers, plus d’eau pour les refroidir, plus de métaux technologiques et de pétrole, de guerres énergétiques pour leur contrôle et toujours plus d’extractivisme. C’est bien la planète entière qui se meurt de ce « travail mort »... La silicolonisation numérique précipite l’épuisement des ressources vitales : faudra-t-il bientôt choisir entre se connecter ou ... boire de l’eau potable ? Mathieu Corteel cite l’empereur Marc Aurèle (121-180) qui exerçait son magistère en une époque bien moins rageusement écocidaire : « Le présent est à tous ; mourir c’est perdre le présent ». Une manière de rappeler que l’IA « pourra bien tout coder, transcoder et ordonner, il nous restera le présent du récit et les associations libres de séries  ».

Le présent « lui demeure étranger alors qu’il nous appartient en propre ». Après tout, L’homo numéricus a le choix de se laisser envahir d’écrans, de se laisser incarcérer dans une vie machinique, de se laisser dissoudre en agrégats de données exploitables comme de suffoquer sous les déchets miniers, de s’éroder dans une eau et un air contaminés voire d’acquiescer aux désastres humanitaires liés aux guerres pour l’accès aux ressources pour une nanoseconde de « connexion » de plus...

Comme il a le choix de prendre soin de ses facultés naturelles, dont le discernement, et de les entretenir plutôt que de s’en remettre à la logique autophage d’une mégamachine dysfonctionnelle qui précipite son anéantissement. Faute d’un « bon choix » éclairé à temps, il n’aura été qu’un nihiliste « miracle sans intérêt » (Jean Rostand) entre une phase d’expansion et de refroidissement du cosmos.

Mathieu Corteel, Ni dieu ni IA – une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle, La Découverte, 240 pages, 22 euros


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